Quand la
manif' se termine à l'hôpital.
par Manuel Domergue
manudo@libertysurf.fr
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Depuis deux mois, la multiplication des
mouvements sociaux provoque des
affrontements entre manifestants et forces de
l'ordre. Tour de France de ces
manifestations qui finissent mal : aux
urgences, au poste ou au tribunal.
Avec toujours la même question : comment en
arrive-t-on là ? Et à qui la
faute ?
 «
C'était Starsky et Hutch ! Ils sont arrivés les portières ouvertes. Très
rapidement, ils sont sortis matraque à la main
et nous ont chargés ».
Valérie Kerleau, intermittente du spectacle,
n'en revient toujours pas. Le
25 juillet dernier, Ã Nantes, une centaine
d'intermittents, au retour d'une
manifestation, bloquent une caravane
publicitaire du Tour de France. D'après
leur version, les CRS ont « bastonné » des
manifestants sans les sommations
d'usage. L'un d'eux reçoit un coup dans le
plexus et s'évanouit, avant d'
être transporté à l'hôpital. Les autres,
choqués, ne comprennent pas.
 Jusqu'ici, on avait un rapport cohérent avec les forces de l'ordre
», s'
étonne Valérie.
Cet incident illustre bien les affrontements
récents entre forces de l'ordre
et mouvements sociaux, qu'il s'agisse des
opposants à la réforme des
retraites, des professeurs, des soutiens à José
Bové, ou des intermittents.
Rien de particulièrement subversif, si ce n'est
leur pratique courante de la
désobéissance civile : des actions
non-violentes mais sans autorisation,
afin de créer un événement insolite.
Désobéissance civile et passage de la matraque
À Lyon, le 4 juillet, les intermittents
n'avaient pas le droit de bloquer l'
entrée d'un spectacle pour protester contre le
remplacement des grévistes,
lors du festival des « Nuits de Fourvière ».
Les CRS ont chargé et distribué
des coups de matraque sans retenue, comme
l'attestent de nombreux témoins et
une cassette vidéo tournée par un manifestant.
La victime du jour s'appelle
Claudia Warzebock, une chanteuse lyrique. Après
avoir été, à terre, frappée
à la tête, elle a fini aux urgences avec un
traumatisme crânien, une perte
de connaissance, l'enfoncement de la cage
thoracique, un arrêt de travail de
dix jours et un traumatisme psychologique.
Jean-Paul Borelly, secrétaire régional du
syndicat de police de droite
Alliance à Lyon, assume : « La police n'a fait
que son travail. Elle a obéi
aux ordres ». Et, à propos de Claudia, il pose
« la question : devait-elle
se trouver sur le passage de la matraque ? »
À Bayonne, deux autres militants ne se
trouvaient pas non plus au bon
endroit. Le 12 juin, après une manifestation
contre la réforme des
retraites, le mur du MEDEF local est taggué.
Deux policiers interpellent l'
auteur présumé, M. Fourcade, du syndicat basque
LAB (syndicat des
travailleur-se-s du Pays Basque), accompagné
d'un militant CGT, M. Lapeyre.
D'après l'un des policiers, Yves Lefèvre, par
ailleurs porte-parole
départemental de l'UNSA-Police (le plus
important syndicat de policiers, de
gauche), M. Fourcade, cagoulé, aurait cherché Ã
fuir, et M. Lapeyre aurait
 bousculé » l'autre policier « des deux mains ». Du côté des
manifestants,
on dément tout. Le résultat, lui, est incontesté
: M. Lapeyre a été jeté Ã
terre, son crâne a heurté le trottoir, où il
est resté inerte, saignant de
la tête. Après trente heures d'observation
médicale, il obtiendra une
blessure à l'épaule, six points de suture au
cuir chevelu, une blessure à l'
épaule et huit jours d'arrêt de travail. Pour
M. Fourcade : immobilisation
au sol, clé de bras, menottes puis blessure au
pouce (« un acharnement
volontaire » selon le LAB) : une entorse et dix
jours d'arrêt de travail.
Les policiers, eux, sont en bonne santé. Yves
Lefèvre en rit encore : « Le
gars de la CGT a eu quelques petits soucis,
oui. C'était un peu musclé.
Disons qu'il a un peu mangé le trottoir. Je lui
ai fait un balayage, ce qui
correspond aux GTPI classique », les « gestes
techniques et professionnels
en intervention », en cas de « rébellion ».
« L'échelle de Richter de la matraque »
Vieux débat : pour la plupart des policiers
interrogés, les actions
illégales sont la cause d'inévitables
brutalités. Jean-Luc Garnier,
secrétaire général d'Alliance, en est le
premier désolé : « Si une
manifestation est interdite, on fait dégager.
Il n'y a pas 36 manières de
faire dégager un endroit. Il y a des
affrontements, donc il y a des blessés,
des cuirs chevelus fendus. Mais avant, les
manifestants acceptaient ça. Il
faut accepter les risques : on deale de la
drogue, on fout le bordel, on
assume ! » Jean-Paul Borelly, d'Alliance-Lyon,
résume : « Il n'y a pas de
gradation dans l'échelle de Richter de la
matraque ».
Mais Nicolas Blot, le secrétaire général
l'Union syndicale des magistrats
(USM, le plus important syndicat du secteur,
centriste), rappelle le droit.
Il s'oppose fermement à cette vision : « Non !
On ne peut pas aller dans ce
sens-là ! L'absence d'autorisation de
manifester n'autorise pas des
violences de la part des forces de l'ordre. »
 Joaquin
Masanet, secrétaire général de l'UNSA et du SNIP-CRS, a une
explication différente : « Ce sont toujours les
mêmes qui prennent des
coups, des groupuscules gauchistes qui foutent
le bordel ! ».
Problème :
le 27 juin, à Rouen, c'est une jeune comédienne
de 24 ans, Nathalie Boitaud,
qui a été frappée. Quatre coups de boucliers
dans le visage, deux dents
perdues, un traumatisme aux cervicales, huit
jours d'arrêt de travail. Tout
ça parce qu'avec 200 intermittents, elle
faisait un sit-in sur le pont
Guillaume-le-Conquérant, sans autorisation. La
réaction du commandant Ledda,
chef d'état major de la Direction
départementale de la sécurité publique
(DDSP) de Seine-Maritime, fuse spontanément : «
Pauvre petite chochotte ! »
(voir encadré).
Aucun policier ne parle de consignes
particulières de la part du ministère
de
l'Intérieur, qui préfère garder le silence à ce
sujet. Pas d'« effet
Sarko »,
donc ? Nathalie Mangeot, la vice-présidente
d'Act Up, ressent depuis un an
 un
durcissement », « une pression accrue, ce n'était pas le cas avant. »
Albert Lévy, délégué régional de Lyon du
Syndicat de la magistrature (SM, de
gauche) constate que 2003 a été marqué par «
énormément de procédures »
liées à des brutalités policières contre des
manifestants. D'ailleurs,
Claudia, MM. Lapeyre et Fourcade, Nathalie,
Goobie (voir encadré) et les
autres ont tous porté plainte ou s'y apprêtent.
Mais il y a une nouveauté :
« DésormaisÂ
les brutalités policières touchent également les femmes. »,
constate Farid Messaoudi, responsable juridique
de la Ligue des Droits de l'
homme. Les dents de Nathalie ? Jean-Luc
Garnier, lui, n'y voit rien d'
anormal : « Si elle a pris des coups, c'est
qu'elle était trop proche des
boucliers. C'est tout. » Hélas, l'histoire ne
dit pas si le bouclier a porté
plainte.
Encadré 1 : Goobie et les « barbares » : une nuit au poste
« Ca fait partie du jeu à la con », explique le
commandant Ledda, chef d'
état major de la DDSP. Pas sûr que Frédéric
Patois, alias Goobie, comédien
de 37 ans et compagnon de Nathalie, se soit
beaucoup amusé ce soir-là . Il a
été emmené au poste avec cinq autres
manifestants après la charge des
policiers. Sa version parle d'elle-même. «
Menaces de mort par un policier,
sur le pont et au commissariat (« Je te
retrouverai, je te tuerai », devant
des policiers). 21 heures de garde à vue.
Resserrage régulier des menottes
dans le dos, coup de pied aux parties, genou
d'un policier sur la gorge, Ã
plat ventre sur le plancher du camion de police.
Puis déshabillage complet,
fouille au corps, plusieurs heures d'attente
pour aller aux toilettes : des
conditions barbares » et trois jours d'arrêt de
travail prononcés par
SOS-médecins, au commissariat. « Des conneries
» pour le commandant Ledda.
Selon Frédéric, les policiers lui ont fait
refaire quatre fois sa
déposition. « Un problème de formulation »
d'après le commandant. Quand
Frédéric est revenu déposer plainte au même
commissariat, les policiers l'
ont refusée. Explications du commandant : « On
lui a conseillé d'aller chez
le Procureur. Pour nous, c'était dur d'être
juge et partie ». Mais refuser l
'enregistrement d'une plainte est illégal.
Par contre, les policiers ont porté plainte
contre Frédéric et quatre autres
interpellés, qui risquent trois ans de prison
pour « outrage, rébellion et
violence volontaire ». Au Parquet de classer
l'affaire ou de la renvoyer en
correctionnelle.
Encadré 2 : Sommations d'usage ou charges à l'improviste ?
À Lyon, les manifestants sont formels : il n'y
a pas eu de sommations. Mais
Jean-Luc Garnier ne peut pas y croire : « Une
charge sans sommation, ça n'
existe pas. Le commissaire se ferait taper sur
les doigts. On est quand même
une des professions les plus sanctionnées ». La
très officielle Commission
nationale de déontologie de la sécurité (CNDS)
s'était déjà plainte, dans
son rapport 2001, de l'absence fréquente de
sommations par les forces de l'
ordre. « Des sommations explicites sont
nécessaires pour que les
manifestants sachent à quelles armes ils seront
confrontés », déclare
Nathalie Duhamel, secrétaire générale de la
CNDS. Or ses recommandations
 ont été
peu suivies cette année », déplore-t-elle. Le dernier rapport
contient notamment une lettre datée du 8
janvier 2003 de Pierre Steinmetz,
directeur de cabinet de Jean-Pierre Raffarin,
où il élude ce problème,
invoquant « les réglementations différentes
propres à la police et à la
gendarmerie » et l'existence d'un « groupe de
travail ».
Encadré 3 : Que faire après des brutalités policières ?
1) Porter plainte au commissariat, et en cas de
refus (interdit), auprès du
Procureur de la République.
2) Prévenir la Commission
justice-police-citoyens : Ligue des droits de l'
homme : 01-56-55-51-00. Demander Farid
Messaoudi
3) Contacter la « cellule de veille » mise en
place très récemment par Act
Up notamment : www.maincourante.eu.org,
01-49-29-44-75.
4) Saisir, par l'intermédiaire d'un
parlementaire, la Commission nationale
de déontologie de la sécurité (CNDS) :
01-53-59-72-72.
Le syndicat de la magistrature vient d'éditer
un « guide du manifestant »,
disponible sur internet :
http://www.syndicat-magistrature.org