BONJOUR !
La main tendue
Président
AFIDES-France
Bon : du latin bonus,
convenable, estimable, brave en contexte militaire et grand… Il remonte par une
forme archaïque duenos, duonus, à un dwenos dont le
radical du est susceptible de rapprochement avec le védique duvah
«hommage», ce qui indiquerait un ancien emploi religieux, attesté en effet en
latin dans di boni « dieux bienveillants »
Dans tous les établissements que j’ai dirigés,
j’ai cultivé jusqu’à l’excès et à l’amusement, l’habitude de lancer aux élèves
et étudiants croisés dans les couloirs un grand « bonjour » sonore et
optimiste. Sans toujours réaliser que je plaçais ainsi la journée sous les
auspices de dieux bienveillants, j’étais fortement convaincu que l’éducation,
et tout particulièrement celle du quotidien, repose en effet sur l’imitation et
la répétition sans dédaigner pour autant l’effet de surprise. Aussi mon salut
ostensible entraînait-il immanquablement une réponse à la fois étonnée,
souriante et désarmée: très vite les jeunes prenaient l’habitude de saluer, me
devançant même lorsqu’ils me croisaient et lisaient dans mon regard un signe de
reconnaissance, voire de complicité. Les visiteurs qui déambulaient avec moi
dans les circulations bénéficiaient des mêmes égards et s’étonnaient parfois de
la spontanéité de pratiques perdues en bien des lieux publics. Elles pourraient
pourtant renaître facilement et j’ai amusé la galerie en le vérifiant dans des
cinémas, stations de ski et autres rues piétonnes: il est facile d’y provoquer
la surprise des autres et de les amener à répondre à un salut inattendu.
Essayez de dire bonjour en montant dans un téléphérique: vous serez étonné des
réactions! J’ai le sentiment naïf mais enivrant que par contagion on pourrait
amener le monde entier à pratiquer ce simple usage de politesse, évitant ainsi
toute friction. N’est-il pas symbolique de voir sur la scène internationale les
adversaires ou ennemis d’hier se congratuler à grand coup de poignées de mains
complaisamment serrées sous les lumières des médias? Plus sérieusement, Bernard
Defrance, professeur de philosophie et formateur avec lequel j’ai partagé
quelques fructueuses journées de travail sur la lutte contre la violence,
insistait régulièrement sur la valeur symbolique de la main tendue et de la
poignée de main. La paume ouverte ostensiblement ne montre-t-elle pas qu’on est
sans arme et que des intentions pacifiques vous poussent vers l’autre? La
poignée de mains ne marque-t-elle pas une volonté de rencontre momentanément
fraternelle et fusionnelle, respectueuse en tout cas de l’identité d’autrui?
La consultation menée auprès des lycéens en 1998
par le groupe de réflexion sur les lycées a largement fait ressortir les
attentes des jeunes en matière de respect et François Dubet le confirme dans
une enquête menée au même moment. Depuis, à l’occasion d’enquêtes sociologiques
multiples et désordonnées, on a pu entendre les jeunes des banlieues dénoncer
la désinvolture des adultes à leur égard et ressentir une sorte de méfiance,
voire de racisme anti-jeunes. Les élèves et étudiants sont très sensibles à
l’estime et l’attendent de la part des adultes, allant parfois jusqu’à
justifier leur propre irrespect comme une riposte à celui de leurs aînés. Cette
exigence m’est apparue particulièrement forte dans les entretiens que j’ai eus
avec les jeunes d’origine étrangère: «On n’est pas des chiens, pas des objets,
pas des gamins… »
Un chef d’établissement doit toujours pratiquer
la politique de la main tendue et tout élève convoqué à mon bureau, que ce soit
pour des faits très personnels ou des démêlés d’ordre divers, que ce soit pour
un soutien ou une algarade, se voyait accueilli par une vigoureuse poignée de
mains. Comment mieux dédramatiser, affirmer la prise en considération d’une
identité et en cas de conflit montrer que l’affaire sera traitée sans hostilité
et sans parti pris? Au plus fort de violentes explications, dans des situations
périlleuses, on peut constater que la poignée de mains peut clore l’entrevue
sur une note apaisante, à la manière du « va, je ne te hais point » de Chimène
à Rodrigue. Un élève s’était introduit sans ménagement dans mon bureau, suite à
sa radiation des listes de l’établissement, et son attitude, menaçante à
l’égard du concierge et d’une conseillère d’éducation, l’était encore plus
envers moi, grand responsable de tous ses maux. Il m’a fallu appeler la police
à la rescousse pour le faire conduire au commissariat voisin, le temps qu’il
réfléchisse à son attitude et à la plainte que je comptais déposer pour ses
injures et menaces verbales et physiques. La collaboration étant constante et
fructueuse avec les agents du secteur, je savais que l’élève aurait tout le
temps de se «dégonfler » et serait préparé à la médiation proposée par
l’adjoint du commissaire. Non sans avoir un peu fait traîner les choses, je me
suis rendu dans les locaux du commissariat pour dialoguer à nouveau avec
l’élève et, un contrat ayant été établi avec la collaboration des agents, j’ai
tendu la main au jeune, totalement décontenancé et désarmé dans tous les sens
du terme. C’était lui manifester une forte volonté de prendre en compte son désarroi
et sa souffrance en dépassant et sa délinquance et ma peur rétrospective.
Les enseignants chevronnés savent pratiquer
cette politique quand les incivilités de la vie quotidienne sont intégrées de
façon latente à leur pratique et polluent le travail pédagogique. Pourtant,
trop d’entre eux rasent les murs et, comme l’ont montré des observations
sociologiques, leurs cheminements se démarquent des parcours des élèves à
l’intérieur même de l’établissement, ainsi qu’aux abords immédiats. J’ai même
connu un lycée dans lequel un petit portail affichait qu’il était réservé aux
enseignants ou plus exactement « interdit aux élèves ». Comment faire
comprendre à ceux- ci que cette entrée des artistes n’était pas praticable,
surtout en pleine application du plan Vigipirate? Il faudrait que les
enseignants cessent de se rendre directement en salle des professeurs ou au
laboratoire sans avoir croisé de manière détendue quelques élèves, sans en
avoir abordé quelques- uns. Il serait sympathique et décrispant pour tous, malgré
le rythme journalier, de s’enquérir des humeurs des uns et des autres, sans se
cantonner aux seuls élèves de ses classes? S’intéresser à la musique écoutée
dans un baladeur, à la tenue vestimentaire du jour, quitte à en souligner
l’incongruité, évoquer le film vu la veille dans la salle où l’on s’est
fortuitement croisé: n’y a-t-il pas là de bonnes entrées en matière pour
évoquer à bâtons rompus les difficultés du cours précédent ou les tribulations
familiales confiées récemment? On enchaînera tout naturellement sur des
préoccupations citoyennes où l’enseignant jouera son rôle éducatif et sortira
du cocon limité de la salle de cours, boîte noire sans lien réel avec la vie.
Les enseignants ont tout à gagner à se dégager d’une autorité distante qui distille
parfois un ennui si fort qu’ils apparaissent aux élèves comme désincarnés. Ils
ont intérêt à utiliser les menus faits de la vie quotidienne pour rappeler avec
le sourire telle ou telle obligation du code de vie mais aussi tel ou tel droit
garanti par le règlement intérieur. Je me suis parfois demandé, sans oser le
vérifier, si les élèves pensaient, comme cela était mon cas quand j’étais
petit, que les professeurs étaient de purs esprits sans qu’on puisse imaginer
qu’ils soient amateurs de bons vins ou de jolies femmes ! Inversement quel
professeur ose se livrer à la supposition qu’un étudiant alangui a pu passer
une partie de la nuit à lutiner sa petite amie?
Les chefs d’établissement ont un rôle à jouer
auprès des enseignants, particulièrement des débutants. S’il leur revient de
rappeler qu’étant en position de maîtres par rapport à des apprentis, ils
disposent du privilège du savoir à partager et donc d’une autorité naturelle,
il leur incombe aussi de souligner que cette relation n’exclut pas la proximité
éducative et la pratique mutuelle des usages citoyens. Depuis 1991, en France,
les règlements intérieurs ont largement intégré les droits et obligations des
élèves et il est dans la mission de tous les personnels éducatifs de veiller à
leur bonne application. Ainsi la décadence exagérée de certains usages de
politesse doit amener les adultes à une vigilance ferme mais attentive: une
pratique spontanée du respect mutuel est un moyen de vivre au quotidien de
façon sereine et enrichissante.
Bonjour ! Oui, sans nul doute, mais on peut même
aller plus loin. Rappeler que la galanterie, même dans le contexte de la parité
des sexes, invite à laisser la priorité à une femme qu’elle soit jeune ou plus
âgée. Suggérer, plus qu’exiger, le retrait des coiffures (Ah ! les casquettes
!) à l’entrée en cours, avec une justification de politesse et surtout la même
pratique appliquée par tous les éducateurs. Donner l’exemple en ramassant
soi-même ostensiblement un papier jeté ou demander gentiment au contrevenant
pris en flagrant délit de le faire. Développer le salut matinal par un échange
de politesses amicales comme cela se pratique souvent en Salle des professeurs
où l’on sait s’inquiéter des traits tirés ou de la nervosité excessive de tel
ou tel collègue. Et j’ai même vu des étudiants s’enquérir des tribulations de
santé de leurs professeurs après s’être réjouis maladroitement de l’absence que
cela entraînait. Le champ du possible est largement ouvert.
En insufflant avec vigilance et opiniâtreté une
pratique quotidienne de civilité, on s’arme un peu mieux contre l’incivilité,
et c’est au chef d’établissement d’y veiller et de mettre en place une
politique partagée par toute la communauté éducative.