Instruction civique ? Vraiment ?

 

Ainsi, dans les nouveaux programmes de l’école primaire, les principes de la morale et l’importance de la règle de droit sont notamment présentés au travers de maximes (« la liberté de l’un s’arrête là où commence celle d’autrui ») ou d’adages juridiques tels que « nul n’est censé ignorer la loi » (extraits du dossier de presse du ministère). Excellentes intentions et désastre prévisible en ce qui concerne l’intériorisation des exigences du vivre-ensemble par les enfants.

 

La maxime d’abord : il s’agit là d’une de ces bêtises très ordinaires que nous infligeons aux enfants dès que le déploiement de leurs énergies nous dérange. Cette prétendue maxime entérine, d’une part, la confusion entre l’exercice de la liberté structuré par la loi et le déploiement de la pulsion dans son immédiateté, et, d’autre part, la résignation à l’état de rapports de forces et de violences entre les individus. Si ma liberté devait s’arrêter au lieu commencerait celle de l’autre, il y aurait inévitablement frictions aux frontières et nous serions dans la guerre des territoires, et comme un enfant ne peut grandir qu’à accroître ses prises sur le monde, son autonomie, c’est-à-dire ses libertés, lui infliger cette pseudo-maxime revient à le persuader qu’il ne peut en effet accroître sa liberté qu’au détriment de celle d’autrui, surtout si, par un surcroît de bêtise accablante de la part de gens supposés instruits, on prétend lui faire apprendre la maxime par cœur ! Ne pas s’étonner des résultats de cette bêtise meurtrière tels qu’on peut les constater dans les cours de récréation, dans les classes elles-mêmes, sur les plateaux de télévision, dans la guerre des bandes de quartier et celle des cabinets financiers à l’échelle de la planète. Envisager l’exercice de la liberté comme on envisage la conquête de parts de marché revient à promouvoir la pulsion de mort comme mode de rapports entre les hommes, puisque la concurence veut d’abord la mort de l’autre. Et la vocation de l’école n’est pas de former des tueurs.

 

En réalité, la mission de l’école est (devrait être) de faire découvrir aux enfants, par la mise en pratique de la loi, que cette loi permet (devrait permettre) l’articulation de nos libertés, que à deux, à plusieurs, on acquiert plus de pouvoirs et de capacités d’action que tout seul, que les plaisirs solitaires n’ont en effet qu’un temps, et que donc nos libertés peuvent s’accroître les unes des autres, s’allier dans la transmission de la vie, dans l’appropriation et la création culturelle, dans la recherche ensemble des solutions aux immenses problèmes à résoudre que nécessite de plus en plus l’état de la planète. Et enfin que l’idée même d’une liberté qui « s’arrêterait » est parfaitement idiote : jusques et y compris dans le domaine de la création humaine le plus tenu à des règles rigoureuses et incontournables, la mathématique, il s’invente à peu près, nous dit-on, trois cents nouveaux théorèmes chaque année ; et pour prendre un autre exemple : une fois que j’ai passé des années sur les règles du solfège et à développer mon habileté au clavier, je peux faire ce que je veux avec mon piano, sans limite. Mais rien ne m’oblige à travailler la mathématique ou le piano, rien ne m’oblige à vouloir cuisiner un lièvre à la royale (comptez trois jours au moins), ou à jouer au rugby, ou à me plonger dans les mystères de l’atome ou ceux de l’inconscient. Qu’un ancien doyen de l’inspection générale (et qui donc fut garant de la qualité de notre enseignement), devenu ministre, cède à la bêtise démagogique que constitue cette pseudo-maxime est tout particulièrement accablant quant à ce que cela révèle (mais on le savait déjà bien sûr, au moins depuis Rabelais et Montaigne...) de décalage possible entre instruction et intelligence. L’école devrait (et c’est heureusement ce qui se passe - quand même ! - dans de nombreuses classes aux pédagogies actives et coopératives) permettre à l’enfant devenant élève, s’élevant, de découvrir que sa liberté commence au moment où commence celle de l’autre, par fécondation réciproque : découverte permettant de sortir, par l’instruction, de la violence.

 

L’adage ensuite : en effet, nul n’est censé ignorer la loi, c’est-à-dire que, dès lors que son action implique autrui, nul ne peut ignorer qu’une loi va structurer l’articulation des libertés ; mais ce principe ne vaut pleinement qu’à partir de la majorité civique, civile et pénale : on ne saurait exiger des enfants qu’ils sachent déjà ce qu’ils viennent précisément apprendre à l’école. Ce qui explique le sens d’un autre « adage » : toute infraction (contravention, délit ou crime) commise par un mineur est moins lourdement punie que si elle est commise par un majeur ; que l’on discute de l’application du principe de l’excuse de minorité ne remet pas en cause le principe lui-même ; et donc il importe de s’interroger sur la réalité de ce qui se passe dans notre école lorsqu’effectivement des infractions y sont commises par des majeurs ou par des mineurs.

 

L’affaire dite de « la gifle de Berlaimont » en fournit un exemple éclairant : dans l’ordre chronologique, désobéissance de l’élève (qui n’obtempère pas assez vite à l’ordre de ranger sa table), voies de fait du professeur (qui jette les affaires au sol), protestation de l’élève, placage de l’élève au mur (premières violences physiques exercées par le professeur), injure adressée au professeur par l’élève (mineur), gifle violente qui fait chuter au sol l’élève (11 ans...), violence physique exercée contre l’élève par le professeur (majeur) : injure « aggravée » puisque s’adressant à une personne investie d’une fonction d’autorité, violence « aggravée » puisqu’exercée par un majeur ayant autorité sur un mineur ; et l’élève traîné au bureau (troisièmes violences physiques), sommé d’écrire un mot d’excuses et de reconnaissance de culpabilité (pressions psychologiques et chantage) et enfin tentative du professeur d’étouffer l’affaire en demandant à toute la classe de garder le secret sur l’incident (subornation de témoins). Il sera extrêmement intéressant de voir quelles seront les suites disciplinaires et judiciaires, mais on peut d’ores et déjà relever que le ministre de l’éducation et le premier ministre ont déjà pris publiquement la défense du professeur, transgressant par là-même l’article 434.16 du code pénal qui réprime « la publication, avant l’intervention de la décision juridictionnelle définitive, de commentaires visant à exercer des pressions en vue d’influencer (...) la décision des juridictions d’instruction ou de jugement » (six mois d’emprisonnement et 8 000 € d’amende).

Et on peut aussi se demander ce qu’il se serait passé si, à supposer le rapport des forces physiques entre les protagonistes rééquilibré, un élève avait balancé les affaires du professeur par terre, l’avait plaqué au mur en réponse à ses protestations, giflé en réponse à une injure, traîné au sol en exigeant des excuses (écrites !), et exercé des pressions et des menaces sur ses camarades pour qu’ils gardent le silence : pour beaucoup moins que ça des élèves se sont retrouvés devant le parquet des mineurs, et parfois en détention provisoire et condamnés, et en tout cas exclus définitivement de l’établissement, le tout bien sûr après le rituel « droit de retrait » des professeurs ou la grève pour plus de « moyens »... Et il est vrai aussi que, en d’autres zones de notre système éducatif, les cas ne manquent pas où des professeurs subissant des chahuts abominables, ou des menaces réitérées, se voient lâchement abandonnés à leur sort par les collègues et la hiérarchie. Dans l’affaire de l’élève condamné à treize ans de prison pour tentative de meurtre sur sa professeure, par exemple, les alertes répétées de la professeure à sa hiérarchie n’avait pas été suivies d’effets, si bien qu’elle s’était crue finalement obligée de convoquer la mère : or, on ne doit pas « convoquer » les parents d’un élève majeur sans son accord préalable. Là aussi la loi est bafouée pour de très nombreux élèves en lycée qui continuent à être traités en mineurs, malgré les décisions de la justice administrative jusqu’au Conseil d’Etat, dans les trop rares cas où des élèves ont fait valoir leurs droits.

 

Il est probable que le ministre n’a pas vraiment mesuré les conséquences du rappel des principes, en effet incontournables, du droit. Pourquoi s’arrêter à celui proposé ? D’autres principes fondent tout aussi bien nos relations à autrui et l’ensemble de ces principes structure l’articulation de nos libertés. Or qu’en est-il, dans les faits, à l’école, de leur application par les adultes ? Quelques exemples seulement qui renverront chacun à ses expériences personnelles, à son « chagrin d’école » :

 

- La loi est la même pour tous : certes… Mais que se passe-t-il, dans les faits, quand un élève arrive en retard et quand le professeur arrive en retard ? Dérisoire ? Pas sûr ! Le sentiment du « deux poids, deux mesures » est très tôt ressenti par les enfants, et ce sont les actes ici qui font sens, plus que les cours et discours, fussent-ils traduits en « maximes » calligraphiées en pleins et déliés au tableau tous les matins... Et on peut aussi se livrer à un petit calcul dont devraient être capables nos élèves de primaire : le procureur de Pontoise, au cours d’une audience de comparution immédiate, a traité un jeune, traîné devant le tribunal pour avoir ramassé sur le trottoir bijoux et montres échappés d’une vitrine brisée (il n’était pas accusé d’avoir brisé la vitrine mais seulement d’avoir ramassé...) lors des violences de Villiers-le-Bel, de « vautour » (ce magistrat semble ignorer par ailleurs que le vautour est un rapace protégé et extrêmement utile, mais, bref ! passons...), et il réclamait dix mois de prison ferme ; dans sa mansuétude, le tribunal en a infligé trois (fermes) ; le calcul auquel on peut procéder est le suivant : évaluons, approximativement, à la louche, le butin (qui n’a pas profité longtemps...) à 2 600 euros ; rapprochons cette somme de la somme détournée en liquide à des fins jusqu’ici non éclaircies (mais en tout cas le butin n’a pas encore été retrouvé) par un certain très haut responsable du MEDEF, soit 26 millions d’euros ; si 2 600 euros valent trois mois de prison, combien vaudront les 26 millions ? La loi est la même pour tous ? Vraiment ?

 

- Nul ne peut être mis en cause pour un comportement qui ne porte tort, strictement, qu’à lui-même : le suicide ne relève plus du code pénal, mais... qu’arrive-t-il à l’élève qui dort sur sa table et ne dérange personne ? à celui qui ne s’intéresse pas ? à celui qui n’apprend pas ses leçons ? Que de fois les élèves sont-ils punis pour « mauvais » résultats ? C’est d’ailleurs ce régime de pénalisation des apprentissages, où une note n’est pas basse ou élevée mais mauvaise ou bonne, où une tâche à accomplir devient un devoir et un élève bon ou mauvais, qui a été relevé par les experts de l’OCDE (voir les résultats de la dernière enquête PISA) comme l’une des principales causes de la baisse des performances de notre système éducatif : il n’y a aucune vraie instruction possible, ni transmission morale et culturelle, dans le chantage aux notes et aux punitions.

 

- Nul ne peut être mis en cause pour un acte qu’il n’a pas commis : qu’en est-il, dans les faits, des punitions collectives ? Interdites explicitement, enfin, par les textes de juillet 2000 sur les procédures disciplinaires, elles ont été rétablies par l’actuel premier ministre lorsqu’il était en charge de l’éducation, par voie de circulaire ! Excellent moyen de fabriquer de futurs coupables : « Puisque je suis puni alors que je n’ai rien fait, la prochaine fois au moins ce sera pour quelque chose ! », mais il est vrai que beaucoup ont besoin de ces « coupables » (ou « racailles », ou « sauvageons ») pour continuer à pérorer et se sentir exister, politiquement.

 

- Nul ne peut se faire justice à lui-même : si le professeur punit lui-même l’élève qui, par exemple, l’a injurié, la punition ne peut pas alors être perçue comme l’effet légal d’un comportement illégal mais seulement comme la vengeance de celui dont l’autorité a été bafouée ; certes, le professeur doit, comme n’importe quel citoyen et dans la limite de ses moyens, interrompre la commission d’une infraction, mais le policier (fonction qui appartient de droit à tout citoyen) arrête le délinquant, il ne le juge pas ni ne le punit.

 

- Nul ne peut être juge et partie : … sauf à l’école ! Où c’est le même qui enseigne et qui juge ensuite des résultats de son propre enseignement, ce qui, non seulement interdit la construction de la citoyenneté, mais pervertit l’instruction des savoirs elle-même, puisqu’alors les exigences de la recherche de la vérité se trouvent remplacées par celles de la conformité : « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir mettre sur cette copie qui va “ faire bien ” et me permettra d’avoir une bonne note ? – Surtout ne pas oublier de citer dans la bibliographie de ma thèse tel bouquin parfaitement nul mais dont l’auteur est copain d’un de ceux qui siègent au jury... ! » Apprentissage continu, quinze ans durant au moins, de la soumission, de l’hypocrisie, pour ne pas dire de la prostitution… Qu’est-ce qui motive la réussite scolaire, exactement ? Passer de l’autre côté du manche ? Il se trouve que quelques-uns résistent parfois à ce modèle de prétendue réussite scolaire et sociale, et parfois violemment… Peut-on leur donner entièrement tort ? Heureusement beaucoup aussi, malgré l’école, se lancent dans les aventures infinies des techniques, des arts et des sciences, sans être dupes de leur « réussite ».

 

- Le citoyen obéit à la loi parce qu’il la fait avec les autres citoyens : où et quand les futurs citoyens peuvent-ils apprendre progressivement à « faire la loi », parler, au lieu de s’injurier et de se taper dessus, faire parlement avec les autres ?  A l’école on apprend à se soumettre à quelqu’un et non à obéir à la loi dont ce quelqu’un est, momentanément et par délégation, porteur ; et donc réussir à l’école c’est apprendre, non pas à obéir doublement aux exigences extraordinairement complexes des savoirs et aux obligations sociales qui permettent l’exercice de la liberté, mais à se soumettre, de sorte qu’ensuite on puisse soumettre les autres, grâce aux diplômes acquis… Se soumettre : se mettre dessous, s’abaisser, si c’est cela qu’on exige des élèves appelés à s’élever, il n’y a plus d’école. Les orientations actuelles du ministre détruisent l’école dans ses dimensions savantes, morales et éthiques les plus fondamentales. Mais il est vrai que ses prédécesseurs avaient déjà bien entamé ce travail, notamment deux d’entre eux qui se croyaient l’un savant et l’autre philosophe...

 

Faire apprendre à l’école les principes du droit ? Chiche ! Et peut-on également se demander s’il ne serait pas temps, bientôt vingt ans après sa ratification, d’y respecter la Convention Internationale des Droits de l’Enfant, notamment en ses articles 12 à 15 ? Que les adultes commencent par donner l’exemple du respect de la loi avant de l’exiger des enfants.

 

Bernard Defrance, professeur de philosophie retraité,

Livry-Gargan, le 2 mars 2008.