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« Couvrez cette q… que je ne saurais voir »

 

« Couvrez cette q… que je ne saurais voir Â» Â  ?

 

Donner aux Ă©lèves des outils pour se situer dans le monde constitue un des principaux objectifs de l’Education Nationale, mais nul ne peut oublier les limites de cette dĂ©marche : mĂŞme en lycĂ©e, beaucoup d’élèves  sont mineurs. Bien souvent partagĂ©s entre leur dĂ©sir d’autonomie et leur besoin de sĂ©curitĂ©, ils sont en quĂŞte de repères.

 La Loi leur assure une protection qui leur permet de se construire.

Parfois, pour le système Ă©ducatif,  des difficultĂ©s nouvelles apparaissent, difficultĂ©s qu’il faut pourtant bien gĂ©rer. Exemple : nous sommes en lycĂ©e, et le Centre de Documentation et d’Information est abonnĂ© aux Cahiers du CinĂ©ma. Voici donc un texte qui a pu ĂŞtre mis a la disposition des Ă©lèves des classes de seconde. M. Olivier Joyard en est l’auteur :

( A propos du chapitre trois du DVD de La Cambrioleuse ). «… LĂ , sur un canapĂ© spĂ©cial duo d’amour, il y a Ian, Ian Scott. Ce qui fait changer d’avis Clara, c’est la queue de Ian. Celle-lĂ , on la voit se dresser depuis des annĂ©es. C’et la plus massive du X français. Pas la plus longue, Ă  peine la plus grosse. Juste la plus massive. Puisqu’on n’a pas le droit de vous la montrer, on va vous la dĂ©crire. A peu près. Son point fort, c’est la stabilitĂ©. Elle est toujours bien sur son axe, sĂ©parĂ©e dans sa longueur par deux blocs de chair exactement parallèles que chez certains on voit Ă  peine, mais qui, chez Ian occupent tout l’espace. Quand Clara remonte de bas en haut avec sa bouche, elle laisse une trace luisante qui fait apparaĂ®tre magiquement le relief. Rien Ă  voir avec les veines trop grosses de Roberto Malone. La queue de Ian Scott, c’est presque un gode : droiture de latex surtravaillĂ©, 0% aspĂ©ritĂ©s, 100% statue grecque ( le classĂ© X en plus). Ce toboggan du plaisir, Clara n’arrive pas Ă  le prendre entièrement en bouche, et, d’ailleurs, pas grand monde n’y arrive Â» ( etc.…).

Cet extrait de l’article consacrĂ© au film pornographique La Cambrioleuse, rĂ©alisĂ© en 2002 par Fred Coppula ( ! ), figure dans le numĂ©ro hors-sĂ©rie  « le guide des 100 plus beaux DVD de l’annĂ©e Â», des Cahiers du CinĂ©ma ( novembre 2002 – page 19 ). C’est assez violent ( un peu « raide Â» diront certains… ) mais ce n’est pas un simple dĂ©rapage. Explication.

Si l’on se réfère à l’ouvrage de M. Michel Ciment et de M. Jacques Zimmer[1] qui fait référence dans ce domaine, les Cahiers du Cinéma - et Positif - sont des revues de grande qualité, soucieuses d’appréhender le cinéma en tant qu’Art. Rappelons simplement que François Truffaut, Jean-Luc Godard, Eric Rohmer et Serge Daney ont publié critiques et articles théoriques dans Les Cahiers,  revue fondée en 1950.

Aujourd’hui, les certitudes s’estompent. Paradoxalement, dans ce numéro spécial, La cambrioleuse bénéficie, de la part de l’actuelle équipe de rédaction, du même traitement que d’autres réalisateurs, dont la qualité de l’œuvre est, cette fois,  unanimement reconnue  Jacques Rivette, David Lynch, Charlie Chaplin, Carl Dreyer… ).

 

Sur le fond, un dĂ©bat thĂ©orique passionnant divise aujourd’hui la critique[2] : la controverse oppose M. Serge Kaganski, critique des Inrockuptibles, Ă  ses collègues de LibĂ©ration et des Cahiers du CinĂ©ma.

 M. Kaganski reproche principalement aux autres critiques de cinéma de valoriser les productions les plus triviales et les plus décérébrantes de l’industrie des programmes, au lieu de consacrer leurs efforts à un art, le cinéma, qui constitue aujourd’hui un îlot de résistance à ce nivellement par le bas ( cette nouvelle tendance permet à la nouvelle rédaction des Cahiers du Cinéma d’affirmer que Loft Story serait aussi moderne que de l’Antonioni et aussi bouleversant que du Douglas Sirk, et que Popstars recèlerait autant de cinéma que les films de Manuel de Oliveira…).

« Tout se vaut Â», affirme la jeune garde critique des nouveaux Cahiers du CinĂ©ma. Et ils le prouvent, en affichant pour  Fred Coppula, le plus inconnu – insignifiant ? - des rĂ©alisateurs, le  mĂŞme intĂ©rĂŞt que pour Chaplin ou Dreyer…

 

Ceci dit, au lycĂ©e, sur les prĂ©sentoirs des CDI, la sexualitĂ© est abordĂ©e, dans toutes ses dimensions – biologique, sociologique[3], historique[4], psychanalytique[5],  juridique, cinĂ©matographique[6] , etc.…   Mais comment ne pas constater, Ă  travers la presse de ces derniers mois, que ce sujet  est littĂ©ralement matraquĂ© par les mĂ©dias – les jeunes en sont donc aussi les destinataires - alors que d’autres, sans doute plus futiles ( par exemple la catastrophe humanitaire que cause le SIDA en Afrique, ou le sort des millions d’enfants esclaves dans le Tiers-Monde ), sont moins bien « couverts Â» ?

 

Extraits rĂ©vĂ©lateurs de ce nouvel hĂ©donisme, tĂ©moin du recul des interdits sociaux :

Le quotidien LibĂ©ration y consacre de nombreux articles : ( le 21/11/02 ) portrait du rĂ©alisateur de pornos et figure anti-censure John B Root ; ( le 09/11/02 ) article d’Angela Tiger ( ex-actrice de X et rĂ©alisatrice ) titrĂ© : Appelons une chatte une chatte ; ( le 11/11/02 ) Ă  propos d’un projet visant Ă  rĂ©primer le racolage : Extension du domaine de la pute ;  (6/11/02) le très culturel et consensuel TĂ©lĂ©rama propose un dossier de six pages titrĂ© : Faut-il faire une croix sur le X ?;  ( 15/11/02 ) Le Figaro fait dĂ©couvrir Ă  ses lecteurs le monde des actrices du porno : A star is porn ; ( 13/11/02 ) L’HumanitĂ© donne la parole au très controversĂ© Gabriel Matzneff ( auteur de Les moins de seize ans )  qui, pour dĂ©fendre la libertĂ© des auteurs, dĂ©clare dans ce journal : Le dĂ©cervelage est Ă  l’ordre du jour.

A tout cela, on pourrait ajouter la polĂ©mique sur « Rose bonbon Â» et les dĂ©bats passionnĂ©s suscitĂ©s par les conclusions du  rapport commandĂ© par le Ministre de la Culture Ă  Mme Blandine Kriegel.

 

Revenons au 7° Art :  il est primordial d’inscrire les Ă©lèves dans une Histoire, de les raccrocher Ă  un patrimoine cinĂ©matographique qu’ils mĂ©connaissent. Affirmons qu’il y a sans doute autant d’humanitĂ© dans un court-mĂ©trage muet – et en Noir et Blanc â€“ de Chaplin que dans les pyrotechnies spectaculaires, racoleuses et bruyantes de Luc Besson et de ses clones. Les films Ă  gros budget sont plus que jamais de redoutables machines commerciales Ă  visĂ©es internationales pensĂ©es sur le modèle de la sĂ©rie ( Bond, Potter, Seigneur des anneaux, etc.); les adolescents les distinguent principalement par la surenchère de leurs effets spĂ©ciaux. Une stratĂ©gie implacable de vente de produits dĂ©rivĂ©s ( jeux vidĂ©os, accessoires, DVD, etc. ) accompagne ces productions très rentables.

 C’est une certitude,  nos jeunes prĂ©tendent connaĂ®tre Siffredi ( Rocco ),  alors que Gabin ( Jean ) leur est totalement inconnu..  Ce bain permanent ( mĂ©dias, publicitĂ©, clips, etc.… )  dans un environnement de produits commerciaux – avec souvent d’insistantes  allusions pornographiques - dont le principal objectif n’est finalement que le profit permet-il rĂ©ellement Ă  nos adolescents de mieux se « construire Â» ? Le doute est permis.

 

Anticipation  ( humoristique ! ) : projetons-nous dans un avenir certainement proche ( puisque dĂ©jĂ  ARTE , au cours de ce mois de Novembre 2002, a diffusĂ©, Ă  20H30 et sans aucune restriction de public, le très sulfureux « La grande bouffe Â» que Marco Ferreri rĂ©alisa en 1973, et dont la projection donna lieu Ă  un immense scandale qui eut pour consĂ©quence une interdiction stricte aux moins de dix-huit ans).

 D’ici quelques annĂ©es donc, le film « Baise-moi Â» de Virginie Despentes sera peut-ĂŞtre lui aussi considĂ©rĂ©, malgrĂ© sa violence revendiquĂ©e et ses scènes pornographiques, avant tout comme un film artistique, et pourquoi pas comme « un film prĂ©curseur Â». Les Cahiers du CinĂ©ma, ayant surmontĂ© le restant d’autocensure qui paralysait encore leur expression, pourront enfin nous proposer la  photo de Ian Scott qui illustre aujourd’hui l’article ( l’acteur est nu, face Ă  nous, en lĂ©gère contre-plongĂ©e ), mais il n’y aura alors plus besoin du  trucage numĂ©rique qui nous laisse seulement deviner son sexe turgescent ( rappelons ici que, s’il est normalement vascularisĂ©, le sexe masculin est, depuis quelques siècles dĂ©jĂ ,  digne de figurer sur les murs et le plafond de la chapelle Sixtine ).

Par ailleurs, un responsable de chaĂ®ne, souhaitant doper l’audimat, aura peut-ĂŞtre demain l’idĂ©e saugrenue de demander au CSA l’autorisation de diffuser, le 24 DĂ©cembre au soir,  le film  « Romance X Â» de Catherine Breillat, juste avant la retransmission de la Messe de minuit  ( si la signalĂ©tique appropriĂ©e est respectĂ©e et prĂ©sente en bas Ă  droite de l’écran, quel censeur oserait alors formuler la moindre objection Ă  cette lĂ©gitime requĂŞte  ? ).

 Pourquoi ne pas imaginer Ă©galement que ( en partenariat avec un fabricant de prĂ©servatifs au goĂ»t de  fraise, sous le contrĂ´le de leurs parents attendris et d’un psychologue spĂ©cialiste de la jeunesse)  une dizaine de jeunes adultes soient enfermĂ©s et filmĂ©s  jour et nuit durant deux mois dans un loft Ă©quipĂ© d’un petit jardin et d’une grande piscine, au bord de laquelle, après l’écran publicitaire de 22H30,  en direct, les tĂ©lĂ©spectateurs assisteraient Ă  …  ( lĂ , je ne pousse pas plus loin ma dĂ©monstration ! Ceci est, bien entendu, de la pure fiction…).

 

Revenons Ă  des propos moins spĂ©culatifs. Il est Ă©vident  que de nouveaux chefs d’œuvres cinĂ©matographiques verront le jour ( dĂ©jĂ  ChĂ©reau et Lars Von Trier ont tentĂ© ici de timides incursions ) Ă  l’occasion de cette Ă©volution que d’aucuns jugent inĂ©luctable. Il est probable que cette « libĂ©ration Â» fournira de substantiels revenus aux  artistes, aux mĂ©dias   et aux  critiques  qui auront rĂ©ussi, en inscrivant ces Ĺ“uvres dans une dĂ©marche « novatrice et dĂ©capante Â», Ă  bousculer les derniers « conservatismes Â» et Ă  repousser les barrières morales actuelles. Notre Ă©poque, comme les prĂ©cĂ©dentes,  a besoin de « nouveaux Â» modernes. Mais cette forme nouvelle d’Art, dont il est hors de question de priver les adultes avertis, doit-elle concerner des adolescents  en pleine quĂŞte identitaire ?

Sans jouer les Tartuffe, en gardant la distance nĂ©cessaire, les enseignants ont aussi pour mission d’ accompagner leurs Ă©lèves, prĂ©occupĂ©s de leur identitĂ© et de leur diffĂ©rence, pour les aider Ă  trouver des repères et Ă  affronter avec luciditĂ© cette nouvelle rĂ©alitĂ© qui oscille entre « logique dĂ©mocratique  et logique marchande[7] Â» : ce sujet sensible impose Ă  l’ensemble de la sociĂ©tĂ© d’engager un large dĂ©bat sur les limites qu’elle ne souhaite pas transgresser.

 

GĂ©rard HERNANDEZ

Enseignant – Documentaliste

 ( adhérent de l’association Les ailes du désir - association qui regroupe enseignants et  intervenants dans le domaine du cinéma à l’Education nationale -  ). Décembre 2002.

 


 

 

Le Téléthon 2002 passe à l’Orange

 

La page 11 du numĂ©ro de DĂ©cembre 2002 d’  Â« Okapi Â» magazine destinĂ© aux collĂ©giens, ne se diffĂ©rencie en rien des autres pages. Un titre : « Bouge pour faire reculer la maladie Â», une indication en haut Ă  gauche de la page « TĂ©lĂ©thon 2002 Â». Il s’agit de la rubrique « Tu peux le faire Â». En illustration de l’article, un enfant myopathe ( ? ) souriant, assis dans un fauteuil roulant, regarde le lecteur.

Le « message Â» du journal est classique, s’agissant du tĂ©lĂ©thon : « Les 6 et 7 dĂ©cembre prochains, toi aussi tu peux participer Ă  la grande fete de la solidaritĂ© du TĂ©lĂ©thon. Course « stop ou encore Â», courses de rollers, ventes de journaux, renseigne-toi, il se passe surement quelque chose près de chez toi Â».

L’article proprement dit comprend trois paragraphes.

Le premier, sans titre, rappelle l’enjeu du tĂ©lĂ©thon : « faire reculer la maladie Â»

Le second, titrĂ© : « Tu peux encore participer au challenge « stop ou encore Â», invite les collĂ©giens Ă  participer Ă  une course, après avoir vendu des tickets sur le principe : « chaque ticket vendu 1,50 euro = 1 kilomètre Â». Les partenaires de cette opĂ©ration sont, prĂ©cise l’article, l’Association française contre les myopathies, le magazine Okapi et … Orange.

Le troisième paragraphe est titrĂ© : « Dès maintenant et jusqu’à la fin du tĂ©lĂ©thon, tu peux suivre l’opĂ©ration « stop ou encore Â» sur ton mobile Orange plug (wap orange plug, rubrique « the  journal Â»).

Et lĂ , avec Orange, c’est le Bonheur !

Le collĂ©gien trouvera sur ce service « le nombre de kilomètres parcourus dans toute la France et un Live Chat ( ! ). Nous dĂ©couvrons Ă©galement que les 5 collèges qui auront rĂ©coltĂ© le plus de dons se verront rĂ©compensĂ©s d’un article diffusĂ© sur le web.orange.fr et le wap Orange plug.

Au final, que de bonnes raisons de donner sa confiance de jeune consommateur Ă  cette sociĂ©tĂ© si solidaire. Ah j’oubliais : le logo de la marque « Orange Â» figure en bas, Ă  droite de cette page d’Okapi. Mais quel esprit rĂ©trograde irait imaginer que cette page, qui fait appel Ă  l’émotion des enfants, n’est qu’un piège commercial agressif ?

Quand l’Education nationale ferme la porte d’entrĂ©e du collège aux marchands, ils ont toujours la possibilitĂ© de passer par la fenĂŞtre «  ouverte sur le monde Â» du CDI…

Je suggère d’utiliser cette page d’Okapi pour donner une nouvelle occasion Ă  nos Ă©lèves d’exercer leur sens critique ( pourquoi pas dans le cadre de la prochaine « semaine de la presse Â» ?).

 

 

GĂ©rard Hernandez.


 

 

Le devoir d’argumentation

( Nouvelle )

 

par GĂ©rard HERNANDEZ, Enseignant-Documentaliste

 

Il était ma foi inhabituel de  retrouver ses élèves un mercredi après-midi, au collège Catherine Sifredi-Breillat  de Majolibanlieue, mais les hasards du calendrier avaient voulu que Louis,  professeur de Français et ses élèves soient à nouveau rassemblés en classe, par cette douce  journée printanière.

« EspĂ©rons qu’ils garderont un minimum d’attention Â», pensa le jeune enseignant, en terminant de procĂ©der Ă  l’appel des Ă©lèves. Solidement charpentĂ©, Louis devait avoir environ vingt-sept ans. Un sourire fin et agrĂ©able illuminait souvent son visage. Ses cheveux  Ă©taient frisĂ©s, presque noirs,

L’année scolaire  s’achevait, et c’est non sans une certaine fierté qu’il écrivit au tableau l’objet de la troisième séance, le devoir d’argumentation.

Il Ă©prouvait au fond de lui-mĂŞme un sentiment d’inquiĂ©tude. Certes, les Ă©lèves de la classe de 4° G auxquels il enseignait le Français Ă©taient des latinistes, certes la classe, d’un bon niveau gĂ©nĂ©ral,  comptait quelques Ă©lĂ©ments brillants ( une Ă©lève tentait, par passion personnelle, d’apprendre le japonais ! ), mais cette journĂ©e « hors du temps Â» scolaire habituel Ă©tait-elle la plus favorable pour capter leur attention et leur faire dĂ©couvrir cette manière de penser, forte et structurĂ©e, qui allait accompagner – il ne pouvait en ĂŞtre autrement -  les meilleurs de ses Ă©lèves tout au long de leurs Ă©tudes ?

Bien sĂ»r, il savait que les jeunes qu’il avait en face de lui Ă©taient en pleine construction, en pleine formation ; leur corps changeait, leur rapport  aux rĂ©alitĂ©s du monde Ă©tait encore bien flou, leur esprit critique incertain, leurs connaissances parcellaires.

Il se lança dans l’explication, avec la conviction d’apporter un savoir, un savoir prĂ©cieux et rare, vĂ©ritable Ă©lixir de vĂ©ritĂ©, dont la dĂ©couverte avait Ă©tĂ©, pour lui aussi, sur les bancs de l’école, une sorte de   rĂ©vĂ©lation. Le contenu viendrait sans doute … plus tard, au lycĂ©e, et ce serait  la « mission Â» de ses collègues de Français, puis de Philosophie. Mais la base, la fondation de l’édifice, c’était Ă  lui de la construire.

 Il aurait pu tout aussi bien ĂŞtre professeur d’EPS, journaliste, critique littĂ©raire, metteur en scène de théâtre ou conservateur de bibliothèque. Mais il s’enthousiasmait pour  sa discipline et pensait que l’acte de transmission  Ă©tait crĂ©ateur d’HumanitĂ©.  Il citait souvent avec plaisir l’aphorisme de Magritte : « les chats ont de la veine, l’obscuritĂ© ne les empĂŞche pas de lire Â». Par conviction, il avait parfaitement acceptĂ© que l’élève soit au centre du système Ă©ducatif. Les disparitions de Pierre Bourdieu et de Francis Lemarque  ne lui avaient fait Ă©prouver aucun sentiment particulier . Il vouait un vĂ©ritable culte Ă  RenĂ© Char.

 Louis avait une attirance limitĂ©e pour les images ; le cinĂ©ma l’intĂ©ressait, plus par curiositĂ© sociale que par goĂ»t personnel : en vĂ©ritĂ©, c’était une bonne occasion pour retrouver sa bande de copains, le temps d’une sortie amicale. En dĂ©pit de leurs provocations, il apprĂ©ciait  Almodovar et Cronemberg. Il avait Ă©tĂ© agrĂ©ablement surpris par le ton de  « Monsieur Batignoles Â» qu’il avait trouvĂ© particulièrement juste. Il lisait rarement les critiques. Les noms de Lang, Kurosawa, Wilder, GrĂ©millon, Feyder, Capra, Murnau, Naruse, Dreyer, Ray, Griffith, Vertov, Harryhausen, Alekan, Daney, Trauner, Falconetti, Delerue, Ivens, von Stroheim, Rosi, Losey, Kazan, Poudovkine, Franju, Brooks ( Louise ou Richard ) n’évoquaient rien de prĂ©cis. Il trouvait les films de Luc  Besson populaires et assez distrayants. Il avait modĂ©rĂ©ment apprĂ©ciĂ© « AmĂ©lie Poulain Â», film d’auteur certes, mais trop « franchouillard Â» Ă  son goĂ»t. Il se dĂ©sintĂ©ressait du fait que le cinĂ©ma soit,  par ailleurs, une industrie. Plein de bonne volontĂ©, et soucieux de « jeter des ponts Â» avec les centres d’intĂ©rĂŞt de ses Ă©lèves, il avait mis le cinĂ©ma Ă  son programme. Mais avec des limites bien prĂ©cises : tout au plus acceptait-il de travailler avec eux sur un scĂ©nario, et si possible une adaptation d’une Ĺ“uvre littĂ©raire forte, ce qui lui permettait  de traiter le sujet sans trop s’éloigner des savoirs qu’il maĂ®trisait parfaitement..

Il Ă©crivit au tableau le titre : «Le devoir est organisĂ© selon un plan critique Â» et dicta d’une voix ferme la suite de la leçon : Â« Le plan permet d’aborder deux aspects opposĂ©s d’un thème, de voir les avantages et les inconvĂ©nients d’une situation. Ce plan comprend une introduction, un dĂ©veloppement – divisĂ© en deux parties de trois paragraphes chacune -, une conclusion qui insiste sur votre opinion personnelle et la met en Ă©vidence. Le dĂ©veloppement contient la thèse et la thèse opposĂ©e Â».

Tout en poursuivant cette dictée, il se déplaça parmi les élèves pour vérifier que ses paroles étaient bien notées. Les collégiens l’avaient écouté attentivement. Louis termina son cours par un exemple.

Rosa-Olympe, sĂ©rieuse sous sa frange,  avait admis elle aussi qu’il Ă©tait normal de travailler ce mercredi après-midi  car elle avait bien profitĂ© du « Pont de l’Ascension Â». Par ailleurs,  ce que le professeur Ă©voquait aujourd’hui depuis le dĂ©but de l’heure Ă©veillait sa curiositĂ© : souvent, elle avait Ă©prouvĂ© des difficultĂ©s – particulièrement en Français -  Ă  classer ses idĂ©es, Ă  leur donner une forme cohĂ©rente, logique, plus comprĂ©hensible. Et il lui semblait que ce « plan critique Â» dont il Ă©tait question ici allait lui ĂŞtre bien utile.

 

 

Rosa-Olympe Ă©tait une excellente Ă©lève, pleine de santĂ©, curieuse de tout; cinĂ©phile Ă  sa manière, elle n’avait pas manquĂ© « Monstres et compagnie Â», « l’Attaque des clones Â» et attendait impatiemment la sortie de «Spider man Â», dont les effets spĂ©ciaux Ă©taient, paraĂ®t-il, extraordinaires. Elle s’intĂ©ressait au SIDA et Ă  la nouvelle collection de maillots de bains de l’étĂ©, elle se renseignait auprès de ses copines sur le piercing, et Ă©coutait « NRJ Â» pour savoir si elle devait, Ă  quatorze ans, goĂ»ter elle aussi aux plaisirs de la « teuf Â». Elle consultait rĂ©gulièrement son horoscope, pratiquait volontiers ( en amateur )  la cartomancie et la chiromancie ; elle se fĂ©licitait souvent de ne pas ĂŞtre scolarisĂ©e au collège de Leurmochezep, pourtant distant de moins de cinq cent mètres. Son environnement familial  lui permettait de connaĂ®tre de nouveaux horizons : ne s’était-elle pas rendue rĂ©cemment avec son oncle Lionel et sa tante Sylvianne en Sicile, pour visiter  temples et  musĂ©es ? Ses parents, par anti-conformisme, avaient toujours refusĂ© de rencontrer ses enseignants. Au fond, quelle importance ?

Le professeur dictait maintenant l’énoncĂ© de l’exercice : « Sujet : Pensez-vous qu’il soit souhaitable qu’une femme exerce une activitĂ© professionnelle ou estimez-vous qu’elle doive se consacrer uniquement Ă  son foyer ? Â».

Rosa-Olympe, parfaitement rodĂ©e par son expĂ©rience et par les conseils de son entourage ( son père aussi enseignait ) aux attentes du système Ă©ducatif, divisa sa page de brouillon en deux parties, l’une consacrĂ©e Ă  la thèse – qu’elle titra « la femme doit exercer une activitĂ© professionnelle Â», l’autre, plus bas, consacrĂ©e Ă  l’antithèse – qu’elle titra – « pour une femme rester dans son foyer prĂ©sente des avantages Â».

L’enseignant donna dix minutes à la classe pour noter des arguments pertinents.

Louis avait emportĂ© avec lui quelques manuels de Français que les Ă©diteurs proposaient pour la prochaine rentrĂ©e scolaire. Surveillant d’un Ĺ“il ses Ă©lèves qui avaient commencĂ© leur travail, il feuilleta machinalement le manuel « Français 4° en sĂ©quences Â» des Ă©ditions Magnard. Il fut très Ă©tonnĂ© de dĂ©couvrir dans la sĂ©quence 2 ( Portraits et caricatures ) un extrait du roman d’Agota Kristof, « Le grand cahier Â». Louis se souvenait parfaitement qu’il y avait de cela Ă  peine deux ans, un collègue, qui avait fait Ă©tudier ce roman Ă  des Ă©lèves de 3° dans un collège d’Abbeville, avait Ă©tĂ© interpellĂ© par la police, sur son lieu de travail, accusĂ© de pornographie par quelques parents. L’affaire avait fait grand bruit.  Les plus hautes instances pĂ©dagogiques du Ministère Ă©taient alors intervenues – Ă  juste raison - pour dĂ©fendre la libertĂ© des enseignants, et pour rappeler… que ce livre n’était en aucune façon destinĂ© aux enfants des collèges !

 Louis voulut vĂ©rifier les arguments utilisĂ©s par les auteurs du manuel pour justifier leur choix.  Il ne fut pas Ă©tonnĂ© de dĂ©couvrir, dans les quelques lignes de prĂ©sentation de l’extrait, qu’il s’agissait de « raconter l’apprentissage de la vie et de la cruautĂ© Â» subi par deux enfants « dans un pays ravagĂ© par la guerre Â». Les auteurs proposaient aux Ă©lèves d’analyser « l’art de l’écrivain Â» en « observant la structure syntaxique des phrases, le type de propositions employĂ©es Â». Louis fut consternĂ© de lire l’extrait suivant :

« Grand-mère ne se lave jamais. Elle s’essuie la bouche avec le coin de son fichu quand elle a mangĂ© ou quand elle a bu. Elle ne porte pas de culotte. Quand elle a besoin d’uriner, elle s’arrĂŞte oĂą elle se trouve, Ă©carte les jambes et pisse par terre sous ses jupes. Naturellement, elle ne le fait pas dans la maison Â».

Louis, mal Ă  l’aise,  ne pouvait admettre que des collègues aussi  prestigieux puissent imaginer ne serait-ce qu’une seconde, que de telles phrases pouvaient servir Ă  «dĂ©noncer les horreurs de la guerre Â»â€¦Â  Par ailleurs, après les attentats tragiques du 11 Septembre, minutes d’horreur qu’il avait vĂ©cues en direct, fascinĂ©, devant son poste de tĂ©lĂ©vision, Louis pensait que ce n’était vraiment pas le bon moment pour parler de Paix et pour diminuer l’effort d’armement.

 Néanmoins, soucieux d’éviter d’inutiles traumatismes à ses élèves,  il décida de faire l’impasse sur le texte hors normes et potentiellement dévastateur d’Agota Kristof.

Au cours d’une de leurs traditionnelles parties de tarot qui les rĂ©unissaient, lui et ses collègues, il avait surnommĂ© cette classe la classe « SAMU Â», tant les reprĂ©sentants des professions mĂ©dicales et para-mĂ©dicales Ă©taient nombreux : un fils d’infirmière, deux filles de dentistes, une fille d’anesthĂ©siste, un fils de gĂ©nĂ©raliste, une fille de mĂ©decin de l’Education nationale, et mĂŞme la fille d’une comptable dans une mutuelle de santĂ© ! Cette situation lui convenait parfaitement, c’était un public idĂ©al qui l’autorisait Ă  ĂŞtre -  parfois - quelque peu Ă©litiste.

Rosa-Olympe  se rappela que, quelques jours auparavant, son attention avait Ă©tĂ© attirĂ©e par un article du journal local titrĂ© : «l’école est toujours sexiste Â» : elle avait cru comprendre que des inĂ©galitĂ©s existaient dans l’orientation scolaire des filles et des garçons, mais ce sujet ne l’avait pas passionnĂ©e.

Dix minutes passèrent. Rosa-Olympe nota avec soin les indications fournies par le professeur pour Ă©tayer la thèse.  En ce qui concerne l’antithèse, le texte donnĂ© en guise de correction fut le suivant :

 

   « - La femme peut se ainsi se consacrer Ă  l’éducation de ses enfants et les protĂ©ger de la   dĂ©linquance ou du refus du travail scolaire.

-               elle a plus de temps libre pour se consacrer Ă  ses loisirs.

-               Elle peut organiser son emploi du temps Ă  sa guise

-               Une femme qui travaille est plus fatiguĂ©e car elle doit en outre s’occuper de sa maison si le couple ne partage pas les taches mĂ©nagères

-               La femme n’est pas traitĂ©e Ă  l’égard de l’homme dans les entreprises ; son salaire est souvent moins Ă©levĂ© Â».

 

 

 

Rosa-Olympe était chaque fois surprise par la variété et la pertinence des exemples choisis par l’enseignant. Vraiment, elle considérait qu’elle avait de la chance d’avoir un professeur qui, contrairement à d’autres, n’hésitait pas à faire entrer le monde et son vacarme assourdissant dans la salle de classe pour mieux le dominer, l’expliquer, le donner à comprendre.

La mĂ©thode Ă©tait efficace : l’exposĂ© de la thèse avait prĂ©cĂ©dĂ© la mise en place de l’antithèse, mais son attente fut déçue : la sonnerie stridente annonçant la fin du cours empĂŞcha son professeur de dĂ©velopper ce qui s’annonçait Ă  ses yeux comme un exploit irrĂ©alisable – et qui aurait dĂ©finitivement dĂ©montrĂ© ses qualitĂ©s pĂ©dagogiques uniques  – la fameuse synthèse tant attendue.

Au milieu des cris et des rires, les élèves quittèrent la classe.  Louis rangea ses cours et ses manuels, contempla un paquet de copies à corriger, et maudit l’Administration qui allait encore l’obliger à participer, le lendemain soir, à une réunion sur l’orientation de la classe de 3° B, où il était également professeur. Louis ne comprenait toujours pas en quoi l’avis du professeur de Français pouvait être plus important, pour orienter les élèves, que ceux de ses collègues d’EPS ou d’Arts Plastiques …

 En rejoignant la salle des professeurs pour y prendre un cafĂ© serrĂ©, Louis passa devant la salle de musique, vide Ă  cette heure. En cette journĂ©e particulière de « travail imposĂ© Â», il ne put s’empĂŞcher de penser Ă  son amie, sa collègue Monique V. professeur de musique aujourd’hui retraitĂ©e, qui animait d’une main de fer la section syndicale de son Ă©tablissement ( c’était elle qui avait l’habitude de dire « J’ai connu douze ministres de l’Education nationale Â» pour indiquer non sans humour, la durĂ©e de son parcours professionnel ). Un seul vrai motif de dĂ©saccord avait surgi entre lui, adhĂ©rent par raison, et sa collègue, militante par passion : « la Marseillaise Â», qu’elle faisait apprendre avec constance par toutes les classes de sixième, pratique qu’il jugeait – comme les autres adhĂ©rents de son syndicat -  dĂ©finitivement « rĂ©actionnaire Â».

Rosa-Olympe, qui brillait  autant  dans les disciplines littéraires que dans les disciplines scientifiques, était heureuse d’avoir M. Germain comme enseignant ( elle s’était d’ailleurs promis de lui rendre hommage si plus tard elle parvenait à réussir quelque chose de bien ou d’utile dans sa vie ).

Pour l’instant, elle se rendait au CDI du collège afin de collecter des documents qui allaient lui permettre de rĂ©diger l’exposé  demandĂ© en Education civique. Sujet : « les inĂ©galitĂ©s entre les hommes et les femmes Â».

Elle Ă©prouva soudain un sentiment de fiertĂ© : son frère Jack Ă  Boulogne-sur-Mer, ses cousins Claude     ( surnommĂ© « le mammouth Â» par ses facĂ©tieux camarades de laboratoire, Georges et Pierre-Gilles, en raison de l’extrĂŞme Ă©paisseur de ses sourcils ) et Luc ( celui-lĂ  mĂŞme qui affirmait ne jamais vouloir s’engager en politique ) avaient beau ĂŞtre  Ă©tudiants, et se plonger quotidiennement dans des matières passionnantes comme les Arts, la GĂ©ologie ou la Philosophie, ils ne devaient certainement pas savoir structurer leur pensĂ©e, argumenter comme elle avait appris  maintenant Ă  le faire, puisque ces pauvres garçons n’avaient pas Ă©tĂ© les Ă©lèves de M. Germain !   Il semblait Ă©vident, pensa-t-elle du haut de ses quatorze ans, qu’en ce dĂ©but de XXI° siècle, les filles Ă©taient bel et bien avantagĂ©es !

 

A quelques pas du collège, sur un transformateur Ă©lectrique, quelques affiches Ă©lectorales dĂ©lavĂ©es commencent Ă  se dĂ©tacher. On y dĂ©chiffre encore un slogan : « la famille française est le socle de notre sociĂ©tĂ© Â», mais le visage et le nom du candidat se sont dĂ©jĂ  effacĂ©s…

 

Louis Germain, professeur de Français, quitte maintenant le collège, fatigué, mais heureux du travail accompli. Il se dirige vers sa voiture, et, comme à son habitude, il ignore le transformateur et les affiches qui le recouvrent.

C’est ainsi, après le « sĂ©isme Â» du 21 Avril,  que  la vie, petit Ă  petit,  a repris son cours ordinaire…

 

 

 

F I N

 

 

 

 

 

 

 

[ P.S : les paroles soulignĂ©es ont vĂ©ritablement Ă©tĂ© prononcĂ©es, en 2002,  par un professeur de Français Ă  des Ă©lèves de 4°. D’autres Ă©lĂ©ments de cette nouvelle s’inspirent Ă©galement Ă  des faits rĂ©els. ]

 

 



[1] CIMENT Michel et ZIMMER Jacques, La critique de cinéma en France, Ramsay cinéma, 1997

[2] FRODON Jean-Michel, Polémique sur la place du critique de cinéma, Le Monde, 18.11.02

[3] BOZON Michel, Sociologie de la sexualité, Nathan, collection 128, Mars 2002 

[4] Le commerce du sexe, l’Histoire, n° 264, Avril 2002 .

[5] FREUD Sigmund, Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, Folio essai, 1987

[6] CAMY Gérard ( sous la direction de ), 50 films qui ont fait scandale, CinémAction, N°103, 2° trimestre 2002

[7] NEYRAND GĂ©rard, La culture de vos ados, Ă©ditions Fleurus, avril 2002


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