pour imprimer le texte
Vol Paris - Bamako annulé pour cause de violences lors d’une expulsion

 

 

 

 

Instruction civique ? Vraiment ?

 

Ainsi, dans les nouveaux programmes de l’école primaire, les principes de la morale et l’importance de la règle de droit sont notamment prĂ©sentĂ©s au travers de maximes (« la libertĂ© de l’un s’arrĂŞte lĂ  oĂą commence celle d’autrui ») ou d’adages juridiques tels que « nul n’est censĂ© ignorer la loi » (extraits du dossier de presse du ministère). Excellentes intentions et dĂ©sastre prĂ©visible en ce qui concerne l’intĂ©riorisation des exigences du vivre-ensemble par les enfants.

 

La maxime d’abord : il s’agit lĂ  d’une de ces bĂŞtises très ordinaires que nous infligeons aux enfants dès que le dĂ©ploiement de leurs Ă©nergies nous dĂ©range. Cette prĂ©tendue maxime entĂ©rine, d’une part, la confusion entre l’exercice de la libertĂ© structurĂ© par la loi et le dĂ©ploiement de la pulsion dans son immĂ©diatetĂ©, et, d’autre part, la rĂ©signation Ă  l’état de rapports de forces et de violences entre les individus. Si ma libertĂ© devait s’arrĂŞter au lieu oĂą commencerait celle de l’autre, il y aurait inĂ©vitablement frictions aux frontières et nous serions dans la guerre des territoires, et comme un enfant ne peut grandir qu’à accroĂ®tre ses prises sur le monde, son autonomie, c’est-Ă -dire ses libertĂ©s, lui infliger cette pseudo-maxime revient Ă  le persuader qu’il ne peut en effet accroĂ®tre sa libertĂ© qu’au dĂ©triment de celle d’autrui, surtout si, par un surcroĂ®t de bĂŞtise accablante de la part de gens supposĂ©s instruits, on prĂ©tend lui faire apprendre la maxime par cĹ“ur ! Ne pas s’étonner des rĂ©sultats de cette bĂŞtise meurtrière tels qu’on peut les constater dans les cours de rĂ©crĂ©ation, dans les classes elles-mĂŞmes, sur les plateaux de tĂ©lĂ©vision, dans la guerre des bandes de quartier et celle des cabinets financiers Ă  l’échelle de la planète. Envisager l’exercice de la libertĂ© comme on envisage la conquĂŞte de parts de marchĂ© revient Ă  promouvoir la pulsion de mort comme mode de rapports entre les hommes, puisque la concurence veut d’abord la mort de l’autre. Et la vocation de l’école n’est pas de former des tueurs.

 

En rĂ©alitĂ©, la mission de l’école est (devrait ĂŞtre) de faire dĂ©couvrir aux enfants, par la mise en pratique de la loi, que cette loi permet (devrait permettre) l’articulation de nos libertĂ©s, que Ă  deux, Ă  plusieurs, on acquiert plus de pouvoirs et de capacitĂ©s d’action que tout seul, que les plaisirs solitaires n’ont en effet qu’un temps, et que donc nos libertĂ©s peuvent s’accroĂ®tre les unes des autres, s’allier dans la transmission de la vie, dans l’appropriation et la crĂ©ation culturelle, dans la recherche ensemble des solutions aux immenses problèmes Ă  rĂ©soudre que nĂ©cessite de plus en plus l’état de la planète. Et enfin que l’idĂ©e mĂŞme d’une libertĂ© qui « s’arrĂŞterait Â» est parfaitement idiote : jusques et y compris dans le domaine de la crĂ©ation humaine le plus tenu Ă  des règles rigoureuses et incontournables, la mathĂ©matique, il s’invente Ă  peu près, nous dit-on, trois cents nouveaux thĂ©orèmes chaque annĂ©e ; et pour prendre un autre exemple : une fois que j’ai passĂ© des annĂ©es sur les règles du solfège et Ă  dĂ©velopper mon habiletĂ© au clavier, je peux faire ce que je veux avec mon piano, sans limite. Mais rien ne m’oblige Ă  travailler la mathĂ©matique ou le piano, rien ne m’oblige Ă  vouloir cuisiner un lièvre Ă  la royale (comptez trois jours au moins), ou Ă  jouer au rugby, ou Ă  me plonger dans les mystères de l’atome ou ceux de l’inconscient. Qu’un ancien doyen de l’inspection gĂ©nĂ©rale (et qui donc fut garant de la qualitĂ© de notre enseignement), devenu ministre, cède Ă  la bĂŞtise dĂ©magogique que constitue cette pseudo-maxime est tout particulièrement accablant quant Ă  ce que cela rĂ©vèle (mais on le savait dĂ©jĂ  bien sĂ»r, au moins depuis Rabelais et Montaigne...) de dĂ©calage possible entre instruction et intelligence. L’école devrait (et c’est heureusement ce qui se passe - quand mĂŞme ! - dans de nombreuses classes aux pĂ©dagogies actives et coopĂ©ratives) permettre Ă  l’enfant devenant Ă©lève, s’élevant, de dĂ©couvrir que sa libertĂ© commence au moment oĂą commence celle de l’autre, par fĂ©condation rĂ©ciproque : dĂ©couverte permettant de sortir, par l’instruction, de la violence.

 

L’adage ensuite : en effet, nul n’est censĂ© ignorer la loi, c’est-Ă -dire que, dès lors que son action implique autrui, nul ne peut ignorer qu’une loi va structurer l’articulation des libertĂ©s ; mais ce principe ne vaut pleinement qu’à partir de la majoritĂ© civique, civile et pĂ©nale : on ne saurait exiger des enfants qu’ils sachent dĂ©jĂ  ce qu’ils viennent prĂ©cisĂ©ment apprendre Ă  l’école. Ce qui explique le sens d’un autre « adage Â» : toute infraction (contravention, dĂ©lit ou crime) commise par un mineur est moins lourdement punie que si elle est commise par un majeur ; que l’on discute de l’application du principe de l’excuse de minoritĂ© ne remet pas en cause le principe lui-mĂŞme ; et donc il importe de s’interroger sur la rĂ©alitĂ© de ce qui se passe dans notre Ă©cole lorsqu’effectivement des infractions y sont commises par des majeurs ou par des mineurs.

 

L’affaire dite de « la gifle de Berlaimont Â» en fournit un exemple Ă©clairant : dans l’ordre chronologique, dĂ©sobĂ©issance de l’élève (qui n’obtempère pas assez vite Ă  l’ordre de ranger sa table), voies de fait du professeur (qui jette les affaires au sol), protestation de l’élève, placage de l’élève au mur (premières violences physiques exercĂ©es par le professeur), injure adressĂ©e au professeur par l’élève (mineur), gifle violente qui fait chuter au sol l’élève (11 ans...), violence physique exercĂ©e contre l’élève par le professeur (majeur) : injure « aggravĂ©e Â» puisque s’adressant Ă  une personne investie d’une fonction d’autoritĂ©, violence « aggravĂ©e Â» puisqu’exercĂ©e par un majeur ayant autoritĂ© sur un mineur ; et l’élève traĂ®nĂ© au bureau (troisièmes violences physiques), sommĂ© d’écrire un mot d’excuses et de reconnaissance de culpabilitĂ© (pressions psychologiques et chantage) et enfin tentative du professeur d’étouffer l’affaire en demandant Ă  toute la classe de garder le secret sur l’incident (subornation de tĂ©moins). Il sera extrĂŞmement intĂ©ressant de voir quelles seront les suites disciplinaires et judiciaires, mais on peut d’ores et dĂ©jĂ  relever que le ministre de l’éducation et le premier ministre ont dĂ©jĂ  pris publiquement la dĂ©fense du professeur, transgressant par lĂ -mĂŞme l’article 434.16 du code pĂ©nal qui rĂ©prime « la publication, avant l’intervention de la dĂ©cision juridictionnelle dĂ©finitive, de commentaires visant Ă  exercer des pressions en vue d’influencer (...) la dĂ©cision des juridictions d’instruction ou de jugement Â» (six mois d’emprisonnement et 8 000 â‚¬ d’amende).

Et on peut aussi se demander ce qu’il se serait passĂ© si, Ă  supposer le rapport des forces physiques entre les protagonistes rĂ©Ă©quilibrĂ©, un Ă©lève avait balancĂ© les affaires du professeur par terre, l’avait plaquĂ© au mur en rĂ©ponse Ă  ses protestations, giflĂ© en rĂ©ponse Ă  une injure, traĂ®nĂ© au sol en exigeant des excuses (Ă©crites !), et exercĂ© des pressions et des menaces sur ses camarades pour qu’ils gardent le silence : pour beaucoup moins que ça des Ă©lèves se sont retrouvĂ©s devant le parquet des mineurs, et parfois en dĂ©tention provisoire et condamnĂ©s, et en tout cas exclus dĂ©finitivement de l’établissement, le tout bien sĂ»r après le rituel « droit de retrait Â» des professeurs ou la grève pour plus de « moyens Â»... Et il est vrai aussi que, en d’autres zones de notre système Ă©ducatif, les cas ne manquent pas oĂą des professeurs subissant des chahuts abominables, ou des menaces rĂ©itĂ©rĂ©es, se voient lâchement abandonnĂ©s Ă  leur sort par les collègues et la hiĂ©rarchie. Dans l’affaire de l’élève condamnĂ© Ă  treize ans de prison pour tentative de meurtre sur sa professeure, par exemple, les alertes rĂ©pĂ©tĂ©es de la professeure Ă  sa hiĂ©rarchie n’avait pas Ă©tĂ© suivies d’effets, si bien qu’elle s’était crue finalement obligĂ©e de convoquer la mère : or, on ne doit pas « convoquer Â» les parents d’un Ă©lève majeur sans son accord prĂ©alable. LĂ  aussi la loi est bafouĂ©e pour de très nombreux Ă©lèves en lycĂ©e qui continuent Ă  ĂŞtre traitĂ©s en mineurs, malgrĂ© les dĂ©cisions de la justice administrative jusqu’au Conseil d’Etat, dans les trop rares cas oĂą des Ă©lèves ont fait valoir leurs droits.

 

Il est probable que le ministre n’a pas vraiment mesurĂ© les consĂ©quences du rappel des principes, en effet incontournables, du droit. Pourquoi s’arrĂŞter Ă  celui proposĂ© ? D’autres principes fondent tout aussi bien nos relations Ă  autrui et l’ensemble de ces principes structure l’articulation de nos libertĂ©s. Or qu’en est-il, dans les faits, Ă  l’école, de leur application par les adultes ? Quelques exemples seulement qui renverront chacun Ă  ses expĂ©riences personnelles, Ă  son « chagrin d’école Â» :

 

- La loi est la mĂŞme pour tous : certes… Mais que se passe-t-il, dans les faits, quand un Ă©lève arrive en retard et quand le professeur arrive en retard ? DĂ©risoire ? Pas sĂ»r ! Le sentiment du « deux poids, deux mesures Â» est très tĂ´t ressenti par les enfants, et ce sont les actes ici qui font sens, plus que les cours et discours, fussent-ils traduits en « maximes Â» calligraphiĂ©es en pleins et dĂ©liĂ©s au tableau tous les matins... Et on peut aussi se livrer Ă  un petit calcul dont devraient ĂŞtre capables nos Ă©lèves de primaire : le procureur de Pontoise, au cours d’une audience de comparution immĂ©diate, a traitĂ© un jeune, traĂ®nĂ© devant le tribunal pour avoir ramassĂ© sur le trottoir bijoux et montres Ă©chappĂ©s d’une vitrine brisĂ©e (il n’était pas accusĂ© d’avoir brisĂ© la vitrine mais seulement d’avoir ramassĂ©...) lors des violences de Villiers-le-Bel, de « vautour Â» (ce magistrat semble ignorer par ailleurs que le vautour est un rapace protĂ©gĂ© et extrĂŞmement utile, mais, bref ! passons...), et il rĂ©clamait dix mois de prison ferme ; dans sa mansuĂ©tude, le tribunal en a infligĂ© trois (fermes) ; le calcul auquel on peut procĂ©der est le suivant : Ă©valuons, approximativement, Ă  la louche, le butin (qui n’a pas profitĂ© longtemps...) Ă  2 600 euros ; rapprochons cette somme de la somme dĂ©tournĂ©e en liquide Ă  des fins jusqu’ici non Ă©claircies (mais en tout cas le butin n’a pas encore Ă©tĂ© retrouvĂ©) par un certain très haut responsable du MEDEF, soit 26 millions d’euros ; si 2 600 euros valent trois mois de prison, combien vaudront les 26 millions ? La loi est la mĂŞme pour tous ? Vraiment ?

 

- Nul ne peut ĂŞtre mis en cause pour un comportement qui ne porte tort, strictement, qu’à lui-mĂŞme : le suicide ne relève plus du code pĂ©nal, mais... qu’arrive-t-il Ă  l’élève qui dort sur sa table et ne dĂ©range personne ? Ă  celui qui ne s’intĂ©resse pas ? Ă  celui qui n’apprend pas ses leçons ? Que de fois les Ă©lèves sont-ils punis pour « mauvais Â» rĂ©sultats ? C’est d’ailleurs ce rĂ©gime de pĂ©nalisation des apprentissages, oĂą une note n’est pas basse ou Ă©levĂ©e mais mauvaise ou bonne, oĂą une tâche Ă  accomplir devient un devoir et un Ă©lève bon ou mauvais, qui a Ă©tĂ© relevĂ© par les experts de l’OCDE (voir les rĂ©sultats de la dernière enquĂŞte PISA) comme l’une des principales causes de la baisse des performances de notre système Ă©ducatif : il n’y a aucune vraie instruction possible, ni transmission morale et culturelle, dans le chantage aux notes et aux punitions.

 

- Nul ne peut ĂŞtre mis en cause pour un acte qu’il n’a pas commis : qu’en est-il, dans les faits, des punitions collectives ? Interdites explicitement, enfin, par les textes de juillet 2000 sur les procĂ©dures disciplinaires, elles ont Ă©tĂ© rĂ©tablies par l’actuel premier ministre lorsqu’il Ă©tait en charge de l’éducation, par voie de circulaire ! Excellent moyen de fabriquer de futurs coupables : « Puisque je suis puni alors que je n’ai rien fait, la prochaine fois au moins ce sera pour quelque chose ! Â», mais il est vrai que beaucoup ont besoin de ces « coupables Â» (ou « racailles Â», ou « sauvageons Â») pour continuer Ă  pĂ©rorer et se sentir exister, politiquement.

 

- Nul ne peut se faire justice Ă  lui-mĂŞme : si le professeur punit lui-mĂŞme l’élève qui, par exemple, l’a injuriĂ©, la punition ne peut pas alors ĂŞtre perçue comme l’effet lĂ©gal d’un comportement illĂ©gal mais seulement comme la vengeance de celui dont l’autoritĂ© a Ă©tĂ© bafouĂ©e ; certes, le professeur doit, comme n’importe quel citoyen et dans la limite de ses moyens, interrompre la commission d’une infraction, mais le policier (fonction qui appartient de droit Ă  tout citoyen) arrĂŞte le dĂ©linquant, il ne le juge pas ni ne le punit.

 

- Nul ne peut ĂŞtre juge et partie : … sauf Ă  l’école ! OĂą c’est le mĂŞme qui enseigne et qui juge ensuite des rĂ©sultats de son propre enseignement, ce qui, non seulement interdit la construction de la citoyennetĂ©, mais pervertit l’instruction des savoirs elle-mĂŞme, puisqu’alors les exigences de la recherche de la vĂ©ritĂ© se trouvent remplacĂ©es par celles de la conformitĂ© : « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir mettre sur cette copie qui va “ faire bien â€ť et me permettra d’avoir une bonne note ? â€“ Surtout ne pas oublier de citer dans la bibliographie de ma thèse tel bouquin parfaitement nul mais dont l’auteur est copain d’un de ceux qui siègent au jury... ! Â» Apprentissage continu, quinze ans durant au moins, de la soumission, de l’hypocrisie, pour ne pas dire de la prostitution… Qu’est-ce qui motive la rĂ©ussite scolaire, exactement ? Passer de l’autre cĂ´tĂ© du manche ? Il se trouve que quelques-uns rĂ©sistent parfois Ă  ce modèle de prĂ©tendue rĂ©ussite scolaire et sociale, et parfois violemment… Peut-on leur donner entièrement tort ? Heureusement beaucoup aussi, malgrĂ© l’école, se lancent dans les aventures infinies des techniques, des arts et des sciences, sans ĂŞtre dupes de leur « rĂ©ussite Â».

 

- Le citoyen obĂ©it Ă  la loi parce qu’il la fait avec les autres citoyens : oĂą et quand les futurs citoyens peuvent-ils apprendre progressivement Ă  « faire la loi Â», parler, au lieu de s’injurier et de se taper dessus, faire parlement avec les autres ?  A l’école on apprend Ă  se soumettre Ă  quelqu’un et non Ă  obĂ©ir Ă  la loi dont ce quelqu’un est, momentanĂ©ment et par dĂ©lĂ©gation, porteur ; et donc rĂ©ussir Ă  l’école c’est apprendre, non pas Ă  obĂ©ir doublement aux exigences extraordinairement complexes des savoirs et aux obligations sociales qui permettent l’exercice de la libertĂ©, mais Ă  se soumettre, de sorte qu’ensuite on puisse soumettre les autres, grâce aux diplĂ´mes acquis… Se soumettre : se mettre dessous, s’abaisser, si c’est cela qu’on exige des Ă©lèves appelĂ©s Ă  s’élever, il n’y a plus d’école. Les orientations actuelles du ministre dĂ©truisent l’école dans ses dimensions savantes, morales et Ă©thiques les plus fondamentales. Mais il est vrai que ses prĂ©dĂ©cesseurs avaient dĂ©jĂ  bien entamĂ© ce travail, notamment deux d’entre eux qui se croyaient l’un savant et l’autre philosophe...

 

Faire apprendre Ă  l’école les principes du droit ? Chiche ! Et peut-on Ă©galement se demander s’il ne serait pas temps, bientĂ´t vingt ans après sa ratification, d’y respecter la Convention Internationale des Droits de l’Enfant, notamment en ses articles 12 Ă  15 ? Que les adultes commencent par donner l’exemple du respect de la loi avant de l’exiger des enfants.

 

Bernard Defrance, professeur de philosophie retraité,

Livry-Gargan, le 2 mars 2008.

 


pour imprimer le texte