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L'apprenti

L'apprenti ...

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Aref est jeune apprenti en mécanique automobile. Il travaille chez Hamid depuis à peine quatre mois. Mécanique est un bien grand mot, c'est plus juste de dire carrosserie. Le garage de Hamid s'occupe plutôt de remettre en état les voitures cabossées. Il achète et met en pièces les voitures accidentées. Il met à la disposition de ses clients des pièces détachées de différentes marques et modèles. Le travail ne manque pas et Aref apprend vite. Les journées sont longues, les semaines aussi. Une seule journée de repos hebdomadaire, plus les jours fériés. Ces journées-là sont chômées. Il ne perçoit que son strict temps de travail. Aucune prise en charge sociale. Aref travaille en semaine, et s'ennuie les vendredis. Une satisfaction cependant, celle de pouvoir dormir un peu plus le matin. Sinon, le restant de la semaine, il est au travail de sept jusqu'à dix-neuf heures. Une coupure d'une heure à midi pour manger. Le repas est à la charge du patron, « compris dans le salaire Â», comme il le lui rappelle à chaque fois. Un moment que l'apprenti apprécie car il se passe en famille. Hamid, son épouse et leurs trois filles. Fathia est l'aînée. Elle a quatorze ans, l'âge d'Aref. Elle est instruite et travaille bien à l'école. Plus tard, elle veut être pédiatre. Elle est la fierté de la famille. Aref sait à peine lire et écrire. Mais il est curieux et avide de connaissance. Tout ce qui a attrait à la vie de l'univers le fascine. Il aurait aimé étudier les étoiles, les galaxies, les planètes, les trous noirs … Il regrette de n'avoir pas pu aller à l'école plus longtemps. La vie en a décidé autrement, plutôt l'occupation. Son père, militant du FDPLP ( Front Démocratique pour la Libération de la Palestine ) a été tué lors d'un affrontement armé. Les forces d'occupation étaient entrées dans Naplouse à la recherche de résistants. Parfaitement renseignées, elles ont progressivement investi les immeubles et maisons où vivaient des membres du Front. C'était il y a un an. Le jour même de l'assassinat de son père, sa mère a été mise en détention administrative. Sans aucun motif, sans aucune accusation, sans aucun jugement et sans droit de visite ni pour son fils, ni pour la Croix-Rouge. Des milliers de palestiniens se trouvent dans cette situation, au mépris absolu du droit international. Il y pense quasiment tous les jours, et même plusieurs fois par jour. C'est souvent le soir, avant de s'endormir. Probablement une habitude d'enfance car c'est à ce moment que sa mère venait toujours lui dire quelques mots, l'embrasser et lui souhaiter une bonne nuit. Jamais elle n'aurait accepté qu'il arrête ses études. Elle aurait voulu qu'il atteigne le plus haut niveau. Qu'il devienne professeur à l'université. Elle aurait exercé tous les métiers, consacré sa vie entière dans ce but. Pour elle aussi, l'occupation en a décidé autrement. Aref souffre jusqu'à aujourd'hui de cet arrêt brutal de son enfance. Il aurait aimé passer plus naturellement à la vie d'adulte. Du jour au lendemain, il s'est retrouvé devant les grandes nécessités et obligations. Chercher du travail pour pouvoir subvenir à ses besoins fondamentaux. Se loger, se nourrir, se vêtir, se soigner … Il a galéré durant plusieurs mois avant de trouver, par relations, ce travail d'apprentissage chez Hamid, avec l'engagement ferme de ce dernier de lui apprendre véritablement le métier. Il faut reconnaître qu'il l'a tout de suite considéré comme son propre fils. N'ayant que des filles, il est content d'avoir aussi à faire avec un garçon. « Enfin un fils ! Â» se dit-il de temps en temps, mais en soi-même. C'est son profond secret. N'empêche que son épouse devine un petit peu ce sentiment et en est aussi contente. De temps en temps elle propose au jeune garçon de rester dormir à la maison, surtout quand il a travaillé tard avec son époux. L'atelier est limitrophe avec la maison. Il n'y a qu'à baisser le volet métallique et en quelques pas, on est chez soi. Toute l'arrière place est réservée à déposer les pièces détachées. Hamid l'appelle son magasin. Quand Aref est invité à rester le soir, il accepte volontiers. Il profite pour discuter astronomie avec Fathia. Avec elle, il est en confiance et n'a pas honte de se tromper ou de reconnaître son ignorance. Il apprend vite. Sa mémoire est en éveil et il retient ce qui lui semble important. Le père observe malicieusement la scène. Lui aussi regrette que ce jeune garçon ne puisse pas continuer ses études. Mais qui sait ? Peut-être qu'un jour… La table est mise. Tout le monde s'y retrouve autour. Les plats n'ont rien d'exceptionnel mais c'est à chaque fois un grand moment de bonheur. Surtout quand le père plaisante et fait rire Aref. Il y a comme une secrète complicité entre les deux hommes. Il arrive qu'ils continuent à parler de leur travail, de planifier ce qui reste à faire dans les jours à venir, des priorités, des clients, des occasions manquées … de tout, sauf de ce qui se passe tout autour d'eux, à savoir l'occupation. C'est comme si Hamid veut éviter de faire le moindre mal à son apprenti. Lui faire oublier son vécu difficile ne serait-ce qu'un petit instant. Lui signifier qu'avec eux il est en famille. Lui monter que la vie continue. Aref est un jeune homme d'une très grande sensibilité et comprend parfaitement les intentions profondes de son patron. Effectivement, quand il reste chez eux le soir, il retrouve une famille. Voir plus, puisqu'à la longue il fini par se lier d'une profonde amitié avec Fathia. Cette dernière découvre en lui un être d'une immense générosité et d'un courage rare. Elle en tombe amoureuse. Au fil des jours et des semaines, le couple se construit secrètement. La fille devient de plus en plus attentive aux paroles et gestes du garçon. Réciproquement. Les regards plus insistants s'attardent sur tout le corps de l'autre. Aref aime à fixer les yeux noirs de Fathia, ses longs cheveux, ses lèvres, ses joues, son cou, ses mains, ses épaules, sa poitrine, ses jambes, ses pieds, ses gestes, son sourire, sa voix … Il aime tout en elle. Et quand elle lui explique les phénomènes physiques qui dominent l'univers, c'est l'extase. Il est tout prêt d'elle, il la frôle des épaules, il lui touche les doigts, il sent son haleine, il entend les battements de son cÅ“ur. Il est heureux. Elle lui fait oublier sa mère. Il a envie d'elle. Réciproquement. Un jeudi soir, après une longue journée de travail, le père insiste pour qu'il reste. « Demain c'est vendredi, tu pourras rester avec nous toute la journée. Â» lui suggère-t-il. Aref accepte. Après le repas, on prend le thé tout en écoutant de la musique. Hamid se prépare une petite narguilé. Les jeunes jouent aux cartes pendant que la mère tricote. Le poste de télévision est là mais on s'abstient de le regarder en présence d'Aref. « Et puis c'est toujours la même chose, il faut savoir prendre du recul de temps en temps. Profiter un peu de la vie, rester en famille. Même ça, ils veulent nous en empêcher. Â» dit Hamid. Il réalise qu'il vient de dire ce qu'il ne faut pas devant le jeune garçon. Ce dernier fait comme s'il n'a rien entendu. Fathia sent le contraire. Elle rougit. Elle voudrait tant le serrer dans ses bras pour le consoler. Le silence dure un moment. Le père se lève et dit aux enfants de ne pas veiller tard. Les parents se retirent dans leur chambre. Aussitôt, sans perdre une minute, le couple amoureux dit aux deux sÅ“urs qu'ils sortent se promener. Elles sont dans le secret depuis quelques semaines et leur rendent, très souvent, un grand service. Une fois dehors, ils s'engouffrent rapidement dans l'atelier par la porte de service. Il y a là toujours une voiture en cours de réparation qui sert d'abri pour leurs étreintes d'adolescents et leur rêve d'un avenir commun. Soudain, du plus profond de la nuit, surgit un bruit assourdissant qui fait trembler toute la bâtisse. Il semble envahir les lieux de tous les côtés. De l'intérieur de la voiture, ils sentent le sol vibrer. Le bruit ne cesse de croître. C'est devenu un vrombissement d'enfer. Aref descend pour aller voir. Il entrouvre la porte et tombe sur un spectacle ahurissant. La rue est éclairée comme en plein jour. Des projecteurs sont braqués partout. Il y a là, devant lui, une colonne de chars et de bulldozers. Des hélicoptères d'où partent des faisceaux de lumière survolent le quartier. Les soldats sont partout. Les coups de feu ne tardent pas à partir. Aref ferme vite la porte et retourne dans la voiture au près de Fathia qui pleure déjà. Il la prend dans ses bras et la rassure. « Je suis là, je ne te laisserai pas. Nous sommes à l'abri Â» Hamid est réveillé, sa femme aussi. Ils se précipitent à la fenêtre mais très vite ils la referment et s'en éloignent. Ils courent dans la chambre des enfants. Ils sont paniqués et pleurent. La mère les prend dans ses bras. « Où est Fathia ? Â» crie le père. « Elle est sortie avec Aref Â» répond la plus grande. « Ils sont sortis où ? Ils sont sortis où ? Â» Il sort de la chambre et va vers la porte d'entrée. La mère lâche les enfants et se lance vers son mari. « Non, ne sors pas … ne nous laisse pas, je t'en pries, ne sors pas ! Â» Sa voix est étranglée par la peur. « Ils sont où ? Ils sont où ? Â» répète-t-il. Les murs et le plancher de la maison tremblent. L'éclairage des projecteurs traversent les volets des fenêtres. Ils entendent les balles cribler la façade. C'est l'enfer. Le père abrite toute la famille sous le grand lit. Il condamne l'entrée de la chambre avec tous les meubles et les objets qui lui tombent sous la main. Il agit vite sans réfléchir. Il n'arrête pas de penser à sa fille et à Aref. Pourvu qu'ils soient à l'abri. A présent, ils ne peuvent plus rien faire sauf attendre que ça se termine. Dehors, les tirs continuent de plus belle. Ils entendent des voix dans les hauts parleurs mais ils n'arrivent pas à distinguer ce qui se dit. Les enfants n'arrêtent pas de pleurer. Le temps va s'écrouler jusqu'à l'aube, une éternité, avec par moments, des secousses comme si la terre s'ouvrait et que tout se précipitait dans un abîme sans fin. Ce n'est que vers six heures qu'un silence s'établit. Plus rien. Le vide. La mort. Hamid se décide à sortir et à aller jeter un coup d'Å“il à l'extérieur. La rue est déserte. Sous ses yeux s'étale un spectacle monstrueux, apocalyptique. Il sort. Des voisins sortent aussi. Tout le monde se dirige au milieu de la chaussée pour avoir une vue d'ensemble et mesurer les dégâts. On se rassure les uns les autres. Les commentaires fusent. Les équipes de secours sont déjà sur place. On entend les sirènes des ambulances. Hamid sent ses pieds défaillir. Sa tête va éclater. Il s'écroule. Son atelier n'existe plus. Tout est par terre. Ils ont tout aplati avec leurs bulldozers. Tout. Ils ont envahi la place intérieure. Toutes les pièces détachées sont réduites à des plaques de fer et d'acier. Plus rien. Les voisins le relèvent et le soutiennent jusqu'à sa maison. « Où sont-ils ? Â» répète-t-il inlassablement. La mère arrive avec les deux enfants. Le regard hagard, elle cherche et interroge tout le monde. « Quelqu'un a-t-il vu Fathia et Aref ? Â» demande-t-elle. « Où sont mes enfants ? Â» répète, encore et encore le père. … Quelques heures plus tard, les secouristes extrairont deux corps d'une carcasse de voiture aplatie juste à l'entrée de ce qui fut l'atelier de Hamid. Les parents identifieront les corps des deux enfants amoureux. … La noce aura lieu l'après-midi, en présence de quarante milles témoins qui se relaieront pour porter les jeunes mariés dans leur demeure éternelle : la terre de Palestine.

 


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