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LA BANLIEUE N'EST PAS UN REALITY SHOW

 

Projets, vie associative, solidarités... Le sociologue Michel Kokoreff

montre, avec un livre issu de dix ans de recherche, que le quotidien

dans les "quartiers difficiles", en France, ne se résume pas à la

délinquance.

L'enquête se déroule dans un quartier de la périphérie nord de Paris,

habité en grande majorité par des familles issues de l'immigration.

Menée par Michel Kokoreff, elle a duré une dizaine d'années. Dix ans

d'observations et de rencontres pour comprendre les "banlieues", au-delà

du sensationnalisme médiatique. Ce travail sociologique a donné lieu à

un livre très vivant: La force des quartiers (Payot). D'où il ressort

que si la délinquance existe bel et bien, l'envie de s'en sortir, la

vitalité et le dynamisme associatifs existent tout autant. Encore

faudrait-il ne pas leur mettre des bâtons dans les roues.

 

* Comment avez-vous été accueilli? Et quelle est votre démarche?

Enquêter dans les quartiers de banlieues populaires n'est pas simple.

Parce que ces espaces et les populations qui y habitent sont très

stigmatisés par les médias, la classe politique, les institutions. Et

parce que la suspicion est forte à l'égard des "étrangers de l'extérieur"

(éducateurs, journalistes, chercheurs...).

Du coup, le chercheur est sans cesse mis à l'épreuve sur ses intentions,

son travail et ses retombées concrètes, etc. En gros, la position du

sociologue peut être assez proche de celle de l'avocat: faire des

enquêtes pour aller à l'encontre des idées reçues et défendre les gens...

 

* Comment vous y êtes-vous pris?

J'ai toujours affiché la couleur, sans dissimuler qui j'étais et ce que

je faisais. De plus, en tant que sociologue mon propos n'est pas de

porter un jugement moral; il consiste à respecter les gens rencontrés,

qu'ils soient de simples habitants ou des toxicomanes, et d'écouter ce

qu'ils disent de leur expérience sociale.

 

* Le temps d'enquête est un atout précieux, j'imagine?

Il est certain que la durée est une donnée essentielle de tout travail

de terrain. Mon enquête s'est étalée sur dix ans. Au fil du temps, la

confiance s'est installée, des liens se sont noués, des rencontres

essentielles ont eu lieu. Mon rôle a évolué peu à peu. Au début, on me

prenait pour un policier en civil, après on m'interpellait en me

demandant des nouvelles de mon bouquin...

 

* La violence est-elle "l'état naturel" des quartiers que vous avez

étudiés?

Absolument pas. Je n'ai quasiment jamais assisté à des bagarres ou à des

scènes de violence au cours de ces années passées sur le terrain.

Pourtant, ces lieux avaient une très mauvaise réputation.

Ce n'est pas pour autant faire preuve d'angélisme. La violence existe,

mais elle s'inscrit toujours dans un contexte qui lui donne sens. Au

quotidien, le problème est davantage dans les inconduites des "petits",

la dégradation des parties communes des immeubles. Ou encore les moments

de tension entre les habitants, entre les jeunes et les forces de

l'ordre...

 

* Le ministre français de l'Intérieur voit d'un oeil mauvais les

rassemblements de jeunes en bas des immeubles. Mais au fond pourquoi

sont-ils là? Qu'y font-ils?

Première explication, simple: ces jeunes n'ont pas d'autres lieux où se

retrouver. Chez eux, c'est impossible, faute de place et du regard des

parents. A l'extérieur, c'est le désert! A peine s'il y a un café ouvert

le soir. Depuis l'origine des grands ensembles, la question de pouvoir

disposer d'un local a été récurrente. Seconde explication: les halls

sont devenus un lieu ritualisé de la "galère" des jeunes. On s'y croise

et y évoque les nouvelles locales, on y éprouve à la fois la dureté des

conditions de vie et la chaleur communicative du groupe, l'ennui et la

défonce.

C'est une sorte de refuge pour fumer son joint, mais cela peut être

aussi un lieu de trafics illicites. Tout cela fait de ces halls des

lieux hautement symboliques. Ce qui conduit à des interventions des

forces de l'ordre, sans qu'il y ait nécessairement constat d'une

infraction. L'occupation des halls est devenue un délit passible de six

mois de prison et 7500 euros d'amende. Bel exemple des dérives

sécuritaires contenues dans les dispositions des lois votées suite aux

dernières élections présidentielles...

 

* Vous dites à ce propos que l'insécurité est "co-produite".

Qu'entendez-vous par là?

Dans ces zones de marginalité urbaine et sociale, le face à face, en

particulier entre jeunes et police, conduit à un climat explosif. Bien

des jeunes prennent à un moment le chemin de la délinquance, ce qu'ils

appellent le "vice". Mais par leur lieu de résidence et leur origine,

ils subissent aussi des contrôles systématiques, au faciès, accompagnés

de brimades, des fouilles illégales. De telles pratiques sont évidemment

vécues comme une injustice. Elles favorisent l'émergence de certains

délits alors qu'elles sont censées les résorber.

C'est un problème capital aujourd'hui: quand les dépositaires légitimes

de l'ordre public transgressent eux-mêmes les lois, le "droit du plus

fort" semble l'emporter, et c'est la nature même du lien social qui est

remise en cause en incitant à se faire justice soi-même.

 

* En dix ans, dites-vous, la problématique est passée des rubriques

société, avec le thème de l'exclusion sociale, à celles des faits divers,

avec le thème de l'insécurité. Pourquoi ce glissement ?

L'insécurité est un phénomène qui émerge à partir des années 1970 dans

un contexte de récession économique. La question des banlieues, en

France, apparaît comme un problème social au tournant des années 1980.

Faire face à ce malaise, c'est lutter contre l'exclusion sociale par la

mise en place de nouvelles formes d'intervention publique.

Tout cela a été remis en cause au cours des années 1990. Les banlieues

relèvent au mieux du fait divers, au pire de la cour d'assises:

incivilités, violences dites "urbaines" ou "scolaires", pitbulls,

trafics, viols, etc. La responsabilité des médias est déterminante à cet

égard lorsqu'ils contribuent à mettre en scène ces méfaits sur le mode

des reality show, en jouant la carte du sensationnel. Le règne du fait

divers, c'est aussi la dépolitisation des questions de société. A cela

s'ajoute la prégnance de l'idéologie néolibérale qui conduit à rabattre

les phénomènes sur la seule responsabilité individuelle, voire à

culpabiliser les familles. C'est dire la pauvreté du débat!

 

* Le manque de lien social est, soi-disant, caractéristique de notre

société. Selon vous, il est au contraire en excès dans les quartiers...

Tout le monde, en effet, se connaît dans le quartier ou la cité. Il

existe entre les générations, comme au sein d'une même génération, des

liens extrêmement forts, une solidarité informelle du groupe familial,

des réseaux de voisinage et de sociabilité amicale. Je ne dis pas que

c'est "le village dans la ville". Mais c'est une dimension importante et

méconnue de la vie dans ces quartiers. Cela explique les difficultés des

jeunes à quitter un monde où l'univers familial et l'univers du quartier

se juxtaposent.

 

* Vous citez des modes de communication propres au quartier. Qu'est-ce

que "l'embrouille", par exemple?

Pour les jeunes, s'embrouiller est une activité sociale essentielle.

L'embrouille, c'est l'imbroglio, le différend, le quiproquo, donc un

climat de tensions et de conflits qui peut partir d'un rien (un regard,

par exemple) et aller à la bagarre générale. L'embrouille implique de

proche en proche les autres. Autrement dit, s'embrouiller, c'est activer

des chaînes de solidarité.

 

* Y a-t-il des expériences (médiateurs, agents de proximité, mesures de

prévention, etc.) qui ont fait la preuve de leur utilité sociale?

Le bilan des politiques dites "de la ville" est paradoxal. D'un côté,

elles n'ont pas eu les effets escomptés, elles n'ont pas fait reculer le

chômage ou l'échec scolaire, la délinquance et les incivilités, leur

manque de lisibilité est aussi criant. D'un autre côté, les dispositifs

ont permis l'émergence de nouveaux profils d'emplois et de nouveaux

acteurs locaux, issus des quartiers et de l'immigration, qui viennent

faire tampon là où les médiations institutionnelles classiques ont

disparu.

Mais ces actions se heurtent à de multiples obstacles institutionnels,

bureaucratiques, politiques. C'est le cas du projet de "médiateurs de

nuit", initié par des habitants et qui n'a jamais réellement vu le jour.

Or l'action publique a besoin de ces supports locaux (jeunes leaders,

adultes-relais, associations de quartiers, etc.). Neutraliser les

"forces vives", c'est exposer à l'échec programmé et favoriser le repli

sur soi!

 

* Si davantage d'habitants de ces quartiers étaient élus, au niveau des

mairies par exemple, les choses iraient-elles mieux? Les obstacles

sont-ils encore trop nombreux?

On l'oublie bien souvent, il existe une forte conscience sociale et

politique parmi la génération des trentenaires, en particulier parmi

ceux que l'on a appelés les "Beurs". Ceux-ci ont une double identité:

nés de parents émigrés, ils ont bien souvent la nationalité française,

et ont parfaitement intégré les valeurs de la République. Leur double

culture est une richesse qu'ils revendiquent. C'est toute la différence

avec les strates précédentes de l'immigration (Belges, Polonais,

Italiens...) qui ont été "assimilées" rapidement, sans remettre en cause

le fonctionnement de la société.

Or, ce n'est plus le cas. L'expérience sociale des Maghrébins est celle

du racisme, des discriminations, de la diabolisation et de la

criminalisation, contre lesquels ils se révoltent. La société française

est placée devant un véritable défi: prendre en compte sa diversité

culturelle, non dans les discours mais dans les faits, au sein même des

institutions.

 

* Au fond, cette "force des quartiers", en quoi consiste-t-elle,

principalement?

D'abord, dans l'attachement très fort des habitants à leur quartier -

même s'ils sont les premiers à le critiquer. Ce qui traduit un phénomène

plus général: on ne se définit plus en s'identifiant collectivement à

une classe ou au travail ouvrier. C'est la cité ou le quartier qui

définit un "nous" lorsque les autres supports de l'identité font défaut.

Mais la force des quartiers, c'est "la force des faibles", comme dirait

Nietzsche: une capacité de résistance au stigmate et à la misère, une

vitalité associative, un potentiel politique... Il est le temps de le

reconnaître plutôt que de s'en tenir à une vision de la réalité sociale

obsédée par les idéologies sécuritaires et la peur.

 

Propos recueillis par Elisabeth Gilles

 

Michel Kokoreff possède un doctorat de sociologie. Il est maître de

conférences à l'Université de Lille 1, actuellement en délégation au

CNRS (Césames-Paris V).

A lire: La Force des quartiers. De la délinquance à l'engagement

politique, Payot, 2003

 

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« Se rebeller est juste, désobéir est un devoir, agir est nécessaire ! »

                                                    ________________________

 

 

 

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