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    L’école : un objet politique, par Alexis Avril

    vendredi 19 janvier 2018

    Eduquer au politique et y réfléchir exige d’en faire « pour de bon ». Quoi de mieux que la situation des apprenants, à savoir leur place à l’école, pour y arriver ?

    La morale hors-sol

    Quand il est question d’éducation morale, il n’est pas rare qu’on prenne pour objet d’étude des situations que les élèves n’ont jamais vécu et ne vivront jamais (espérons-le d’ailleurs !) de près ou de loin. Ainsi ce fameux exemple en philosophie censé illustrer le débat entre Kant et les utilitaristes : « si tu pouvais sacrifier un homme pour en sauver mille autres, le ferais-tu ? » Même si ces situations recouvrent de véritables problèmes éthiques, les décisions à prendre, complètement décontextualisées, impressionnent sans jamais pouvoir modifier les pratiques et conduisent plutôt les apprenants à prendre des postures de principe (« je sais que je ferais ça si j’étais dans cette situation »). On a alors de beaux objets qui, s’ils peuvent faire penser autrement, ne font jamais agir autrement. Tel est sans doute le défi qui doit occuper l’enseignant dans ce domaine : comment montrer aux apprenants qu’ils sont confrontés à ces problèmes concrètement en contexte scolaire même s’ils n’apparaissent pas comme un dilemme tragique ? [1] Et ensuite comment faire le lien entre ces problèmes pratiques et les positions théoriques auxquelles ils renvoient ? Il s’agit bien ici de faire construire un savoir qui s’appuie sur une pratique vécue et donc susceptible d’engendrer des changements réels chez le petit d’homme.

    Le problème soulevé est le même en philosophie politique. Bien souvent, de deux choses l’une, ou bien on explique abstraitement le problème théorique de la constitution de l’État, ou bien on essaye de faire entrer les élèves dans une situation totalement fictive (« vous êtes sur une île déserte et vous avez à fonder un État… ») dans laquelle ils n’ont pas encore leur place. Si dans ce dernier cas l’imaginaire est stimulé, il y a peu de chances que cette situation amène à une réflexion sur la situation concrète de l’apprenant qui, bien souvent, n’est pas encore citoyen et encore moins législateur. On est confronté ici au même problème que pour le travail : comment réfléchir autrement qu’abstraitement, hors situation, sur un monde du travail en régime capitaliste que la quasi totalité d’entre eux ne connaissent pas encore ?

    Remettre les pieds sur terre

    Or, pour aborder les problèmes politiques théoriques, quoi de mieux que de prendre appui sur le milieu même dans lequel évolue les élèves, à savoir l’école : cette dernière est-elle une société politique ? Pourrait-elle le devenir ? Comment ?
    Nous avions déjà abordé le problème de la liberté et du développement de la puissance dans les apprentissages en tout début d’année. J’avais en effet expliqué à mes élèves que ma double casquette d’entraîneur et d’arbitre, de celui qui enseigne et de celui qui évalue ces mêmes apprentissages, contrevenait à la possibilité d’un réel droit à l’erreur (comment prendre des risques dans les exercices de réflexion si l’apprentissage non abouti mène à une sanction scolaire, à une note basse ? [2] Nous avions alors décidé, sur ma suggestion, d’essayer de limiter cette schizophrénie de l’enseignant en instaurant un seuil minimal sur le bulletin, afin qu’ils puissent prendre des risques sans que cela nuise à leurs dossiers pour leur avenir post-bac. Toutefois s’il s’agissait de gagner en puissance individuelle, le gain en puissance collective n’était pas encore au rendez-vous. Pour ce faire, je me suis largement inspiré d’une expérience de pensée proposée par Bernard Defrance [3], en faisant vivre la situation suivante aux élèves. Dans un premier temps je donne ce texte de Spinoza [4], avec la consigne ouverte suivante :

    Phase 1 :
    Consigne : Écrivez, individuellement, tout ce qui vous passe par la tête en découvrant ce texte, faites toutes les mises en relation qui vous semblent pertinentes et tirez en toutes les conclusions que vous voulez.

    Il semblerait donc qu’on aborde classiquement un cours de philosophie sur le rapport entre l’État et la liberté en commentant un texte. Néanmoins la consigne, empruntée au problème sans question de Pascal Diard et Gastien Elie [5], interroge déjà le rôle de l’État d’une manière peu orthodoxe. Dans cette première phase, mon rôle est de relever au tableau ce qu’ont écrit individuellement les élèves en donnant la parole à chacun d’entre eux. Si je ne note pas tout, je m’efforce de donner de la valeur à la parole de chacun en notant toutes les nuances exprimées au tableau, afin de faire prendre conscience qu’on n’a jamais tout à fait la même chose à dire que son voisin qui l’aurait ’’brillamment’’ dit à notre place (d’où la nécessité de lire ce qu’on a écrit). On constitue ainsi un stock de remarques, de mots et d’interrogations qu’on mettra en regard d’un deuxième stock créé lors de la deuxième phase de l’activité. Je fais d’ailleurs remarquer en passant aux élèves que le terme de « questions » était absent de la consigne et qu’ils s’en sont pourtant posés.

    Phase 2 :
    Au début de la seconde heure de cours je distribue innocemment un texte qui ressemble à s’y méprendre au premier. Un élève me demande alors : « Mais, Monsieur, vous nous l’avez déjà donné ? » Et moi de répondre naïvement : « En êtes-vous si sûr ? » Ou encore dans une autre classe : un de dire « c’est la même chose », un autre au contraire : « ça change tout. »
    La consigne est en effet la même et le texte ressemble à s’y méprendre au premier. Deux ou trois détails ont pourtant changé : le nom de l’auteur a été enlevé, le mot « homme » a été remplacé par le mot « élève » et le mot « État » remplacé par le mot « École », d’où cette dernière phrase qui prend une toute autre portée : « La fin de l’école, c’est donc véritablement la liberté. »

    Un premier décalage s’opère ici : ami lecteur, c’est de toi que parle ce texte. À ce moment-là le texte ne fait plus surgir des concepts ou des situations connus par ouï-dire, mais des expériences vécues dans la chair des apprenants qui prennent conscience que la politique c’est toujours ici et maintenant. C’est d’ailleurs cette plus grande proximité avec ces problèmes politiques que relèvent toutes les classes lors de la réflexion sur ce second temps. Le problème de la compatibilité entre le pouvoir et le développement de la liberté individuelle prend alors une autre ampleur, et les mots notés lors de cette seconde phase au tableau ne sont plus exactement les mêmes.

    Dans la première phase, il y a certes toujours un-e élève pour dénoncer cette idéalisation mensongère de l’État mais on n’a pas de mal à distinguer différents sens de « liberté » et « sécurité ». Surtout, on n’a pas de mal à concevoir que l’État peut être un moindre mal et qu’il peut être garant d’une véritable liberté. Le stock de la deuxième phase révèle autre chose : si on croit en théorie que le pouvoir peut assurer la liberté, en pratique c’est plus compliqué. Souvent ce sont les concepts négatifs qui fusent : « prison », « embrigadement », « formatage », « domination », « abus de pouvoir », « les élèves modèles sont ceux qui font ce qu’on leur dit de faire », « Quelle utilité de ce qu’on nous apprend dans la vie ? », « nous n’avons aucune liberté car il y a les règlements, les horaires, les devoirs, les sanctions », et même : « le but de l’école n’est-ce pas plutôt d’empêcher notre développement ? ». Si ce dernier propos peut paraître extrême, il est remarquable que même des élèves qui reconnaissant un véritable gain en puissance, et donc en liberté, grâce aux savoirs appris à l’école, puissent toutefois affirmer : « on n’est pas capables à notre niveau de remettre certaines choses en question » ou encore : « d’abord on apprend et ensuite on peut questionner nos savoirs. » Comment après penser, comme certains élèves l’ont dit au cours du débat, que les savoirs appris à l’école rendent moins manipulables ceux qui les « absorbent » sans poser de questions [6]

    En ce qui concerne le problème strictement politique, on remarque souvent que les rapports aux autres induits par les pratiques de l’école conduisent à vouloir devenir « meilleur que les autres » plutôt qu’à devenir meilleur, à être dans la concurrence plutôt que dans l’entraide. On est malheureusement amené à confirmer (encore !) les analyses de Bernard Defrance sur la violence à l’école avec tous ces rapports néfastes entre adolescents que l’école, au mieux n’empêche pas, au pire favorise, par son fonctionnement. On voit alors tout l’écart entre une politique sécuritaire, l’inflation des « règles absurdes », et l’instauration d’un milieu sécurisant pour se développer.
    Réformer l’école… « pour de bon ».

    Reste maintenant à savoir si cette école contraire à l’épanouissement est réformable est si la fin dernière de l’école peut véritablement être la liberté. C’est pourquoi la suite de la démarche présentée ici nécessitait de faire « pour de bon » : comment instaurer cette puissance collective et individuelle qui permette la mise en place d’une liberté réelle ? C’est sur ce problème que commence la troisième phase qui faisait écho à un problème très contemporain (mon lycée avait en effet décidé de réviser son règlement intérieur en juin dernier). La consigne, en petits groupes, était la suivante :

    Phase 3
    L’établissement doit renouveler son règlement intérieur et a choisi de se tourner vers certains élèves pour décider de la façon dont le lycée doit être organisé. Tout est envisageable !
    Dans un premier temps vous élaborerez votre proposition d’organisation du lycée et écrirez un discours pour la présenter. Dans un second temps, chaque groupe présentera sa proposition sur une affiche à la classe. Chaque intervention sera suivie de questions de la part des autres groupes ou du professeur pour éclaircir les choix politiques et leurs fondements philosophiques.
    J’avais également distribué des extraits du règlement intérieur, rongé « par les souris. » Il me semble que cette lecture-ci du règlement intérieur permet une réelle éducation à une des matières presque jamais enseignée à l’école : le droit. S’ils connaissent, en théorie, le fonctionnement institutionnel de la cinquième république, on ne prend pas la peine de leur faire connaître, et donc pouvoir revendiquer, leurs droits. Comment s’étonner alors que des têtes prétendument bien faites, qui savent « lire, écrire et compter », ne connaissent pas leurs droits et ne demandent jamais leur application ? Le droit devient ici non pas ce à quoi il faut se soumettre sans le questionner (le traditionnel : « les élèves ont des droits… mais surtout des devoirs ! Les profs… ça reste à voir ! ») mais ce qui fait l’objet d’une réflexion collective sur son « bien-fondé » et sur son « bien-appliqué. »

    Nous entrons ici dans la réelle phase de problématisation de ce qu’implique l’organisation en société, avec les insatisfactions et la violence que cela engendre : nos intérêts sont différents, voire opposés, et malgré cela il faut maintenir une certaine cohésion du corps social. Plus encore, il faut se mettre à la place du législateur, ce qui amène nécessairement à se questionner sur la finalité des règles mises en place et sur les problèmes de leur décision et de leur application (qui les décide ? Qui les applique ? Quand ?). Les élèves peuvent alors laisser libre cours à leur fantaisie… qui retrouve souvent de manière très concrète des théories de philosophie politique ! Ainsi un groupe fonda le « PACTIS », forme moderne du contrat social à la mode de Hobbes, où le détenteur des pouvoirs peut user et abuser de ses droits sans bornes avec des modalités pour assurer ce pouvoir très concrètes (avec entre autres les colonies de vacances pour les récalcitrants au 7e sous-sol afin de leur réexpliquer les fondamentaux du « PACTIS »). Si une proposition aussi ouvertement liberticide est rare, la question du rapport entre les règles et la liberté occupe le centre des réflexions. A vrai dire, c’est souvent sur ma suggestion que leur urgence se fait sentir : lors du travail en groupe les élèves réfléchissent d’abord aux horaires, au choix des matières, etc., mais je fais surgir assez rapidement par mes questions le problème du règlement et de son application concrète. Je constate d’ailleurs lors de la présentation des affiches que ces questions occupent souvent le cœur des débats car les problèmes des possibles abus de pouvoir et de la justice des règles paraissent aussi insolubles que celui de la quadrature du cercle. On constate bien ici la fragilité et l’imperfection fondamentale de toute forme de constitution, aussi élaborée soit-elle.

    On peut aussi retrouver des distinctions plus étonnantes comme celle proposée par Aristote entre cité et peuple : doit-on créer un réel sentiment de cohésion avec tous les élèves du lycée, se reconnaître comme une unité, ou ne faut-il pas se limiter à occuper le même espace qu’eux car on a autre chose à faire lors des rares moments de loisir ? Ou encore, plus radicalement, la distinction entre communauté et société : faut-il se couper du monde pour créer des liens très (trop ?) forts ou au contraire rester ouvert et en lien avec l’extérieur ? A mon sens, cette activité montre également qu’il est possible de faire en philosophie non seulement des activités d’exploration mais également des activités de construction du savoir. En effet, on peut montrer aux élèves qu’ils ont découvert par eux-mêmes les élaborations conceptuelles de Hobbes, Rousseau, Spinoza, etc. Le texte n’apparaît plus alors comme ce devant quoi il faut s’incliner mais comme la démonstration que les auteurs pensent comme nous (et non l’inverse !), même si leur théorie est sans doute davantage systématique. Il s’agit alors, de mettre des mots sur des concepts déjà formés et qui ne demandent plus qu’à prendre une forme vocale. Mon rôle consiste alors à aller chercher après l’activité des extraits classiques que j’envoie aux élèves… mais sans leur préciser à quels groupes ils renvoient. Quitte à stimuler la réflexion, autant la laisser ouverte !
    On peut alors boucler la boucle : nous étions partis de cette différence entre l’école et l’État, aussi faut-il finir par une phase réflexive avec le groupe dans son entier : « l’école est-elle une société politique ? ». Cette phase n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. On a été plongé dans une école entièrement politique, et il faut maintenant en reconnaître les limites : admettre que si l’école n’est pas une démocratie elle peut tout du moins être le lieu de son apprentissage.

    Alexis Avril, professeur de philosophie

    Notes

    [1Ce problème du caractère hors sol des problèmes moraux en cours de philosophie est abordé par Vincent Descombes dans « Que peut-on demander à la philosophie morale », in Le raisonnement de l’Ours, Seuil 2007.

    [2Voir entre autres articles sur ce sujet de Bernard Defrance : « Le baccalauréat : examen terminal ou contrôle continu ? », in Cahiers Pédagogiques, n° 329.

    [3Bernard DEFRANCE, Le plaisir d’enseigner, Quai Voltaire, 1992.

    [4Baruch SPINOZA, Traité théologico-politique, ch. XX, trad. C. Appuhn, G.-F., 1965.

    [5« Etude d’une affiche politique de 1944 », in S’approprier des savoirs une aventure humaine, Chronique sociale, 2016.

    [6Le fameux exemple de l’âge du capitaine, rapporté par Odette Bassis in Se construire dans le savoir : à l’école et en formation d’adultes, ESF, 1998, n’a pas perdu une ride.



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