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Du conseil de classe ou la violence de l’institution scolaire

Du conseil de classe ou la violence de l’institution scolaire,

                                                          

par un professeur de philosophie inquiet


           

Nous approchons de la fin du premier trimestre, et Ă  nouveau je me demande dans quelles conditions je vais pouvoir traverser l’épreuve des conseils de classe. La chose est pourtant banale. Cela fait dix ans que je participe (comme professeur de philosophie), Ă  la fin de cette pĂ©riode, Ă  ces Ă©vĂ©nements de la vie scolaire, en Ă©prouvant un profond malaise, une dĂ©sagrĂ©able sensation de jouer un rĂŽle exigĂ© par une institution qui ne livre jamais le scĂ©nario noir sur blanc. C’est en effet une Ă©vidence de le dire et de le faire remarquer : l’institution prĂ©cĂšde l’individu, elle prĂ©existe et conditionne les comportements et les attitudes en fonction des modĂšles traditionnels dont elle s’inspire, pour ĂȘtre fondĂ©e et maintenue en l’état. Le sujet humain dĂ©couvre sa fonction configurĂ©e par des normes qui s’imposent Ă  lui, et qui restent celles de cette Ă©trange entitĂ© transcendante que reprĂ©sente le lycĂ©e. PĂ©nĂ©trer dans l’enceinte d’un Ă©tablissement oblige chacun Ă  abandonner les habits du quotidien pour des vĂȘtements dont la charge symbolique les transforme en tuniques professorales. C’est qu’il faut dĂ©sormais se penser professeur et adopter les codes, les signes et les attitudes propres Ă  la fonction. Cette transition symbolique passe encore car sa gestion reste relativement souple et permet, au moins dans le cadre des cours, de se mouvoir avec plus ou moins d’aisance selon les psychologies et les singularitĂ©s.

 

            « Le conseil de classe : un mĂ©canisme de soumission Â»

            Mais entrer dans la salle d’un conseil de classe est une autre affaire. C’est le seul et unique moment de la vie scolaire ordinaire (je ne parle pas des conseils de discipline et autres organes de dĂ©cisions) oĂč se concentrent en principe, les diffĂ©rents reprĂ©sentants et acteurs de l’institution. On y trouve Ă©videmment les professeurs, les reprĂ©sentants de la direction (directeurs d’études), professeur titulaire ou principal, les reprĂ©sentants des parents et les Ă©lĂšves concernĂ©s.

            Dans mon Ă©tablissement (lycĂ©e privĂ© sous contrat), la question se pose Ă  chaque conseil de classe, de savoir si les professeurs souhaitent la prĂ©sence des dĂ©lĂ©guĂ©s. La loi d’orientation de Juillet 1989 qui fixe et dĂ©finit les modalitĂ©s d’application de la reprĂ©sentation des Ă©lĂšves n’est dĂ©cidĂ©ment pas entrĂ©e dans les murs bien gardĂ©s de certaines structures privĂ©es. Je ne cesse d’en appeler Ă  la loi et Ă  la nĂ©cessitĂ© de la fonction « dĂ©lĂ©guĂ© Â» (rĂŽle citoyen de reprĂ©sentation Ă  construire) pour Ă©viter les rĂšglements de compte et les mises en accusation. Ce n’est pas aussi simple ici, et la transgression des lois ne gĂȘne finalement que peu d’éducateurs (!). De la mĂȘme façon, le professeur principal demande si on souhaite convoquer certains Ă©lĂšves au conseil. Je me permets alors de faire remarquer que la prĂ©sence directe des Ă©lĂšves ne sert pour ainsi dire jamais leur intĂ©rĂȘt, et que ces dĂ©marches qui s’imposent aux Ă©lĂ©ments concernĂ©s (il faut tout de mĂȘme rappeler que la plupart sont majeurs en terminale et que cette procĂ©dure est pour eux obligatoire sous peine d’heures de colle !) transforme le conseil de classe en processus d’auto-justification, pouvant produire les psychodrames les plus effarants (crise de larmes, humiliation publique pour le Bien de la personne concernĂ©e et j’en passe). Pourtant ces dĂ©rives ne sont pas nouvelles et isolĂ©es ; dans mon prĂ©cĂ©dent Ă©tablissement d’exercice, toute la classe Ă©tait conviĂ©e par « tranches Â» successives et ordonnĂ©es comme il se doit, des « meilleurs Â» aux plus « mauvais Â» (j’entends encore un professeur principal annonçant ouvertement et devant le groupe d’élĂšves qui s’installent, l’arrivĂ©e des « nuls Â» !). J’ai assistĂ© Ă  des tribunaux invraisemblables oĂč chacun tente de « sauver sa peau Â» et justifier le sens de son activitĂ©, y compris certains collĂšgues mis en cause publiquement par le groupe d’élĂšves prĂ©sents. C’est qu’il s’agit en plus de faire durer le « plaisir Â» : 4 heures (!) de « conseils Â»  particuliers, interminables et dĂ©sastreux, dont seuls la direction et ses reprĂ©sentants peuvent vĂ©ritablement jouir. De la division qu’ils installent et du climat de suspicion qu’ils entretiennent, ils sortent Ă©videmment renforcĂ©s. Certains de ces « conseils Â» rejoignent les mĂ©canismes de soumission analysĂ©s Ă  partir de la trĂšs fameuse expĂ©rience de Milgram (La soumission Ă  l’autoritĂ©). La force « morale Â» et symbolique de l’institution rend possible des comportements oĂč le jugement critique s’affaiblit et autorise des formes agressives et rĂ©gressives sous le couvert de la fonction. Chacun de ces rituels a son lot de larmes et de sacrifiĂ©s ; les cibles sont Ă©ternellement les mĂȘmes, qu’ils soient Ă©lĂšves ou professeurs
La violence et le sacrĂ© ne sont-ils pas les deux bras du mĂȘme pouvoir  (R. Girard) ?

 

            « L’institution ou la haine du singulier Â»

            C’est lĂ  qu’il faut interroger la violence invisible de l’institution et son vĂ©ritable projet. A-t-on oubliĂ© que l’autoritĂ© traditionnelle d’une institution puise son Ă©nergie dans des fondements religieux qui cherchent la reproduction Ă  l’identique des modĂšles archaĂŻques ? L’école ne supporte pas la singularitĂ© et la crĂ©ativitĂ©. Elle est holiste dans sa structure et rĂ©siste Ă  la nouveautĂ© comme devant une maladie infectieuse, sans s’apercevoir que ses propres mĂ©canismes de dĂ©fense sont eux-mĂȘmes pathologiques, car incapables d’adaptation et de transformation. L’école hait l’insolite et le crĂ©atif, tout ce qui Ă©chappe Ă  son contrĂŽle. Elle se complait dans l’administration des subjectivitĂ©s, autrement dit, dans la lente digestion des possibles. C’est pourquoi, les attitudes inhabituelles ou les absences chroniques d’élĂšves sont perçues comme l’affirmation d’une puissance subjective et privĂ©e, menaçante pour ceux qui ont la charge de contribuer Ă  la persistance des valeurs collectives. La semaine derniĂšre, une Ă©lĂšve de terminale technologique particuliĂšrement docile, a Ă©tĂ© collĂ©e parce qu’elle a placĂ© un piercing sur son front ; elle a Ă©tĂ© contrainte de l’enlever ; il est remarquable que certaines collĂšgues qui usent de cette pratique ne subissent pas le mĂȘme sort ! La classe s’est plainte du traitement rĂ©servĂ© Ă  l’élĂšve (pendant le conseil de classe) d’autant que le « piercing Â» est autorisĂ© dans les classes d’arts appliquĂ©s. On leur a signifiĂ© que « des futurs commerciaux ont le devoir de respecter une tenue appropriĂ©e Ă  leur fonction future» ; il va de soi qu’un Ă©lĂšve d’arts appliquĂ©s « piercĂ© Â» est une Ɠuvre vivante qui valorise l’image de sa section, quand un « futur Â» commercial « piercĂ© Â» est Ă  lui seul une faute de goĂ»t !) Outre le fait de considĂ©rer l’élĂšve comme le produit totalement dĂ©terminĂ© par le profil (supposĂ©) de sa section (qui implique en l’occurrence qu’il ne puisse ĂȘtre artiste ici ou plus tard), se pose Ă©videmment la question de la cohĂ©rence des rĂšgles et par extension, de la signification de tout rapport Ă  la loi. Comment faire valoir le sens de la loi auprĂšs des jeunes gĂ©nĂ©rations quand les adultes qui ont pour fonction de l’initier et de la protĂ©ger, sont les premiers Ă  en transgresser les principes ?

 

            « ContrĂŽle social et rĂ©pression Â»

            L’école joue son rĂŽle de contrĂŽle social et le joue mĂȘme avec professionnalisme. Rien n’est laissĂ© au hasard. Cette abjection pour l’alĂ©atoire se rĂ©sume dans ce gigantesque panoptique gĂ©nĂ©ralisĂ© qui consiste Ă  sur-veiller en permanence le temps et l’espace de la vie scolaire. Tous les mouvements, toutes les actions (mĂȘme les plus intimes), doivent ĂȘtre justifiables. L’angoisse de la dĂ©linquance est partout, la crainte d’ĂȘtre « dĂ©bordĂ©s Â» (selon les mots rĂ©cents d’une collĂšgue) envahit les discours. La lutte contre la violence potentielle (et fantasmatique) rĂ©active les rĂ©flexes les plus crispĂ©s. A l’emploi du temps plĂ©thorique et Ă  la rĂ©pression des corps qui en dĂ©coule s’ajoute le formatage d’une domesticitĂ©, mallĂ©able et vouĂ©e au relativisme le plus alarmant.   Le conseil de classe en appelle Ă  la fonction et Ă  l’ordre, au sens des responsabilitĂ©s et Ă  la concrĂ©tisation des projets. Son rituel est celui d’une prise en charge imaginaire, pour ne pas dire magique, des  « difficultĂ©s scolaires Â» et de la souffrance Ă  expurger (qu’il s’agit en rĂ©alitĂ© de circonscrire) sous une forme acceptable pour la collectivitĂ©. Et pour cela, des stratĂ©gies hautes en couleurs sont employĂ©es. Il est assez aisĂ© de constater par exemple, des dĂ©rives « psychologisantes Â» pour rendre compte des comportements Ă  risque (absentĂ©isme, inattention en classe, etc) des Ă©lĂšves. La dĂ©marche n’est Ă©videmment pas systĂ©mique et n’interroge pas le lieu d’apparition ou d’expression des symptĂŽmes. Ces derniers sont des signes dont les causes sont nĂ©cessairement Ă  trouver ailleurs, en dehors de l’espace scolaire, comme pour justifier savamment une approche qui n’engage Ă  aucun moment les acteurs du systĂšme. L’interprĂ©tation psychologique procĂšde de la rĂ©alitĂ© individuelle et tente de saisir les causes d’un malaise apparent au coeur de ses relations affectives et non dans son rapport Ă  l’institution, comme si ce dernier allait de soi. Et en effet, selon cette logique, le symptĂŽme renvoie toujours Ă  autre chose, Ă  la structuration familiale, aux repĂšres, aux rĂŽles jouĂ©s par les amis ou la petite copine, aux conflits latents non dĂ©passĂ©s, Ă  l’histoire du sujet, voire Ă  la situation Ă©conomique des parents. Et on trouve toujours, Ă  force de gratter et de creuser les strates de la subjectivitĂ©, des conflits ou des raisons pour justifier un tel point de vue. A combien de « conseils Â» ai-je assistĂ© pendant lesquels, certaines collĂšgues ont littĂ©ralement dĂ©ballĂ© la vie privĂ©e de telle Ă©lĂšve sans le moindre souci dĂ©ontologique (notamment dans les classes sciences mĂ©dico-sociales oĂč on se prend Ă  jouer l’assistante sociale). Existe-t-il une dĂ©ontologie ou une charte de la fonction enseignante dans laquelle on s’engage Ă  respecter certains principes Ă©thiques Ă©lĂ©mentaires ? Toujours est-il que cette approche « psychologique Â» de bazar permet ainsi de prĂ©server l’école de tout questionnement critique sur elle-mĂȘme.  Elle isole l’individu-Ă©lĂšve, le marginalise en omettant d’interroger le lieu d’apparition des symptĂŽmes. ConsĂ©quence non nĂ©gligeable, l’absent rĂ©current (y compris en classe sous la forme de l’inattention) finirait par passer pour un inadaptĂ©, pour un dĂ©viant, pour un malade, et mĂȘme parfois pour un dĂ©linquant. Cette lecture permet par la suite de lĂ©gitimer des pratiques encore plus rĂ©pressives Ă  l’endroit des “responsables” ; l’élĂšve d’abord par un arsenal d’orientation, de sĂ©lection et de pression accru, et les parents ensuite par des mesures mettant en cause leur autoritĂ© de tuteurs et leur sens des responsabilitĂ©s.

 

            « Pas question d’avoir le souci de soi Â»Â Â Â Â Â Â Â Â 

La soumission de l’énergie individuelle est l’affreuse garantie d’un maintien de l’ordre. PerpĂ©tuation de la tradition et inscription du grand Autre dans le corps dressĂ© (en l’occurrence courbĂ©) et anĂ©miĂ©, les Ă©lĂšves renoncent Ă  leur absolue originalitĂ© en ces lieux oĂč s’agite la morne pensĂ©e. Il n’est pas question d’avoir sur le territoire scolaire, le souci de soi : On s’en occupe !

            Lors du dernier conseil de classe auquel j’ai malheureusement assistĂ©, un Ă©lĂšve convoquĂ© pour 25 demi-journĂ©es d’absences est tenu de justifier publiquement (il est seul et il n’y a plus de dĂ©lĂ©guĂ©s) de son inacceptable comportement scolaire. Le voilĂ  qui tente calmement de rappeler qu’il a Ă©tĂ© malade Ă  plusieurs reprises et hospitalisĂ© suite Ă  un accident de voiture. Le conseil est embarrassĂ© car toutes ses absences ont en effet, Ă©tĂ© « justifiĂ©es Â» en temps et en heure. (Question : un prof absent est-il tenu de justifier ses absences devant un « conseil Â» ?) Il n’y a donc pas « d’irrĂ©gularitĂ©s Â» massives. Pourtant, une collĂšgue fait remarquer que « ses absences sont une rĂ©elle injustice pour tous les Ă©lĂšves qui ont jouĂ© le « jeu Â» des Ă©valuations et qui se sont confrontĂ©s aux Ă©preuves Â». « Dans ce cas, s’indigne-t-elle, il suffit d’ĂȘtre absent pour ĂȘtre dispensĂ© d’efforts ! Â». C’est sans doute honteux d’ĂȘtre malade ; quant aux exercices proposĂ©s Ă  ceux qui ont la chance d’ĂȘtre en bonne santĂ© et de se former, n’auraient-ils qu’une fonction punitive ?  L’incroyable logique qui sous-tend pareil discours affirme le caractĂšre essentiellement rĂ©pressif de la fonction prĂ©paratoire au bac, des Ă©valuations (ce qui est catastrophique), et dissimule Ă  peine une rhĂ©torique saisissante du ressentiment et de la culpabilitĂ©. Il suffit de rappeler que la maladie ne peut ĂȘtre criminalisĂ©e, et qu’en aucun cas, elle ne saurait servir de prĂ©texte pour se retourner contre l’élĂšve et constater une levĂ©e spontanĂ©e de boucliers pour se dĂ©fendre de pareilles interprĂ©tations. « Ce n’est pas ce qu’on a dit Â», s’insurge un autre collĂšgue. « Nous sommes inquiets pour sa scolaritĂ© et si nous le faisons venir, c’est pour son Bien Â». Oui, la formule est bien connue : « Je veux ton bien
 et je l’aurai ! Â»Â  C’est tout le problĂšme. Ce n’est jamais ce qu’on a dit et pourtant on le signifie avec une insistance lourde et sans Ă©chappatoire pour sa « victime Â». L’art de jouer sur les bons sentiments, permet, outre le fait de cultiver sa bonne conscience professionnelle, de maintenir l’autre dans un Ă©tat de minoritĂ©, sous la houlette de ses tuteurs bienveillants. Cela ne serait-il pas « un peu Â» pervers ?

            Participer Ă  un conseil de classe, c’est abandonner une partie de son humanitĂ© au “profit” de ce “jeu” de rĂŽles qui transforment chaque sujet en “moi persĂ©cuteur” et parfois en  moi rĂ©gressif ou « sauveur Â». Lorsque toute la troupe est en place, le scĂ©nario s’accomplit et l’arĂšne devient le thĂ©Ăątre dramatique oĂč chacun joue son texte, avec le plus de conviction et de sĂ©rieux possibles. Le « mauvais Â» Ă©lĂšve doit emprunter le rĂŽle d’ Â« enfant soumis Â» et ne pas verser dans quelques attitudes « rebelles Â», sans quoi il serait rapidement chĂątiĂ©, pour ne pas dire chĂątrĂ©. Car c’est bien de cela dont il s’agit, c’est-Ă -dire de la castration de son dĂ©sir et de toute vellĂ©itĂ© d’indĂ©pendance. Le bon Ă©lĂšve est le « normatif-soumis Â», celui qui joue le scĂ©nario attendu avec une certaine efficacitĂ© parce qu’il a compris que sa « rĂ©ussite Â» sans dommage immĂ©diat est de ce cĂŽtĂ©. L’élĂšve « enfant-libre Â» est condamnĂ© Ă  refouler sa crĂ©ativitĂ© ou Ă  rĂȘver d’un lieu de rĂ©alisation extra-scolaire. Pour lui, l’école reste synonyme d’ennui, donc d’échec. Penser un conseil de classe Ă  partir des catĂ©gories Ă©laborĂ©es par l’analyse transactionnelle rĂ©vĂ©lerait sans doute des postures qui mĂ©riteraient d’ĂȘtre questionnĂ©es.

 

            « Lorsque l’élĂšve entre dans la salle du conseil, il est Ă  son tour quelqu’un d’autre. Â»

            Je juge la qualitĂ© et la quantitĂ© d’études de mes Ă©lĂšves, je les Ă©value et j’attends qu’ils justifient ici-bas, leurs insuffisances et leur manque de motivation. Je ne suis plus celui qui pense avec eux, les accompagne dans leurs Ă©laborations et les invite Ă  prendre place dans cet espace et ce temps de la classe, sous la forme d’une prise de parole partagĂ©e. Je deviens cet Autre qui n’est plus un Ă©gal dans le respect de rĂšgles de la pensĂ©e, mais qui occupe soudain une posture hiĂ©rarchique habilitante ou discriminante, comme peut l’ĂȘtre l’institution. Qui suis-je Ă  ces heures ? Je ne sais pas ; un fonctionnaire zĂ©lĂ© ? Un terroriste ? Un Ă©ducateur ? Un prĂȘtre ? Un accoucheur ? C’est effrayant ! Je deviens le visage provisoire de la super-structure, sa forme tangible. J’incarne son pouvoir et ses fantasmes ; je me sens immĂ©diatement investi d’une mission dont l’implicite projet consiste Ă  vĂ©rifier le degrĂ© de soumission et de docilitĂ© des individus en prĂ©sence. Lorsque l’élĂšve entre dans la salle du conseil, il est Ă  son tour quelqu’un d’autre, transfigurĂ© par l’enjeu et par l’épreuve qu’il s’apprĂȘte Ă  subir. Nous ne nous reconnaissons pas et pourtant nous nous faisons face. Lui est seul et exposĂ©. Il Ă©mane de lui une tension palpable que le corps contient avec peine. Parfois, il joue la fausse dĂ©contraction pour se donner une assurance qui serait de nature Ă  « l’innocenter Â». Parfois, il devient rouge Ă©carlate ce qui le rendrait presque suspect. Ces moments sont terribles et tout le monde trouve ça parfaitement normal ! L’élĂšve affronte cette solitude devant ses juges qui font masse, soudĂ©s par quelques fantasmes souterrains. Nos visages sont alourdis par nos rĂŽles respectifs, ils annoncent Ă  travers une transpiration discrĂšte, les paroles Ă  prononcer pour la circonstance. Nous sommes l’un et l’autre dans l’excĂšs de sens, dans la surcharge, au centre d’une hypertrophie symbolique qu’accomplit la parodie du spectacle. Nous nous soumettons Ă  la puissance des signes et des forces latentes. L’élĂšve joue habituellement le rĂŽle attendu et se doit de reconnaĂźtre publiquement ses « fautes Â» d’ignorance. Lorsqu’un lycĂ©en convoquĂ© n’a rien Ă  se reprocher et que son trimestre indique une normalisation rĂ©ussie, il est naturellement encensĂ© par l’équipe, qui en fait lĂ  encore, beaucoup trop. Ainsi, Marc, qui a eu l’outrecuidance de forcer le passage contre l’avis du conseil de premiĂšre, s’est fait « descendre Â» avec 9,95 de moyenne gĂ©nĂ©rale au premier trimestre (ce qui pourtant constitue, comme je l’ai indiquĂ© lors du conseil, le signe d’une adaptation plutĂŽt correcte aux exigences de la terminale) alors que RĂ©mi (le suivant sur la liste des convoquĂ©s) a Ă©tĂ© hautement fĂ©licitĂ© pour une moyenne de 10,3 (il n’en revenait pas lui-mĂȘme !). Trente-cinq centiĂšmes de point d’intelligence scolaire, ça compte ! Il n’y a pas de doute ! Et cela fait mĂȘme toute la diffĂ©rence au bac
sur les dossiers ! Moi, j’observe mĂ©dusĂ© la scĂšne, me demandant inquiet et mĂȘme angoissĂ©, ce que je fais ici
 et pour quelles fins ?

 

            « Va-t-on Ă  l’école pour travailler ? Â»Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â 

            L’élĂšve ne sait pas pourquoi il Ă©choue. D’ailleurs il ne le sait jamais. C’est Ă©trange, cette rengaine de la justification. L’ignorant est censĂ© donner aux experts les raisons de sa propre ignorance, de son incomprĂ©hension et de son Ă©chec. Pourquoi Ă©choue-t-il ? Comme s’il le savait ! Nous exigeons de sa part, la rĂ©ponse que nous ne pouvons lui apporter ! Comme l’insignifiance de la situation pointe en gĂ©nĂ©ral assez vite (c’est-Ă -dire son caractĂšre tragique), l’assemblĂ©e cherche un ancrage objectif : le temps passĂ© Ă  « travailler Â». De ce critĂšre quantitatif et mathĂ©matique, de cet impĂ©ratif catĂ©gorique, surgiront la vĂ©ritĂ© de l’échec et de la rĂ©ussite, son intime signification. Mais le « bon Ă©lĂšve Â», sait-il mieux pourquoi il « rĂ©ussit Â» ? Pourrait-il justifier Ă  son tour son adĂ©quation au systĂšme ? Cela n’a pas la moindre importance, le premier est en tort car il devrait le savoir et « travailler Â» davantage pour comprendre la nature de ses « fautes Â» et y remĂ©dier. Le second est flatteur et lisse, sans rugositĂ© apparente, impeccable, son intĂ©gration a rĂ©ussi, il rĂ©ussira


            D’abord, va-t-on Ă  l’école pour « travailler Â» ? Ce n’est pas si sĂ»r. Les grecs avaient bien compris cette opposition entre travail et Ă©tude (scholĂš veut dire loisir, en grec). N’est-ce pas parce que les autres travaillent pour moi (la sociĂ©tĂ© paye pour l’éducation nationale) que j’ai le loisir d’apprendre, de construire ma pensĂ©e en choisissant une voie qui soit, si possible, celle de ma rĂ©alisation ? La projection du monde du travail et de ses exigences sur l’école perturbe en profondeur les conditions d’études et leur signification, soumet l’élĂšve Ă  l’angoisse vĂ©cue par les parents (qui vivent ou ont vĂ©cu le chĂŽmage), sans avoir les moyens d’y remĂ©dier. DĂ©s lors, la connaissance se soumet Ă  un utilitarisme forcenĂ© qui sape la cohĂ©rence et la valeur initiatrice de la dĂ©marche. Les consĂ©quences sont dĂ©sastreuses dans la mesure oĂč on observe une perte massive du goĂ»t pour la science et la culture (sur un modĂšle que je dĂ©cris plus loin), alors qu’en mĂȘme temps, se prĂ©parent la soumission programmĂ©e au monde du travail, l’aliĂ©nation de ses dispositions crĂ©atrices Ă  la performance, Ă  la rentabilitĂ© et au chiffre. Combien d’enseignants parlent de l’évaluation comme d’un salaire ? De la prĂ©sence en cours comme d’un devoir de type professionnel ? Si l’école prĂ©pare au monde du travail en menaçant ses propres bases, il y a urgence Ă  s’interroger sur le sens et la finalitĂ© d’un parcours scolaire. La dĂ©saffection pour l’engagement politique commence, semble-t-il, dĂ©s les premiĂšres heures de cours


            Ai-je le droit d’ĂȘtre ignorant ? Suis-je coupable de ne pas comprendre ou de ne pas m’intĂ©resser ? (C’est aprĂšs avoir reconnu en classe le droit de ne pas penser en philosophie, qu’un Ă©lĂšve qui dormait apparemment jusque-lĂ , s’est mis Ă  poser des questions et Ă  investir sa propre rĂ©flexion pendant l’heure ; lui au moins n’a pas fait semblant !) La confusion rĂ©currente entre l’erreur et la faute, entre le plan Ă©pistĂ©mologique et le plan moral et juridique est constante. Le rapport Ă  la science est perverti par une moralisation du savoir et une pĂ©nalisation de l’étude. Comment sortir de ce triste modĂšle que les philosophes ont partout combattu ?

 

            « Qu’est-ce qu’un prof,  qu’est-ce qu’un Ă©lĂšve ? Â»

            C’est bien sĂ»r en miroir que le professeur perçoit ses propres difficultĂ©s et ses zones d’ombre. Comment dresser et redresser cet arbuste tordu par l’ignorance et par sa volontĂ© dĂ©faillante ? Les professeurs seraient-ils des incapables, des incompĂ©tents inaptes Ă  modifier la trajectoire vacillante d’un Ă©lĂšve ? C’est qu’il est difficile d’assumer la libertĂ© paradoxale de celui, qui peut renoncer Ă  sa propre Ă©lĂ©vation dans le contexte scolaire. Le professeur peut-il supporter sa propre incapacitĂ© dans un moment oĂč il peut enfin se sentir tout puissant ?

            Comment ne pas jouir de ce pouvoir que me confĂšre soudainement l’institution et qui s’en trouve magiquement lĂ©gitimĂ© par le groupe ?  Comment ne pas me laisser aller au jeu des interactions et Ă  cette pente “naturelle” dans laquelle mes collĂšgues et moi-mĂȘme sommes invitĂ©s Ă  chuter, pour justifier notre propre fonction et la valeur de notre travail (car pour le professeur, il s’agit bien d’un travail) ? Le conseil de classe est le lieu de toutes les confusions, de toutes les reprĂ©sentations fantasmatiques qui gravitent autour de la fonction d’élĂšve et de celle de l’enseignant, rarement clarifiĂ©es, encore moins dĂ©finies. Et pourtant, qu’est-ce qu’un professeur et qu’est-ce qu’un Ă©lĂšve ? Le savons-nous ? Quel est le sens de ces rencontres dĂ©cidĂ©es par le grand Autre ? Quel en est le but rĂ©el ? Car, interroger la signification des rĂŽles, c’est sonder les arcanes de l’école, son territoire interdit (son sacrĂ© ?), ses plus anciennes superstitions, ses mythologies enfouies et ses motivations politiques et sociales. Questionner le sens de la fonction enseignante revient Ă  menacer la lĂ©gitimitĂ© de l’école en mettant Ă  jour le profil et les modĂšles attendus par cette mĂȘme institution.

 

            « Le prof, une Ă©ponge cramponnĂ©e ? Â»

            Le visage de l’élĂšve est d’une certaine façon le visage du professeur, ses multiples facettes, ses choix et ses renoncements, sa souffrance et sa rĂ©ussite. L’un incarne ce que l’autre croit avoir Ă©tĂ© et (ou) ne plus ĂȘtre. Si « le visage est signification Â», comme le dit LĂ©vinas, c’est qu’il suppose une diffĂ©renciation initiale et antĂ©rieure Ă  tout contexte. Ici, le visage a la pesanteur de son contexte ; le « toi Â», actualise un « moi Â» historique, un ensemble de rĂ©ponses structurĂ©es par intĂ©riorisation des normes scolaires. Nul ne s’extrait du contexte ou de la matrice. Aucune extĂ©rioritĂ©, aucun souffle nouveau pour balayer la rĂ©pĂ©tition et voir en l’autre, un autre. L’élĂšve n’est-il pas ce double, ce frĂšre jumeau Ă  ce point semblable qu’il me dĂ©signe comme le bon Ă©lĂšve que je suis restĂ© dans l’école, et dans le rapport Ă  la hiĂ©rarchie ? Son Ă©ventuelle dĂ©sobĂ©issance ou sa rĂ©sistance signe ma soumission, livre publiquement un type de rĂ©ponse dont je me sens prĂ©cisĂ©ment incapable. A quoi ai-je en effet rĂ©sistĂ© ? Suis-je sorti de l’école pour la comprendre, pour l’investir comme objet et lieu d’affrontements ? Ai-je seulement pensĂ© mon parcours et mes inerties d’antan ? Peut-ĂȘtre y avait-il lĂ , au creux de cet abandon, une Ă©trange parole de libertĂ©, le signe passager d’un appel que personne n’a pu entendre, pas mĂȘme moi. Le prof ne souffrirait-il pas de cette insistance au mĂȘme, de cette persĂ©vĂ©rance Ă  la contextualisation Ă  l’identique de sa singularitĂ© ? Comment ne pas retrouver, en Ă©cho, le constat dĂ©jĂ  Ă©tabli par Dubuffet : « Les professeurs sont des Ă©coliers prolongĂ©s (
) qui, au lieu d’aspirer Ă  une activitĂ© d’adulte, c’est-Ă -dire crĂ©ative, se sont cramponnĂ©s Ă  la position d’écolier c’est-Ă -dire passivement rĂ©ceptrice en figure d’éponge. Â» (Asphyxiante culture, Minuit)

Qui sommes-nous pour nous permettre de juger un autre, nous qui sommes Ă©ternellement renvoyĂ©s au mĂȘme ? C’est que pour juger du mĂȘme, l’altĂ©ritĂ© doit disparaĂźtre et avec elle, la libertĂ©, donc la loi. La transgression de la loi ne dĂ©bute-t-elle pas avec l’évaluation de ses propres Ă©lĂšves ?

 

            « L’inertie, une souffrance anorexique Â»

            Des processus d’introjection et de modĂ©lisation dĂ©terminent les comportements dans une perspective qui contredit sans cesse les principes dont l’école et les Ă©ducateurs se rĂ©clament (dĂ©veloppement de l’autonomie, construction de la citoyennetĂ©, pensĂ©e critique etc.). C’est au cƓur de cette impasse que se dĂ©bat le professeur de philosophie que je suis. L’exercice de la pensĂ©e suppose une certaine universalitĂ© des rĂšgles que le modĂšle juridique doit garantir et prĂ©server (Il faudrait relire Spinoza et Montesquieu !). Mais que vaut l’exercice de la pensĂ©e quand les principes d’organisation de la vie scolaire transgressent continuellement ce qu’ils sont censĂ©s protĂ©ger ? Quand un directeur des Ă©tudes (Ă©quivalent Ă  proviseur adjoint), qui est aussi professeur d’histoire (cumul des mandats oblige !) hurle Ă  la face de ses Ă©lĂšves qu’ Â«ils ne sont pas lĂ  pour penser !» quel sens peut avoir l’invitation Ă  philosopher et Ă  se risquer dans la prise de parole ? Non, c’est trop tard ! Pour la plupart, le mal est fait et la rĂ©ponse ne tarde pas Ă  s’inscrire profondĂ©ment dans la chair, sous la forme d’une extraordinaire inertie. DĂ©sormais, le corps parle de lui-mĂȘme Ă  travers ce long silence organique assourdissant. Il faut enseigner en classes sciences (?) mĂ©dico-sociales pour faire l’épreuve de la mutilation et de la castration ! Ces jeunes femmes ont Ă©tĂ©, Ă  n’en pas douter, stĂ©rilisĂ©es. Elles sont l’exemple moribond de ce que l’institution scolaire peut produire de pire : un renoncement Ă  soi-mĂȘme dans la soumission au discours de l’Autre, une passivitĂ© momifiĂ©e devant le spectacle du monde, un saccage planifiĂ© de la fĂ©minitĂ© et de l’intelligence par des collĂšgues qui n’ont eu de cesse d’abĂȘtir leur bĂ©tail, tout en se plaignant de leur incapacitĂ© Ă  les faire penser (Il faut relire Kant et Qu’est-ce que les LumiĂšres ?). Ces lycĂ©ennes ont subi les multiples processus d’orientation et de sĂ©lection sans avoir Ă  se prononcer sur cette trajectoire qui est pourtant la leur. Elles sont comme des ombres portĂ©es et dĂ©portĂ©es sans contrĂŽle, projetĂ©es tels des ludions, dans les antichambres du systĂšme. DĂ©possĂ©dĂ©es depuis toujours de leur propre scolaritĂ©, elles la regardent du dehors, en spectatrices dociles et dĂ©sabusĂ©es. Elles semblent dire : « Ce parcours qui est le mien vous appartient, il vous a toujours appartenu ; le prof a toujours raison, c’est pourquoi je vous suis  (ĂȘtre et suivre Ă  la fois). Quel est donc ce fou de philosophe qui nous invite Ă  prendre la parole, Ă  investir le plan de la pensĂ©e et envisager la contradiction ? « Osez savoir ! Â», s’exclame-t-il ! Mais quoi ! Ce savoir est la confirmation de notre aliĂ©nation, le critĂšre de notre mĂ©diocritĂ©. Qu’il nous foute la paix ! VoilĂ  ce que nous demandons ! Nous voulons copier en silence, tout et n’importe quoi, oui
 nous voulons copier ; dictez !  Nous nous plaisons en secrĂ©taires. Â» L’oubli de sa condition est Ă  ce prix !

            Cette inertie ravageuse absorbe et dĂ©sintĂšgre, tel un puissant trou noir, l’énergie alentour et le flambeau de la connaissance ; elle les digĂšre et les expulse en tracĂ©s insignifiants, en hiĂ©roglyphes hĂ©tĂ©ronomes sur une page dĂ©sespĂ©rĂ©ment vierge de toute empreinte originale. Il m’est arrivĂ© de lire ces conduites comme une affirmation paradoxale de la libertĂ©, une technique maladroite mais particuliĂšrement efficace dont la finalitĂ© consiste Ă  ruiner la parole du grand Autre, en refusant de lui prĂȘter le moindre sens. Je voulais sans doute y voir une force affirmative Ă  l’envers, orientĂ©e contre l’institution, une rĂ©sistance solidaire et massive au discours du maĂźtre (dominus et non magister), une contre-parole inaudible. Je voulais croire en une signification de la dĂ©marche, ou plutĂŽt, je voulais y voir une dĂ©marche, une intention, une vĂ©ritĂ© en quelque sorte, qu’un travail philosophique sur les reprĂ©sentations pourrait transformer en acte signifiant, en paroles. Cela me permettait de ‘sauver’ le sens et la lĂ©gitimitĂ© de ma propre posture et de ma fonction. Cette interprĂ©tation Ă©tait un peu rĂ©confortante et plutĂŽt bon signe (par rapport au constat Ă©voquĂ© plus haut) quoique catastrophique quant Ă  la construction des savoirs par ces lycĂ©ennes. Mais je n’avais pas vu combien la maladie scolaire s’était infiltrĂ©e dans ces corps, au point de compromettre voire de dĂ©truire, leurs possibilitĂ©s d’élaboration et d’élĂ©vation. Ces conduites sont Ă©videmment « anomiques Â» ; elles signent la faillite et le caractĂšre pathogĂšne de l’institution. Elles sont l’expression de ce que Freud a appelĂ© « la pulsion de mort Â», cette Ă©nergie rĂ©gressive qui s’accompagne d’une jouissance dans la manifestation d’une violence inconsciente auto-centrĂ©e. La symptĂŽmatologie est celle du modĂšle « anorexique-boulimique Â». Ces sujets ont perdu le goĂ»t pour la connaissance (agueusie). Ils refusent de se nourrir, au sens oĂč on peut parfois se sentir « nourris Â» par une confĂ©rence ou par un livre alimentant notre pensĂ©e. Ici, l’aliment n’a prĂ©cisĂ©ment aucune saveur. Lorsque le savoir est sans saveur, il se contredit lui-mĂȘme. Faut-il rappeler que les deux termes ont la mĂȘme racine (sapere, en latin, dĂ©signe Ă  la fois « savoir Â» et « goĂ»ter Â») ? Comme il n’est pas possible de demeurer Ă  l’école et  d’obtenir un diplĂŽme sans se soumettre Ă  l’impĂ©ratif d’ingestion d’une quantitĂ© invraisemblable de savoirs sans saveur, nos jeunes femmes ouvriront la bouche pour un acte de remplissage systĂ©matique et infernal. Le savoir est l’objet qui les comble sans les contenter ; il est cet objet fascinant et dangereux, symbole d’un pouvoir mal situĂ© et mal construit, qui aliĂšne la position de Sujet dans le dĂ©sir de l’Autre. C’est pourquoi, l’aliment reste l’objet de rĂ©pulsion par excellence, tout ce qui a niĂ© depuis longtemps leur propre dĂ©sir de savoir et leur capacitĂ© d’étonnement. Le savoir de l’Autre a dĂ©formĂ© les corps et la psychĂ© en menaçant l’image de soi. Refuser de penser et de digĂ©rer l’aliment permet de ne pas modifier cette image et d’affirmer une toute puissance rĂ©gressive face Ă  l’enjeu, et au risque dĂ©cidĂ©ment trop grand de la pensĂ©e critique. Cette souffrance « anorexique Â» affichĂ©e (refus de saisir donc de penser) s’accompagne de son corollaire, la boulimie, sous la forme d’une rĂ©gurgitation massive des Ă©lĂ©ments indigestes, appris sans cohĂ©rence, ni intĂ©rĂȘt. C’est qu’il s’agit de vomir proprement des contenus informes et de se dĂ©barrasser au plus vite de toute cette pesanteur et de ces encombrantes toxines ! Il suffit d’interroger les Ă©lĂšves (toutes sĂ©ries confondues) sur leur apprentissage de l’Histoire, pour retrouver la force du modĂšle anorexique-boulimique. Il y a de quoi questionner le sens et la place du savoir Ă  l’école
sans doute faudrait-il « enquĂȘter Â» (cf Ă©tymologie du terme) davantage ! Mon collĂšgue « historien Â» nous rappelle la maxime cardinale : « les Ă©lĂšves ne sont pas lĂ  pour penser ! Â»

 

« Le professeur de philosophie, instrumentalisĂ© ? Â»

            Comment sortir de cette contradiction rĂ©currente qui consiste Ă  promouvoir la libertĂ© et Ă  l’invalider simultanĂ©ment et ce, dans les actes les plus quotidiens et les plus ordinaires de la vie scolaire ? J’ai trop souvent cette dramatique impression d’arriver trop tard dans le parcours de mes Ă©lĂšves, de constater les dĂ©gĂąts et de servir la bonne conscience d’un systĂšme, qui peut cyniquement faire valoir la spĂ©cificitĂ© française de son enseignement philosophique et son souci de former le citoyen Ă  la critique, aprĂšs avoir mĂ©ticuleusement laminĂ© et niĂ© en lui ses aptitudes Ă  l’autonomie. Ne sommes-nous pas instrumentalisĂ©s ? Le professeur de philosophie ne sert-il pas d’alibi rĂ©publicain ou de caution morale pour sauver les apparences d’une institution qui entend accomplir idĂ©alement la citoyennetĂ© et prĂ©pare en silence la docilitĂ© et la soumission  des jeunes gĂ©nĂ©rations aux « valeurs Â» impitoyables de ce « monde Â», obsĂ©dĂ© par la « rĂ©ussite Â», la concurrence, la consommation et le marchĂ© ? L’aliĂ©nation scolaire, perçue sous la forme d’un modĂšle carcĂ©ral par les Ă©lĂšves, ne constitue-t-elle pas, en ce sens, un tremplin pour d’autres aliĂ©nations ? Quels recours avons-nous ? Bernard Defrance propose dans la plupart de ses Ă©crits, une application des principes de la loi pour faire face Ă  la violence institutionnelle et l’instauration de tiers (sur le modĂšle juridique), c’est-Ă -dire de mĂ©diations, pour rĂ©duire les conflits liĂ©s Ă  l’exposition des professeurs et des Ă©lĂšves dans leur fonction respective. Les acteurs du systĂšme sont-ils prĂȘts Ă  penser les fondements et les conditions de l’autoritĂ©, Ă  renoncer Ă  cette toute puissance fantasmatique qui se retourne tĂŽt ou tard contre eux ? Rien n’est moins sĂ»r si on en juge par l’impact et l’orientation des rĂ©flexions engagĂ©es sur ces sujets. Ne serait-il pas souhaitable que chaque enseignant investisse philosophiquement les enjeux de sa propre discipline pour faire Ă©merger notamment la question du sens et la signification profonde de la recherche ? Il est hallucinant de constater que les Ă©lĂšves de classe terminale ignorent jusqu’au sens initial de leur spĂ©cialitĂ© (Ă©conomie, physique, mathĂ©matiques, histoire, biologie etc.) et se contentent de rĂ©citer ou d’appliquer des recettes. Si la violence est dans les normes, elle est aussi dans les contenus


Lecture proposĂ©e : remplaçons dans ce texte extrait du Prince (chap. XV) de Machiavel le mot prince par professeur, rĂ©publique et principautĂ© par Ă©cole et lycĂ©e, sujets par Ă©lĂšves, et nous voici bien en peine de construire un rapport cohĂ©rent Ă  la loi : ne serait-ce pas la situation rĂ©elle du systĂšme scolaire comme reflet d’une rĂ©alitĂ© anthropologique ? 

            “Il reste Ă  voir maintenant de quelle façon un professeur (Prince) doit se comporter Ă  l’égard de ses Ă©lĂšves (sujets) ou de ses collĂšgues (amis). Je sais que beaucoup d’encre a Ă©tĂ© rĂ©pandue sur ce point ; aussi je crains qu’on ne me juge prĂ©somptueux si Ă  mon tour je m’y emploie, d’autant plus que mon opinion sur ce sujet s’éloignera des prĂ©cĂ©dentes. Mais comme j’ai l’intention de servir ceux qui m’entendront, il m’a paru nĂ©cessaire de m’attacher Ă  la vĂ©ritĂ© effective de la chose, plus qu’à l’imagination qu’on peut s’en faire. Beaucoup se sont imaginĂ©s des Ă©coles (principautĂ©s) et des lycĂ©es (rĂ©publiques) que jamais personne n’a vus ni connues rĂ©ellement. Et la distance est si grande entre la façon dont on vit et celle dont on devrait vivre, que quiconque ferme les yeux sur ce qui est et ne veut voir que ce qui devrait ĂȘtre, apprend plutĂŽt Ă  se perdre qu’à se conserver. Car si tu veux faire profession d’homme de bien parmi tant d’autres qui sont le contraire, ta perte est certaine. Si donc un professeur (prince) veut conserver sa place, il doit  apprendre Ă  savoir ĂȘtre mĂ©chant et recourir Ă  cet art selon les nĂ©cessitĂ©s...”

            Il ne fait aucun doute qu’à la lueur de ce constat, je ne peux qu’interroger le sens de ma pratique et de ma prĂ©sence dans cet univers, oĂč dominent des formes plus ou moins discrĂštes de violences. Nous en sommes tous les victimes et les porteurs, les hĂ©ritiers et les promoteurs. Je dois reconnaĂźtre que se pose pour moi-mĂȘme la question de savoir comment poursuivre mon engagement de professeur. La possibilitĂ© de la dĂ©mission revient dans ces moments obscurs. Ces pĂ©riodes de crise, liĂ©es Ă  la pression institutionnelle, menacent le sens profond de ma fonction. Heureusement, certains Ă©lĂšves parlent, alors nous parlons ensemble, et nous nous remercions mutuellement de ce que nous avons parfois rĂ©ussi Ă  Ă©laborer. Dans ces moments de grande densitĂ©, je me sens jouer mon rĂŽle, celui d’un passeur. Les Ă©lĂšves passent, le professeur reste, ont-ils un peu grandi lors de cette invitation Ă  philosopher ? La rĂ©ponse leur appartient


Didier Karl, le 05 décembre 2003


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