8 Mile
de Curtis Hanson avec Marshall
Bruce Matthers, alias Eminem ( Jimmy Smith Junior dit Rabbit ), Kim Basinger (
sa mère ) – Alex, sa
« copine » ( Britanny Murphy) – 2002 – USA – 1H51
Panneau
à la caisse du cinéma : « Certaines scènes de ce film peuvent heurter
le jeune public ».
807
000 spectateurs en France en première semaine
1°) Structure du film
Situation
initiale : Detroit ( USA ) , 1995 : dans une boite sordide
fréquentée par des noirs, Rabbit, encouragé par ses 4 amis, doit affronter un
rappeur noir dans un concours de rap improvisé, un « battle », un
défi. Il reste sans voix et quitte la scène sous les huées. Ayant laissé sa
voiture à sa première copine qui lui a annoncé qu’elle était enceinte, il
retourne vivre dans le mobil-home de sa mère et de sa petite sœur Lily. Il
débarque quand sa mère et l’ami de celle-ci font l’amour. Sa mère lui donne sa
propre voiture, comme cadeau d’anniversaire. Rabbit est ouvrier dans une usine
automobile. Il part en voiture faire une « virée avec ses copains ».
Situation
finale : Il est passé à tabac par les « méchants noirs »,
rappeurs trafiquants et porteurs de signes extérieurs de richesse. Il est bien
vu de son contremaître, à l’usine, qui lui propose d’effectuer des heures
supplémentaires. Sa copine l’a trahi avec un homme plus influent en espérant
commencer une carrière de modèle à New-York. Le copain de sa mère les quitte.
Sa mère, désespérée, menacée d’expulsion…gagne au Loto 3200 Dollars ( « on
est riches ! » ). Il accepte le défi, et devient le nouveau champion
de rap de la boîte, acclamé par les noirs. Alex, sa « copine »
blanche l’applaudit au fond de la salle.Â
Vainqueur, mais solitaire dans la ville endormie, il laisse ses copains
et repart, seul, travailler à l’usine.
En ce mois de
Mars 2003, Eminem est un phénomène éditorial, notamment dans la presse
« jeune » :
-
4 pages dans Phoshore (« Eminem, mi ange mi démon »)
et photo en couverture
-
2 pages dans Okapi ( « Rabbit contre Eminem » )
-
2 pages dans « Je bouquine » ( Eminem acteur !
)
-
1 page dans Les clés de l’actualité (« 8
mile : la route du succès »)
-
[ sans oublier : 3 pages dans Télérama ( « Eminem
blanc cassé ») ]
2°) Analysons rapidement
quelques unes des raisons qui expliquent le succès de ce film :
Eminem : Rabbit, le personnage qu’il incarne Ă
l’écran, s’inspire de sa propre vie. Selon Jean-Yves Dana, « l’Eminem
que tu connais est à des années lumière du héros du film. Il a vendu plus de 38
millions de CD et reçu des tas de récompenses. La presse spécialisée fait
l’éloge de ses albums en oubliant qu’il attise la violence » et la haine.
Eminem est irresponsable, et pire, il s’assume comme tel. (…) La drogue lui
sert Ă justifier son immonde personnage de Slim Shady, le double crapuleux
qu’il s’est créé et dont il abuse pour déverser les pires horreurs sur les
femmes, les homosexuels ou certaines stars » ( Okapi n° 733). Pour nos
adolescents, un personnage fascinant, hors du commun (« Il est
crédible, naturel, charismatique » souligne Laurent Djian dans Les
clés de l’actualité).. L’artiste a confié l’an passé au magazine « Rolling
Stone » : « Il me semble évident que j’ai vendu deux fois
plus de disques que les autres rappeurs, simplement parce que je suis
blanc ».
La musique :
« Ville natale du chanteur et lieu unique de tournage du film, Détroit
est le berceau de plusieurs aventures
musicales récentes ( le label soul Motown dans les années 60, les Stooges
ensuite, la house des années 80) » précise Olivier Joyard dans Les
Cahiers du Cinéma. « Le film, poursuit-il, capte l’arrivée
naturelle du parlé rap (le flow, mélange de dureté agressive et de linéarité
musicale spontanée) dans des situations de plus en plus chantées, à la maison,
en boîte, à l’usine ».
« Le
« battle », indique le quotidien Libération, est le symbole de
l’esprit de compétition et d’affrontement qui a marqué la créativité de la
culture hip-hop depuis son origine. Pour le rap, il s’agit de véritables joutes
oratoires, qui dans leur fonctionnement sont proches des ligues
d’improvisation, mais dépassent l’entendement sur le fond. Tous les coups sont
bons : l’humiliation, la menace, les insulte, le sexe, la race, les mamans
( genre : « Ta mère va regretter de ne pas t’avoir
avorté »). Les acclamations du public départagent les deux
adversaires. »
Les « emprunts » à d’autres classiques :
relevons les plus évidents. Le jeu intériorisé d’Eminem rappelle ceux de James
Dean, Cagney ou Garfield. La structure du film n’est pas très éloignée de celle
du premier « Rocky ». « Flashdance », d’Adrian Lyne, nous
avait déjà narré le difficile parcours d’une ouvrière persévérante dont le
talent de danseuse allait ĂŞtre, in fine,Â
reconnu. Georges Lucas, dans « American Graffitti », nous a
proposé des virées automobiles urbaines et nocturnes mémorables. Francis F.
Coppola (« Rusty James ») et Robert Wise ( « West side
story ») ont décrit eux aussi des
luttes entres bandes adolescentes rivales.
Et comment oublier qu’un certain
Cyrano de Bergerac / Depardieu a
improvisé lui aussi une fameuse tirade…
3°) Portrait d’une Amérique « au fond du
précipice »…
3-1 Misère familiale
La mère
d’Eminem survit avec sa petite fille dans son mobil-home. Elle attend que son
« ami » reçoive un gros chèque que doit lui verser une compagnie
d’assurance. Le film nous montre un rapport sexuel entre les deux adultes, mais
nulle trace de tendresse ni d’affection. Ni entre eux, ni avec la jeune Lily,
que Rabbit devra confier quelques heures à la voisine, car l’enfant est souvent
abandonnée par sa mère et reste seule devant la télévision.
Rabbit va
tenter d’incarner la Loi pour protéger
sa mère et sa sœur. Cela ne sera pas sans soulever de fortes ambiguïtés ( la
mère expliquant à Rabbit – qui refuse de l’entendre – ses relations sexuelles
avec son « ami », et qui conclut son monologue par :
« Entre nous ça marche bien, la seule difficulté c’et qu’il refuse de me
lécher le sexe ».
La
famille, au bord du précipice, voit son horizon s’éclaircir par le départ de
l’ami et le gain inattendu au Loto.
3-2 Misère sentimentale
Rabbit
quitte son ancienne petite amie. L’annonce de sa paternité n’aura qu’une seule
conséquence : Rabbit donnera sa
voiture Ă son ancienne compagne ! ( plus tard dans le film, la jeune femme
viendra elle-même mettre en doute sa grossesse ). Mais Rabbit a rencontré Alex,
qui ambitionne de fuir ce milieu. A la demande d’Alex, le couple va
« soulager une tension » en faisant l’amour dans les locaux de
l’usine, entre les machines, et, l’orgasme atteint, va continuer son dialogue
sur ses projets professionnels, avec la même légèreté que s’ils venaient de consommer
une boisson pétillante… La « trahison » d’Alex va laisser Rabbit
seul, bien qu’il y ait autour de lui d’autres jeunes femmes noires. En dehors
de Rabbit, aucun jeune ne sera en contact dans le film avec des membres de sa
famille. Aucun couple ne fonctionne.
3-3 misère sociale et
professionnelle
L’usine se
réduit à l’atelier de pressage des tôles où travaille Rabbit. Dans cet univers,
il est le seul blanc ( le contremaître est noir ). La solidarité entre ouvriers
est minimale. Le travail est mécanique, monotone et répétitif ; il est
situé en dehors de tout contexte. Nulle progression sociale n’est évoquée,
nulle Ă©vasion possible.
Le pays, le
monde sont absents. La ville deviendra l’enjeu abstrait du « battle »
de rap final, que gagnera Rabbit. Seul territoire : le quartier. Seuls
repères, les bandes qui le parcourent : amis ou adversaires ( mais tous
sont noirs ). Les « méchants » bénéficient d’une certaine aisance
matérielle, mais elle semble liée à des trafics illicites.
Dans
les « battles » de rap, la violence est contenue, détournée, mais
elle Ă©clate parfois dans de vrais affrontements entre jeunes en ville.
4 – les grosses « ficelles » d’un scénario
roublard (ou comment ménager le frisson de la transgression pour les
« kids »)
Le film est construit sur l’image
« maléfique » du « bad boy » Eminem. Les producteurs (
Brian Glazer et Jimmy Iovine ) ont demandé à Scott Siver, le scénariste, de
concevoir un produit qui puisse attirer les adolescents sans effrayer les
parents ni s’attirer les foudres de la censure. Aussi :
-
quand Eminem et ses quatre copains sont en virée nocturne en
ville dans leur voiture pourrie, si l’un d’entre eux sort une carabine et tire
sur les passants, il s’avère que c’est une carabine de paint-ball qui ne
projette que de la peinture,
-
quand un des membres de la bande, au cours d’une bagarre, sort
un pistolet, le coup part mais le malheureux se blesse lui-même, réellement
mais aussi symboliquement ( la balle a frôlé ses organes génitaux… ),
-
quand, ivres d’alcool et après avoir fumé – à l’écran –
beaucoup de cannabis, la bande décide de …. brûler une maison, il s’agit d’un
squat abandonné dans lequel un pervers abusait d’enfants ; c’est donc, au
final, une bonne action !
-
menacé par le gang adverse qui va le passer à tabac devant sa
maison, Eminem, au lieu de s’enfuir, veillera à mettre sa petite sœur à l’abri.
En guise de conclusion
« 8
mile » répond parfaitement à l’objectif pour lequel il a été réalisé,
séduire les adolescents et rapporter beaucoup de dollars. Aux « apaches » des « banlieues »,
le film propose un miroir apparemment valorisant : le
« quartier » est au centre du monde, il possède ses propres règles,
son langage, ses rites et sa gestuelle, son identité, et surtout sa culture. Les jeunes des lycées de
« centre-ville » trouveront ici l’occasion de partager quelques
séquences de transgression des règles sociales ( violence, poly-toxicomanies,
sexe ) sans crainte d’être remis en cause dans leur statut : le héros est
un « blanc » qui finalement, par son seul talent et son seul mérite,
va s’imposer aux yeux de tous.
La jeunesse,
dans le film, c’est le monde du sur-place : on ne peut s’émanciper ( les
conditions économiques imposent aux jeunes adultes de dépendre de l’aide
matérielle apportée par les parents ). Si l’école est présente, c’est en
négatif, comme un repoussoir (Rabbit va « achever » son adversaire
dans son duel en lui rappelant notamment que ce dernier a des parents et …qu’il
poursuit des études, valeurs que le public présent va dénoncer en éliminant le
candidat ). La « poésie » n’existe que comme arme pour dénoncer
l’oppression du système sur les individus ou pour détruire par les mots
« l’autre ».
Les héros,
jeunes-adultes, rêvent de réussite individuelle, de reconnaissance
professionnelle et artistique. Ils sont englués dans un « présent »
qu’ils ne maîtrisent pas : chacun a un toit, mange à sa faim, consomme des
drogues licites ou illicites, se livre Ă des petits trafics ou travaille. Ici
nul désœuvrement, au contraire, une tension toujours palpable. C’est un
contexte d’exclusion sociale sans réelles perspectives, mais encore
supportable. Les Pères sont absents, la présence policière symbolique et
inefficace. C’est un univers de « cogneurs » ( au physique ou par les
paroles ) dans lequel les filles sont des personnages marginaux.
Incontestablement,
Eminem est un artiste reconnu ( Grammy awardisé à plusieur reprises ) et
populaire ( plus de 20 millions d’albums vendus). Dans « 8 mile », il
se rĂ©vèle un acteur au jeu intĂ©ressant.Â
Mais fallait-il pour autant, dans des médias dont la cible est le public
des collégiens, donner une si large place à ce film, un produit racoleur – une
fiction, pas un documentaire - au fond très contestable ? Eminem / Rabbit
est une énigme : il nous intéresse par son parcours et ce qu’il incarne de
la pauvreté aux USA, mais ses textes ( mettant en scène viols, meurtres,
suicides, overdoses ou agressions ) et le « conte de fées » que
Hollywood et son industrie de loisirs nous présentent ici ne peuvent susciter
que notre réprobation. Qui aura le courage
de nous proposer une véritable enquête journalistique sur tous les amis de
Rabbit, bien réels aujourd’hui à Détroit, qui n’ont comme seul horizon que la
violence, la pauvreté et l’exclusion ? Ce sont eux, les anti-héros, qui
auraient mérité un coup de projecteur de la part de nos médias.
Ce film
complaisant risque de devenir cette chose triste et convenue : un
phénomène de société.
Mais peut-on
vraiment aujourd’hui briser la « société du spectacle » ?
Mercredi 5
mars : dans notre petite ville de province, au début de l’après-midi,
quelques lycéens (une trentaine ) manifestent, à l’appel d’un collectif de
jeunes américains, pour la Paix dans le
monde. Dans le complexe cinématographique du centre-ville, à deux pas, environ
deux cents jeunes sont venus au même moment découvrir la première apparition du
rappeur blanc à l’écran…
Ce jour-lĂ ,
j’ai compris Ă quoi servait ce genre de film…Â
Eminem, tu es vraiment un
« Bad boy ! ».
Gérard Hernandez – Mars 2003