Intervention en conclusion du séminaire international de la FICE (Fédération Internationale des Communautés Éducatives), Luxembourg, septembre 2001.

 

 

 

Je vais essayer de tenir la gageure : vous donner quelques éléments de réflexions dans le laps de temps qui nous reste, et qui ne seront d’ailleurs pas une conclusion à vos travaux mais qui au contraire risquent d’être autant d’occasions pour vous de rebondir sur toutes les questions que vous agitez depuis trois jours.

 

Pourquoi la question des droits des enfants dans nos écoles est-elle absolument centrale pour l’ensemble de nos systèmes éducatifs et pour l’avenir de nos sociétés ?

 

Je crois que le plus jeune de nos participants ici aura probablement mon âge au milieu du siècle qui vient de s’ouvrir. Et ce qui caractérise ce siècle qui s’ouvre, ce qui caractérise le monde qui attend les enfants actuellement à l’école, c’est une totale imprévisibilité.

Or jusqu’à présent l’éducation était pensée sur le mode de la transmission des savoirs, des savoir-faire, des générations précédentes aux générations suivantes. Le défi de l’école aujourd’hui c’est de proposer aux enfants de découvrir, d’inventer des solutions à un certain nombre de problèmes que nous avons été nous-mêmes incapables de résoudre. Il suffit de regarder le développement des technologies dans tous les domaines, de la biologie, de l’informatique, dans la physique également, dans l’agriculture, dans tous nos modes de vie habituels. Quand on regarde les prévisions des futurologues d’il y a une trentaine d’années, toutes ces prévisions se sont révélées fausses. Personne n’avait prévu Internet, et l’actualité immédiate récente d’il y a quelques jours [1] nous montre que là aussi le caractère d’imprévisibilité fait maintenant partie de notre horizon quotidien.

Et c’est d’autant plus important que nous sortons d’un siècle où nous avons découvert ceci : que l’école est devenue l’alliée des pires violences, que les auteurs des crimes et des génocides de ce siècle étaient tous d’anciens bons élèves, et que, par exemple, pour construire les fours crématoires, qui sont des outils techniques complexes, les ingénieurs auxquels on a fait appel étaient sortis des meilleurs écoles d’ingénieurs d’Allemagne. Alors vous voyez que la question de l’école se pose, après Auschwitz, Hiroshima et le Goulag, d’une manière radicalement nouvelle, telle qu’elle ne s’était jamais posée encore dans notre histoire.

 

Alors comment on fait ? Puisque nous savons que ce sont des gens instruits qui aujourd’hui encore sont auteurs, organisateurs, des pires violences qu’une bonne part de l’humanité a encore à subir ? Comment faire en sorte que les savoirs ne soient pas mis au service des pires violences ?

C’est l’enjeu : comment articuler, dans le quotidien de l’école, la construction des savoirs et l’institution de la loi ? J’enseigne dans un lycée de la banlieue nord de Paris avec des élèves qui viennent de toute la planète, qui sont de toutes les cultures, de toutes les religions. Et nous pouvons comprendre à quoi en effet sert l’école lorsque dans la même classe j’ai, par exemple, un turc musulman et un kurde, ou un garçon d’origine serbe et une fille d’origine bosniaque, même s’ils sont tous – ou presque – français. C’est dans ces situations qu’on comprend en effet ce qu’il en est du travail de construction de la citoyenneté mondiale, question que vous avez évoquée.

Comment articuler la construction des savoirs et l’institution de la loi ? Comment l’apprentissage des savoirs et des savoir-faire, l’accès à la culture, peut-il s’articuler à l’institution de la loi, c’est à dire non pas l’enseignement de la loi au sens où on l’enseignerait comme une discipline à côté des autres, mais par une mise en pratique de la loi et du droit dans les fonctionnements institutionnels même de l’école.

Comment peut-on mettre en pratique la loi dans l’école, dans le travail d’instruction lui-même, dans la structuration des rapports à l’espace, au temps, au travail, à l’argent, aux images, à la loi, c’est à dire, finalement, la structuration du rapport à l’autre. Comment permettre aux enfants de progressivement comprendre que tout autre est un autre moi-même, radicalement différent de moi et simultanément un autre moi-même. Et cette structuration des rapports à l’espace, au temps, au travail, à l’argent, à l’image, à la loi et à l’autre ne peut se faire que dans le respect des principes du droit, principes que nous avons appris progressivement au cours de notre histoire à considérer comme indiscutables, principes qui peuvent s’appliquer dans les procédures institutionnelles elles-mêmes.

Je prends un exemple très simple, qui vient d’agiter la discussion à l’instant, sur les questions de l’évaluation et de la validation des savoirs acquis. Il y a un principe du droit indiscutable sans lequel il ne peut pas y avoir de justice : nul ne peut être juge et partie. La discussion qui vient d’avoir lieu sur la question de l’évaluation et de la validation des savoirs portait beaucoup plus sur la justesse de nos systèmes d’évaluation : or cette question de la justesse de l’évaluation est secondaire par rapport à la première question, celle de la justice de l’évaluation. Je ne sais pas si les interprètes peuvent traduire cette nuance entre justesse et justice, mais je crois que c’est assez important de comprendre qu’à côté des problèmes techniques de la validité de la notation se pose la question de savoir qui note. Qui note ? Parce que si, dans la classe, quand je suis élève, à chaque fois que je dis quelque chose, si ce que j’exprime risque de se retourner contre moi dans un jugement que le professeur portera sur mon expression orale ou écrite, sur la rédaction de mes travaux, alors à ce moment-là je serai commandé non pas par les exigences de la recherche de la vérité mais par ce jeu de devinette, qui consiste à essayer de deviner précisément ce que le professeur a derrière la tête, ce que je dois restituer si je veux obtenir une « bonne note ». Autrement dit ce qui fait le sens même de l’école, se confronter aux exigences extraordinairement complexes de la recherche de la vérité dans les sciences, de la beauté dans les arts, de l’efficacité dans les techniques, va se trouver perverti en exigences de conformité à l’égard de ce que le maître attend de moi ou de ce que je crois que le maître attend de moi. Donc vous voyez que si on se réfère à ce principe fondamental du droit, qui fonde tous nos systèmes juridiques, selon lequel nul ne peut être juge et partie, alors en effet le professeur ne peut plus juger ses propres élèves. Et donc il a d’abord un rôle d’entraîneur, il a un rôle de « supporteur » de ses élèves et non pas un rôle de juge.

Cependant, bien sûr, il faut bien que les savoirs et les savoir-faire acquis soient validés d’une manière ou d’une autre ! Mais par d’autres experts que ceux qui enseignent aux élèves. Vous comprenez bien que si je prends l’avion je tiens absolument à ce que le pilote ait eu son diplôme sérieusement : si on vient me dire, mais vous savez, c’est un garçon qui a des difficultés, des problèmes, ses parents sont en train de divorcer, il est amoureux etc., je réponds, permettez : je suis dans l’avion ! Et quand je vais voir mon médecin c’est la même chose. Donc cette validation externe des savoirs et compétences doit être impérativement distinguée de l’évaluation pédagogique interne au travail de la classe.

 

Ça me permet d’en arriver à ces cinq propositions que je formule et qui sont déjà d’ailleurs présentes pour une large part dans la résolution que vous venez de discuter. Il y a en effet cinq grandes lignes de travail, de mise à l’action, qui se dessinent pour nous dans nos systèmes éducatifs.

D’abord instituer dans les établissements scolaires une instance de médiation et de jugement. Nul ne peut se faire justice à soi-même, et donc il est important, lorsqu’il y a des comportements déviants par rapport au règlement, la loi, que ce ne soit pas la victime de ce comportement qui décide en même temps de la punition. Alors ce n’est pas seulement de la médiation. On en parlait à l’instant. Mais il ne peut pas y avoir « neutralité » entre le professeur qui dit à sa classe (exemple que vous avez rapporté tout à l’heure) : « C’est la classe la plus nulle que j’ai eu de toute ma carrière et heureusement je prends ma retraite à la fin de l’année ! », et les élèves qui, une infime minorité d’entre eux d’ailleurs le plus souvent, protestent contre ces injures publiques qui sont formulées à leur égard. Il n’y a pas de neutralité possible ici, si un professeur injurie collectivement sa classe il enfreint le code pénal et il n’y a pas de neutralité à maintenir entre celui qui insulte et l’insulté, entre le bourreau et la victime, entre le violeur et le violé. Donc il faut faire extrêmement attention que ces instances de médiation ne renforcent pas chez les élèves le sentiment d’impuissance et de résignation. Ce n’est pas la violence, ce n’est pas l’agressivité chez les jeunes qui est inquiétante, c’est leur immense capacité de résignation et de passivité à l’égard de situations qui sont institutionnellement intolérables. En tout cas, ces situations institutionnelles sont contraires, trop souvent, aux principes élémentaires du droit qui forment notre société.

 

Deuxième proposition : distinguer, tous les moyens sont à inventer, l’évaluation pédagogique interne au travail de la classe et la validation externe des compétences, des savoirs, des savoir-faire acquis. Séparer donc les rôles d’entraîneur et de juge, inventer donc les moyens institutionnels de cette séparation des pouvoirs.

Troisième proposition : la réorganisation des cursus. Aujourd’hui nous savons bien quels sont les enjeux scientifiques et techniques des développements de notre monde et donc ça impose une réorganisation complète des cursus. Aujourd’hui à chaque étape, l’enfant est obligé de renoncer à une part de ses potentialités : privation des dimensions de la culture technique chez les élèves orientés vers les études longues, littéraires ou scientifiques, privation de la dimension artistique, littéraire, culturelle pour les futurs forçats des mathématiques et de la haute technologie, et privation des informations scientifiques nécessaires aux citoyens d’aujourd’hui pour que dans notre démocratie le pouvoir de décision continue d’appartenir à l’ensemble des citoyens et pas seulement aux experts, qui prétendent décider à notre place de ce qui est bien pour nous. Réorganisation des cursus, crédit éducation, possibilité pour un élève de s’intéresser simultanément la même année scolaire à l’archéologie égyptienne, à l’électronique et de jouer de la flûte, ce qui est impossible dans les arbres de choix que proposent aujourd’hui l’ensemble de nos systèmes éducatifs.

Quatrième proposition : à propos du débat entre services publics et institutions privées, avec à l’horizon la menace que fait peser la marchandisation des savoirs et la commercialisation de l’école. Je crois qu’il serait du rôle de l’État, des États que de définir des « cahiers des charges » extrêmement précis, garantissant par exemple l’égalité des ressources financières entre les établissements, par élève et selon les filières, par exemple aussi garantissant le statut des enseignants, les programmes et surtout les méthodes pédagogiques qui permettent aux enfants de s’approprier les significations données au monde et à l’histoire par les générations qui ont précédé, d’entrer à leur tour dans la construction des savoirs, la création culturelle et l’institution de la loi. Et bien entendu les États devraient se donner les moyens de contrôler effectivement l’application de ces cahiers des charges, avec sanctions prévues à la clé pour toute institution éducative, privée, publique ou associative qui ne les respecterait pas.

Cinquième proposition : je fais, probablement comme un bon nombre d'entre vous, un métier absolument impossible. Nous sommes absolument certains que quotidiennement nous commettons des erreurs, nous nous trompons… J’ai 150 élèves cette année, en classe terminale, des garçons et des filles de 16 à 20 ans et il est absolument impossible de prétendre maîtriser ce qui se passe dans une classe ordinaire d’une vingtaine ou trentaine d’élèves. Et donc en effet, la formation continue des enseignants devient une nécessité impérative. Si dans mon temps de travail, si dans mon temps de service, je ne peux pas rencontrer mes pairs, mes égaux, mettre avec eux sur la table tout ce qui m’arrive dans la classe et à quoi je ne comprends rien, mettre au jour ces pulsions plus ou moins obscures qui peuvent m’agiter devant ces garçons et ces filles dans la fleur de l’adolescence et de la jeunesse et qui réveillent en moi ma propre immaturité, alors je ne peux pas assumer les exigences et les risques de ce métier impossible. Il faut absolument en effet qu’il y ait ces moments de contrôle, au sens anglais du terme, qui me permettent de me contrôler, de reconnaître mes erreurs et d’en assumer les conséquences. Groupe de formation réciproque et de soutien, formation continue dans le temps de travail même des enseignants, pour assumer l’impossibilité de cette tâche.

 

Pour conclure, je crois qu’il y a deux enjeux majeurs qui ne se séparent pas l’un de l’autre :

 

Le premier : les savoirs, la culture. À quoi sert l’école ? Que font les adultes à l’égard des enfants lorsqu’ils leur offrent l’école ? Je crois que, d’une part, l’école invite les enfants à s’approprier, je l’ai dit, les significations données au monde et à l'histoire par les générations qui ont précédé, rôle essentiel de conservation (l’école est conservatrice, oui, d’une certaine manière), à s’inscrire dans des filiations culturelles, historiques et universelles et, d’autre part, (et vous voyez qu’ici on ne peut absolument pas séparer ces deux dimensions, sans les dénaturer l’une et l’autre, c’est comme le recto et le verso d’une feuille de papier) si l’école est essentiellement conservatrice, elle est aussi essentiellement révolutionnaire c’est à dire qu’elle doit habituer les enfants à s’affronter à l’imprévisible du monde qui les attend, à ne pas se soumettre aux prétendues fatalités de la guerre et de la violence. Entrez, disons-nous aux enfants, entrez à votre tour dans cette création culturelle. Entrez à votre tour dans l’aventure des techniques, des arts et des sciences. Dans les sciences, par exemple, eh bien les physiciens aujourd’hui ne savent toujours pas de quoi ils parlent quand ils parlent de la lumière, les biologistes ne savent toujours pas de quoi ils parlent quand ils parlent de la vie ! Nous sommes devant des questions où nous sommes infiniment plus ignorants que savants. La totalité des savoirs de l’humanité, nous dit-on, double à peu près tous les quatre ans. Ce que la totalité de l’humanité sait en l’an 2000 est le double de ce qu’elle savait en 1996, le quadruple de ce qu’elle savait en 1992 ! C’est la première fois dans notre histoire où les savoirs augmentent infiniment plus vite que le renouvellement des générations. Donc voilà la double mission de l’école : appropriez-vous les significations données au monde et à l’histoire par les générations qui ont précédé et entrez à votre tour dans ce travail pour essayer de résoudre les questions que nous avons nous-mêmes été incapables de résoudre !

Et en ce qui concerne la culture, je crois que l’école peut permettre aux enfants de découvrir comment on peut retourner les formes les plus extrêmes de la violence dans les plus hautes formes de la culture. Un de mes élèves racontait il y a peu de temps un très grave incident qui s’était produit dans sa cité ou une fille avait été violée. Elle avait porté plaine, la plainte n’avait pas eu de suites et le grand frère et ses amis avaient retrouvé le violeur et s’étaient vengés. Ils sont actuellement pour deux d’entre eux, en détention provisoire en attendant le jugement sous les chefs d’inculpation d’enlèvement, séquestration, tortures, actes de barbarie et viol… Cet élève a écrit un texte où il raconte cette histoire[2]. Le rôle de n’importe quel citoyen ordinaire est d’expliquer aux jeunes que nul ne peut se faire justice à soi-même, à condition que les procédures judiciaires permettent que justice soit rendue. Mais le rôle spécifique de l’école est aussi de faire comprendre que cette histoire est une histoire millénaire : Hélène était-elle « consentante », enlevée et violée par Paris ? Il s’en est suivi dix ans d’une guerre des plus sauvages que l’humanité ait connue. Et de cette guerre Homère écrit le poème, que nous lisons toujours et qui est publié en livre de poche, que l’école offre à tous les enfants.

Grâce à l’école, nous pouvons apprendre aux enfants à transformer les pulsions les plus destructrices qui nous habitent tous en énergie créatrice. De quoi parle Racine, de quoi parle Homère, de quoi parlent Shakespeare, Mozart et Goya ? de meurtres, de guerres, de tortures, de viols, d’incestes, d’inhumanités et ils en parlent dans les formes les plus élevées que nous ayons inventés dans notre culture jusqu’à présent

 

Deuxième enjeu, la loi.

Comment l’école peut-elle permettre aux enfants de découvrir que la loi est l’outil de la liberté ? La loi est l’outil de ma liberté et non pas limite à ma liberté parce que ma liberté peut s’articuler à celle de l’autre. Et donc je crois que le défi est de permettre aux enfants dans le quotidien de l’école le plus à ras de terre de découvrir que ma liberté – contrairement à ce qu'on dit très souvent – ne s’arrête pas là où commence celle de l’autre mais qu’elle commence là où commence celle de l’autre : dans les structures pédagogiques coopératives, je peux découvrir qu’en articulant nos libertés nous allons créer les conditions pour nous donner ensemble plus de joie dans le travail de la création culturelle, la découverte des cultures du monde entier et l’appropriation des outils de la raison humaine.

Je l’ai dit tout à l’heure : quand j’entre en classe j’ai peur parce qu’ils sont 20 ou 25, 35… et alors je peux être tenté de confondre mon pouvoir sur le groupe avec les exigences de l’exercice de mon autorité dans le groupe. Autorité, c’est-à-dire autoriser, transmettre, créer. Autoriser : permettre aux élèves de devenir auteurs à leur tour. Et si j’arrive à ne pas confondre ces deux comportements contradictoires  que sont l’exercice du pouvoir sur et l’autorité dans, peut être alors les élèves vont-ils comprendre qu’il y a une contradiction essentielle entre se soumettre à quelqu’un et obéir, d’une part à la loi et d’autre part aux exigences extraordinairement complexes de la construction des savoirs.

 

Ils apprendront que celui qui se soumet n’obéit pas en réalité et que celui qui obéit marche avec les autres – c’est le sens étymologique d’obéir – et en effet, il ne se soumet pas du tout. Ce qui pourra peut-être permettre aux enfants de découvrir l’essentiel de la relation humaine, au sens éthique le plus profond : on peut le découvrir très concrètement quand, par exemple, on est débordé par les tâches multiples qu’appelle le groupe-classe et qu’un élève demande un renseignement alors que nous sommes occupés avec un autre groupe d’élèves et qu’on le renvoie à un de ses camarades (« Va demander à un tel, lui, il sait faire, il va t’expliquer ») ; quelquefois l’élève qui doit aider son camarade n’est pas très content parce que… : « Il n’a qu’à bosser, il n’a qu’à travailler, il est débile, il ne comprend rien, on m’oblige à faire un certain nombre de choses… » Et je réponds à l’élève qui refuse d’aider l’autre : « Je ne te demande pas ton avis, tu vas l’aider, parce que sinon tu seras mis en examen pour non-assistance à personne en danger ! » C’est un principe du droit indiscutable. « Et deuxièmement peut-être qu’en aidant ton camarade, tu vas découvrir ceci : que quand tu expliques quelque chose à quelqu’un d'autre, tu te l’appropries toi-même, tu le sais beaucoup mieux après l’avoir expliqué à quelqu’un d’autre qu’avant de l’avoir transmis. » Et donc, à l’école, on peut (on doit !) découvrir ceci : je ne peux réellement m’approprier que ce que je donne. Autrement, dit dans la transmission même des savoirs, dans le cours de mathématiques, dans l’atelier d’électronique, dans le cours d’histoire, de biologie, etc., je vais découvrir que je ne peux m’approprier que ce que je partage, je ne peux posséder que ce que je donne. Et alors vous voyez ici l’exigence radicale de résistance qui est la nôtre dans l’école, par rapport à toutes les logiques extérieures de la prédation, de l’appropriation, du « moi d’abord et les autres après » [3], des jeux meurtriers de prestance, de rivalités, de concurrence et de guerre. Si on est fidèle aux finalités de l’école, alors nous heurtons de front toutes les logiques économiques et institutionnelles actuelles, y compris celles de l’école telle qu’elle fonctionne encore, qui oblige l’élève à réussir contre les autres et non pas avec les autres. Et nous prenons alors conscience des enjeux éthiques et politiques de notre travail pour que l’école soit l’école.

 

Je vous remercie.



[1] Allusion aux attentats du 11 septembre 2001 à New-York et Washington.

[2] Le texte de Nordine est disponible dans le texte de ma conférence « Un enseignement philosophique est-il possible aujourd’hui ? », séminaire Déconstruire le social : pourquoi l’école ?, Saül Karsz, 11 juin 2001, www.bernard-defrance.net

[3] « Après vous, je vous en prie… » : les exigences originaires de la politesse sont aussi des exigences politiques.