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Anniversaires

 

 

ANNIVERSAIRE

 

 

L’anniversaire de l’élection présidentielle de 2002, qui avait tant déçu les uns et tant surpris beaucoup d’autres, coïncide avec la fin de la guerre en Irak. On parle en ce moment beaucoup des retraites. Trois sujets qui me semblent avoir un point commun : une même façon de voir les choses, ou plutôt de ne pas les voir.

 

L’élection : On n’en a pas encore tiré toutes les conclusions. Certains continuent à faire le procès de la politique Jospin, sans rapprocher cette critique de l’analyse de l’opinion et de ses attentes : il y avait 16 candidats, comme si ce nombre élevé était un gage de démocratie,  certains  proposaient un 100 % à gauche, on a eu Raffarin. On intégre mal l’idée que les ouvriers ont voté beaucoup plus pour Le Pen ( 24 % ; contre  13 % pour Chirac, 13 % pour Jospin et 10 % pour Laguiller) que pour des partis qui ont dans leur titre les beaux mots socialiste, communiste, révolutionnaire, ouvrier, travailleur. Ils ne sont pas devenus fascistes, mais ils ne voient plus de perspectives pour eux dans le système actuel. Il faut remiser une mythologie qui a longtemps empêché d’analyser la réalité, et ne plus oublier que le Front national a  une base populaire. Ni que, remarque  Michel Winock dans un article très intéressant de L’Histoire (avril 2003), les votes extrême-gauche (2 964 000) et extrême-droite (5 456 000), plus les abstentions (et blancs ou nuls, au total 12 298 000), soit  20 718 000, sur 40 575 000 électeurs inscrits, cela représente  « un  peu plus de la moitié des citoyens français, sans compter ceux qui ne se sont pas inscrits sur les listes électorales et les électeurs de Jean Saint-Josse Â». Un système tellement en porte-à-faux, cela doit inquiéter les démocrates.

D’autant que les médias montrent complaisamment aux citoyens tout ce qui doit leur apparaître à l’opposé de leurs difficultés : l’argent coulait à flot dans la nébuleuse Elf, les parlementaires peuvent toucher une retraite à partir de 50 ans, Juppé et Goasguen prennent leur retraite d’inspecteur général, l’un des finances et l’autre de l’éducation nationale, à 58 ans, etc. On peut alimenter cette rubrique aussi bien avec la gauche (Dumas, peut-être Cresson) qu’avec la droite (Juppé, Chirac et ses « frais de bouche Â» à l’Hôtel de Ville). Et constater, avec étonnement ou regret, que cela n’influe pas sur l’électeur ; aussi bien Tiberi ou Balkany  que Mellick ont été réélus sans problèmes, Carignon refait surface. Le slogan « sortez les sortants Â» ne fonctionne pas toujours ; il relève d’ailleurs lui aussi d’une démarche populiste facilement malsaine.

On se prend à évoquer le temps où il y avait de vrais hommes d’état, capables de présenter au peuple les difficultés  à venir au lieu de les lui masquer ou de lui dire que tout s’arrangera [1] : sans remonter jusqu’à Clemenceau, on pense à Churchill, à (certains moments de) De Gaulle, à Mendès-France. On ne voit guère aujourd’hui de Mendès-France, on aurait plutôt des Laniel ou des Mollet. M. Winock a calculé, dans le même article, que les deux candidats arrivés en tête au premier tour de la présidentielle de 2002, Chirac et Le Pen, n’avaient recueilli au total que 36,6 % des suffrages, un peu plus d’un tiers (ce serait beaucoup moins si on faisait le calcul par rapport aux électeurs inscrits), contre 75,9 % à l’élection de 1965 (De Gaulle et Mitterrand. Enfin, une enquête récente montre qu’un grand nombre de ceux qui ont voté Le Pen au premier tour n’ont pas voté pour lui au second, et que beaucoup de ceux qui ont voté extrême-gauche ou divers gauche au premier tour auraient voté Jospin au second : qu’est-ce à dire sinon que beaucoup d’électeurs votent pour des gens dont ils ne souhaitent pas qu’ils soient élus, ou dont ils pensent qu’ils n’ont aucune chance de l’être. L’élection est ainsi détournée de sa fonction ; elle ne sert plus à désigner celui qui sera président, elle sert à manifester un jugement sur la chose (et sur la classe) politique. Il manque aux citoyens une claire conscience de la portée de leur geste.

En attendant, les partis cultivent leur spécificité. Pas de regroupements en vue. Par contre, les médias montrent abondamment les rivalités des personnes ou des tendances, et l’opinion y voit un signe d’inadaptation alors que c’est un phénomène tout à fait normal : l’inverse serait le parti entièrement à la botte d’un leader charismatique, on a vu cela déjà, en France et à l’étranger.

 

Les retraites : on mélange trop deux dimensions de la question, les inégalités actuelles  entre les régimes ou les personnes [2], et la possibilité de faire fonctionner le système dans les vingt ans qui viennent. Les inégalités sont flagrantes, mais difficiles à mesurer tant les systèmes sont complexes [3] ; y remédier suppose une véritable volonté politique. En attendant, le débat sur les avantages comparés ou supposés du secteur privé et du secteur public fait florès, comme il y a un an ou deux celui entre répartition et capitalisation, qui a perdu de son acuité avec les mécomptes de la Bourse. Mais la question des perspectives à moyen terme reste mal perçue, et mal comprise faute d’être posée en termes simples.

Il y a deux aspects. Aspect matériel : les retraités consomment des biens et des services produits par les actifs ; leur nombre croît et ils vivent plus longtemps, tandis que les jeunes entrent de plus en plus tard au travail (ces deux mouvements sont bénéfiques en eux-mêmes) ; les progrès possibles de la productivité du travail laissent penser que la production peut facilement s’adapter aux besoins. Mais, aspect financier, encore faut-il que les retraités puissent se payer ce qui correspond à leurs besoins, si on écarte l’idée d’une immense soupe populaire ou Resto du coeur où chacun viendrait recevoir sa ration. Pour cela, il faut ajuster les ressources et les charges. Les ressources sont les cotisations des travailleurs actifs, dont le nombre, par rapport aux retraités, tend à diminuer, pour des raisons démographiques et parce qu’ils entrent plus tard dans la vie active, et des employeurs ; les charges sont les pensions versées à un nombre croissant de retraités pendant un plus grand nombre d‘années. L’ajustement ne peut se faire que de trois façons : augmenter les cotisations, faire verser ces cotisations plus longtemps en reculant l’âge du départ en retraite, diminuer les pensions. On peut panacher ces trois formules, et c’est le choix politique [4], on ne peut pas y échapper. Car les formules avancées pour échapper à ce choix sont largement illusoires : faire payer les machines, disent les uns, puisqu’elles sont responsables de la diminution du nombre des travailleurs (mais ce sont elles qui assureront le progrès de la productivité) ; faire payer davantage les employeurs, en taxant leurs profits [5], disent les autres, ou les mêmes. Dans ces deux cas, comment empêcher une répercussion sur les prix, et donc sur le pouvoir d’achat des pensions ? Faire compter les années d’étude dans les années validables, ce n’est pas absurde ; mais qui paiera les cotisations ? Assumer le déséquilibre, au nom de la solidarité nationale ? C’est le contribuable qui entre en jeu. J’ajoute que les perspectives démographiques - les futurs retraités des années 2050 sont déjà là, et ils vivront plus longtemps, avec toutes les incidences en terme de besoins médicaux et de financement de la Sécurité sociale que cela suppose – sont beaucoup plus sûres et incontournables que les prévisions économiques à moyen terme.

 

L’Irak : bien sûr, les Etats-Unis ont ignoré la légalité internationale, la guerre moderne aussi est chose affreuse, les militaires EU sont brutaux ; bien sûr, Bush est un personnage borné, inquiétant quand il se croit l’instrument de la Providence pour casser l’axe du mal (qu’il a défini lui-même), et on pourrait relever encore bien des raisons de désapprouver la politique américaine en Irak tout comme l’impérialisme américain dans le monde entier. Mais si on regarde bien, on voit qu’il s’est produit dans l’opinion publique un  renversement,  implicite mais énorme, de la perspective [6]. Au delà de quelques débordements, qui sont heureusement restés limités, quelques pancartes Vive Saddam, quelques paroles ou agissements anti-israëliens, parfois antisémites, les manifestations étaient anti-Bush, anti-EU. Le sort de la population irakienne Ã©tait oublié, ou du moins passait au second plan : sa misère, qui n’est pas seulement due à l’embargo depuis dix ans mais aussi aux prélèvements de Saddam (on a vu le luxe de ses nombreux palais, on a quelques idées sur ses comptes en Suisse ou ailleurs), la terreur policière (on a vu les prisons, on sait les exécutions, la torture), l’usage des armes de destruction massive contre les Kurdes et les chiites irakiens,  l’Occident, y compris les EU, ayant fermé les yeux, ou fourni du matériel. Quand on voit le front pour la paix que Chirac a constitué [7], on doit  se rappeler que l’Irak, et Saddam lui-même, ont longtemps été des « amis Â» pour la France et pour Chirac, et on sait avec quel coeur Poutine défend activement les droits de l’homme et des peuples en Tchétchénie [8] par exemple. On a surtout oublié Munich : si en 1938 les grandes démocraties (France et Angleterre à l’époque) n’avaient pas reculé devant le risque de guerre quand Hitler voulait annexer les Sudètes, on aurait peut-être [9] évité  la guerre un an après.

Cet aveuglement est étonnant. Un argument employé par ceux à qui on rappelle ces vérités est qu’il y a bien d’autres dictatures dans le monde  (selon une ONG américaine, citée par Le Monde du 21 avril, 85 pays sont « libres Â», 59 « partiellement libres Â», et 48 « non libres Â»). Parmi ces pays non libres, il y a des dictatures de droite (Birmanie par exemple), mais aussi des dictatures « de gauche Â», lesquelles (Cuba, Chine, Corée du Nord) condamnent encore à mort pour des raisons politiques [10]. Et l’Irak : suffit-il de s’opposer aux Etats-Unis pour être soutenu par la gauche ? Mais à ce compte, disent certains, il faudrait intervenir partout ! L’argument est faible : on ne peut pas épingler tous ceux qui font des excès de vitesse, ce n’est pas une raison pour ne pas punir ceux que  l’on peut épingler. Comme souvent, le raisonnement à la limite n’a qu’une apparence de rationalité. La guerre que voulait Bush était illégale ; mais il ne faut pas idéaliser l’ONU, qui définit la légalité internationale, car peu de ses membres ont une politique internationale indépendante et démocratiquement déterminée. La commission des droits de l’homme des Nations Unies, présidée par la Libye et fermant les yeux sur ce qui se passe dans beaucoup de pays, est discréditée. Et on a vu dans d’autres cas combien les interventions de l’ONU sont difficiles à décider puis à mener. 

 

Trois situations dans lesquelles, parce que l’on se trompe de perspective, on en arrive à des jugements ou à des comportements opposés à ceux  que l’on pourrait attendre si chacun fonctionnait logiquement [11]. C’est le mode de raisonnement dans ces domaines qu’il faut revoir, pour que les contradictions, sans doute un peu inévitables, ne soient pas trop fortes. Cela vaut aussi pour bien d’autres domaines. 

Voilà ainsi que les chiites d’Irak se manifestent bruyamment, et on peut craindre que le pays bascule dans une aventure à l’iranienne ; ce bouillonnement ne fait que rappeler combien le peuple d’Irak a été opprimé pendant des années par Saddam Hussein, et aussi que tous ceux que Saddam a opprimés ne sont pas pour autant des démocrates éclairés. Ce n’est pas dire qu’il faille regretter de les voir maintenant libérés, mais que les choses, les gens, les groupes sont complexes. C’est fatigant, n’est-ce pas ? 

 

Jacques George

29 avril 2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] « L’Allemagne paiera Â», disait-on vers 1920. Il n’y a qu’à taxer les profits, dit-on aujourd’hui.

[2] La priorité est, bien entendu, la retraite – âge et montant – de ceux qui ont commencé à travailler à 14, 15 ou 16 ans.

[3] C’est comme pour les salaires. Comparer des salaires sans préciser s’ils sont versés sur 12, 13 ou 14 mois (voire plus), s’ils sont nets ou bruts,  et sans tenir compte des primes habituelles,  n’a aucun sens.

[4] Est-il techniquement possible de laisser chacun choisir le panachage qui lui convient le mieux  ? je n’ai rien lu là dessus.

[5] Il y a toute une mythologie du profit, qui fait oublier que, sans profit, et même sans profit suffisant, il n’y a pas d’entreprise. A moins d’imaginer que toute la production pourrait être assurée et répartie par des fonctionnaires ; on a vu ce que cela donnait dans les pays soviétisés. Cette  remarque ne justifie évidemment pas les rémunérations extravagantes comme en touchent certains grands dirigeants, dans un système déréglé. Cependant, là encore, il ne faut pas confondre  le scandale moral et les difficultés économiques des entreprises et des salariés.   

[6] Le même renversement avait permis, au lendemain du 11 septembre 2001 (l’attentat de New York), de mettre dans le même sac Bush et Ben Laden, ce qui, quels que soient les torts du gouvernement américain, revient à nier l’idée même de relations internationales régulées.

[7] Dégât collatéral, l’image de Chirac a été valorisée. Il semble que cela ne dure pas. On peut se demander dans quelle mesure ce n’était pas la motivation première du président.

[8] Mais il y a (il y a eu ?) des liens entre des résistants tchétchènes et des compagnons d’Al Qaida. 

[9] Peut-être : en histoire, les probabilités rétrospectives ne sont jamais des certitudes.

[10] Il est vain de répartir les dictatures entre droite et  gauche ; le goulag a ouvert avant les camps de concentration nazis. La différence serait plutôt que dans les dictatures de gauche on  amène les suspects à avouer leurs « crimes Â» avant de les fusiller ou de les déporter, dans celles de droite on les fusille ou on les déporte directement. On hésite à dire ce qui est préférable ! Depuis l’affaire Rosenberg, je ne pense pas qu’il y ait eu aux EU de condamnations à mort pour raisons politiques. Qu’il y ait toujours peine de mort et que les condamnés à mort soient surtout des noirs est déplorable, mais c’est une autre affaire.

[11] A GIAT-Industries, la moitié des emplois vont être supprimés : les chars Leclerc sont dépassés. Les travailleurs de GIAT sont-ils pour la guerre ? Reconvertir les usines d’armement dans la fabrication de casseroles et assimilés ? mais le marché de la casserole n’est pas très extensible.


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