Sans vérité
La lettre du papa de Carlo Giuliani
Que l'injustice suive son
cours? Qu'au nom du peuple italien, on n'en parle plus?
Que la
Gênes de 2001 n'aie jamais existé? Quels autres commentaires arrachés à la
douleur renouvelée? Je préfère parler de désillusion amère, un commentaire
arraché à la modération et à la rationnalité incertaine. Mais il reste pénible
de penser que si l' on archive la vérité on ne peut l'atteindre. Combien de
contradictions se sont ajoutées les unes aux autres durant ces vingt mois!
Combien de
changements, combien de reconstitutions virtuelles et fausses d'une scène qui
reste toujours la même: Carlo arrive le dernier du côté de ce maudit
"defender", entend les cris menaçants, voit un pistolet pointé,
attrape un objet qui lui roule entre les pieds et cherche à désarmer, avec le
courage de quelqu'un qui a le sentiment de faire une chose juste et a
confiance.
Mais cette
scène ne suffit pas. Les témoignages, les films, les photographies sur ce qui
est arrivé, avant, pendant et après ne suffisent pas. Et pourtant, on l'avait,
le moyen de les évaluer, de les discuter, de les confronter les uns aux autres.
C'était le débat public. Combien de fois l'avons-nous demandé, en explicitant,
s'il en était besoin, que nous ne voulions, que nous ne voulons pas nous
venger… Mais seulement justice et vérité. Trois niveaux de jugement, comme le prescrit
la loi, pour qu'elle soit affirmée. Eh bien, au contraire, non. On archive. On
ne tranquilise que ceux qui ont peur de la vérité. Il reste un sentiment de
vide dans la partie grande, libre et honnête du pays, chez ceux qui portent,
encore aujourd'hui, une fleur ou un petit
mot place
Alimonda, chez ceux qui ne veulent pas oublier, chez ceux qui veulent savoir,
chez ceux qui ne se lassent pas d'exprimer leurs angoisses, leurs espérances.
Chez tous ceux qui partagent le droit d'être solidaires. C'est aussi pour eux,
c'est aussi grâce à leurs sentiments que nous
continuerons
à demander vérité et justice. Nous le ferons jusqu'au dernier souffle, jusqu'Ã
la dernière énergie.
Le papa de
Carlo Giuliani
Giuliano
Giuliani
traduit par
mcr
08.05.2003
Collectif
Bellaciao
http://www.bellaciao.org
Enterré sous
l'archivage?
La lettre de la mère
de Carlo Giuliani
Te rendre
compte que ton fils ne reviendra plus. Ce n'est pas facile.
Même après
le bouleversement, le vacarme des premiers temps, quand tu te retrouves seule Ã
la maison, tu continues à attendre: tu attends son pas sur l'escalier, sa façon
bien à lui d'ouvrir la porte, son "salut!"
Quand tu
commences à comprendre que tu voudrais seulement te cacher, dans l'obscurité,
dans le silence. Et pleurer.
Je n'ai pas
pu pleurer toutes mes larmes pour mon fils, pour sa jeune vie, le futur écrasé
sur l'asphalte d'une place: il y avait sa sœur et il y avait les autres, tous
les autres fils et filles qui venaient chercher un réconfort, les yeux gonflés,
la bouche pleine de rage, la tête pleine de questions. Comme si je n'en avais
pas eu assez des miennes.
C'est comme
cela que j'ai commencé à chercher des témoignages, des photos, des films, Ã
regarder et re-regarder des milliers de fois la même scène. Je me souviens de
la première fois où quelqu'un m'a dit: "C'est étrange, un jeune conscrit,
effrayé… et pourtant la main empoigne le pistolet, bien tendue, décidée,
oblique, comme le fait quelqu'un qui s'y entend, un tueur". Plus je me documentais
et plus s'allongeait la liste de mes "pourquoi".
Pourquoi ce
cortège avait-il été chargé sans préavis, sans raison apparente, tandis qu'il s'acheminait
le long d'un parcours autorisé? Pourquoi, quelques instants auparavant,
n'avait-on pas arrêté les délinquants vêtus de noir qui cassaient et
incendiaient?
Pourquoi
avait-on permis que des délinquants en uniformes s'acharnent en groupe sur des
personnes isolées sans armes, déjà blessées, déjà à terre? Qui avait ordonné,
après trois heures de charges, de lacrymogènes, de bastonnades, ce bref assaut
latéral?
Pourquoi
cette camionnette s'est-elle arrêtée au milieu du carrefour, contre la
poubelle?
Qui a cassé
la vitre arrière? Il y a un pied qui shoote dans les derniers morceaux et jette
par terre l'extincteur qui avait déjà été lancé une première fois et s'était
arrêté, inoffensif, en équilibre sur la roue de secours. Pourquoi? Pourquoi la
police qui gardait la rue adjacente avec des moyens importants n'est-elle pas
intervenue?
Pourquoi le
chauffeur est-il reparti, à toute vitesse, en marche arrière alors que les
coups de feu avaient fait désormais disparaître les derniers manifestants?
Pourquoi n'a-t-on même pas tenté de porter secours à Carlo? Et encore:
qu'est-il arrivé ensuite?
Il y a deux
photos qui se suivent qui montrent Carlo étendu par terre, entouré de forces en
uniforme: dans la seconde, on voit clairement, là tout prêt, un caillou plein
de sang; dans la première, le caillou n'y est pas. Et Carlo a une blessure
profonde au front.
Dans une
photo prise aux urgences, à son arrivée, le jeune "carabinier" a la
tête pleine de sang, rouge, vif: plus de deux heures se sont écoulées… Je
pourrais remplir des pages et des pages de notes, de doutes, d'interrogations.
"A toutes ces questions", pensais-je, "l'enquête répondra".
L'avant et
l'après n'intéressaient pas le Ministère Public: il a confié l'enquête aux CC
[le corps des carabiniers](les carabiniers? Mais celui qui dit avoir tiré
n'appartient-il pas au corps des carabiniers?), il a formulé à ses experts des
demandes précises sur la distance entre Carlo et le
"defender"
[la camionnette blindée] au moment du tir, sur la trajectoire du projectile,
sur le pistolet utilisé. Il n'a même pas voulu voir les autres armes présentes,
pourtant nombreuses et visibles dans le film. Il n'a pas de doutes, le
Ministère Public.
La
reconstitution effectuée, place Alimonda, au printemps dernier, a eu pour but
de répondre aux demandes exprimées et pas à d'autres: personne n'a voulu
savoir, par exemple, quelle était la position des occupants de la camionnette,
de quelle manière étaient agencés ces bras, jambes, têtes qui apparaissent sur
les photos et rendent les déclarations des carabiniers improbables; personne
n'a voulu vérifier le champ de vision du chauffeur (qui a entendu crier ses
collègues mais n'a pas entendu les coups de feu "parce que j'avais le
masque").
Les experts
choisis par le Ministère Public, eux non plus, n'ont pas de doute: l'un d'eux,
des mois avant d'accepter la charge, avait déjà exprimé publiquement – dans un
éditorial de la revue "Tac armi"- son opinion personnelle selon
laquelle il se serait agi d'un cas de légitime défense.
D'autre
part, la même certitude avait été exprimée, avec un piètre respect pour le
travail des magistrats, le soir-même du 20 juillet par le vice-président du
Conseil, Fini, et, en différentes occasions, par le Procureur en Chef de la
République de l'époque, imité, dès son installation, par le collègue qui l'a
remplacé.
Un autre
expert, quand on apprend la nouvelle du coup de pied qui aurait dévié le
projectile, répond ironiquement à la demande d'un journaliste, que lui et ses
collègues passeraient à la postérité grâce à cette reconstitution… Bon sang! On
avait fait des essais: on avait disposé un pistolet plus ou moins à cette
hauteur-là , on avait attaché un caillou à un fil et un carton
représentait
la victime. On avait déplacé la pierre et le carton jusqu'à ce que l'on
obtienne le résultat voulu. Ou plutôt : le carton n'est pas mort, il est, tout
au plus, blessé par frottement, à la hauteur de l'estomac, semble-t-il; mais
peu importe: on a réussi à démontrer qu'un caillou
peut dévier
un projectile.
Peu importe
que cela, on ne le voie sur aucun film, peu importe que l'examen recoupé des
films et des photos montre que le sale coup de pied atterrit sur le toit du
"defender" un instant avant le coup de feu. Auparavant, on avait
tenté la même expérience avec l'extincteur, en le réduisant à l'état de
passoire de telle manière qu'il ne sera désormais plus possible de le
reconnaître ou de l'identifier comme ce qu'un gradé scrupuleux des CC (corps
des carabiniers) emmène avec lui tandis que les camionnettes passent devant
l'église, quelques instants auparavant…
Des mois et
des mois de travail attentif de la part des nôtres et, petit à petit, même les
experts du Ministère Public s'approchent des mêmes résultats en ce qui concerne
la distance entre Carlo et le pistolet. Pas en ce qui concerne le trajectoire:
le carabinier a tiré en l'air, ils en sont
certains
au-delà de toute démonstration précise et documentée qui démentit cette thèse.
Bon sang, il y a le trou laissé par le second projectile (celui-là non plus,
jamais recherché) sur l'église du "Rimedio", découvert même par l'un
d'eux, le jour où l'on a ramené le "defender" sur la place: le trou
se situe au-delà de la grille, après un arbre, sur le mur, à plus de cinq
mètres de hauteur.
Mais, au
fait, si on trace une ligne d'ici à là , du "defender", avec les trois
à bord, jusqu'à l'église – observent les nôtres – dans le première partie de
son trajet, ce second projectile aurait pu rencontrer un autre visage, une
autre personne, une autre vie. Un tir croisé, de droite à gauche et puis de
gauche à droite, tandis que le bras, naturellement, se soulève un petit peu. Il
suffit d'essayer. Mais personne ne demande qu'on le fasse.
Il n'a pas
de doutes, le Ministère Public, tellement pas, qu'il écrit dans la proposition d'archivage
que les données, même si l'on s'en est scrupuleusement assuré, ne sont pas
après tout si importantes: sur cette place, il y avait un jeune carabinier
effrayé qui a tiré parce qu'il s'est senti en danger de mort. Dans la salle du
septième étage du Tribunal de Gênes, la semaine dernière, les avocats de la
défense ne se sont même pas soucié de contester les précisions
pointilleuses
des nôtres: ils ont repris intégralement la thèse du Ministère Public en
ajoutant cette chose terrible, cet "usage légitime des armes" au
cours d'une manifestation de rue qui devrait faire trembler le pouls de toute
personne responsable et indigner tout démocrate.
Une
nouvelle insulte à notre Constitution.
Parce qu'il
est vrai que si nous remontons à quelques vingt années et plus en arrière, des
gens comme Carlo, on en trouve tant, qu'on a peut-être touchés dans le dos ou Ã
la nuque. Il suffit de lire "In ordine pubblico", un précieux petit
livre que nous devons à la passion et aux soins de Paola Staccioli et au Comité
Walter Rossi, en vente ces jours-ci. Il suffit de parcourir la lste
qui se
trouve au paragraphe "per non dimenticarli", sur le site www.piazzacarlogiuliani.org . Il
est vrai que ces homicides sont restés impunis, qu'on les a laissé couler dans
un océan de mensonges, de faux témoignages, de refoulements et d'"omertà ".
Laissés
sans responsables, "archivés", comme l'écrit Antonella Marrone sur
l'"Unità " de dimanche dernier. C'est vrai. Légitimer a priori
l'utilisation des armes lors d'une manifestation, des armes aux mains de
délinquants comme ceux que nous avons vu à l'œuvre ici, à Gênes, le jour suivant
aussi sur la place Kennedy, sur le corso Italia, Ã la Diaz, ce serait
aujourd'hui d'une
gravité
inouïe. Ma fille a trouvé sur Indymedia une affiche: elle représente Rachel
Corrie et Carlo qui se tiennent par la main.
En dessous,
il y a écrit: "Ils sont VIVANTS parmi nous!" Rachel enterrée par un
bulldozer parce qu'elle tentait de défendre une pauvre maison palestinienne;
Rachel qui était venue des Etats-Unis, comme ses compagnons d'autres pays, tous
armés d'un irrésistible sens de justice…
On ne peut
pas envier une mère qui survit à son fils.
Et
pourtant, j'envie ces mères qui, de leur fils, ne se rappellent que la vie.
Moi, le
mien, je l'ai vu mourir une infinité de fois. Je m'accroche encore à une
dernière espérance, fragile: celle de ne pas le voir mourir une fois de plus,
enterré par un archivage.
La maman de
Carlo.
Haidi
Giuliani
traduit par
mcr
07.05.2003
Collectif
Bellaciao
http://www.bellaciao.org
Résistons
ensemble
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+ Informations sur la liste :
http://listes.samizdat.net/wws/info/resistons_ensemble