Génération Perben : la fracture carcérale
Le credo « tolérance
zéro » conduit le gouvernement à prévoir la détention des mineurs, dès
l’âge de 13 ans. Ce programme absurde, totalement impropre à résoudre le
problème de la délinquance juvénile, fait de l’ado de banlieue un bouc
émissaire sacrifié sur l’autel de la logique sécuritaire.
Mais pourquoi diable n’y avait-on pas
pensé plus tôt ? Pourquoi avoir perdu tout ce temps ? C’était
pourtant tellement simple de résoudre le problème que posent les « sauvageons »
à l’ordre public ! Ces fauteurs de trouble empoisonnent la vie de leurs
cités depuis des années, ils sévissent même dans les beaux quartiers. Rien ne
les arrête, rien ne les effraie. Leur jeune âge leur confère une impunité dont
ils abusent, narguant professeurs, policiers et juges.
Plus personne ne sait que faire de
ces irréductibles qui fuguent, sèchent les cours, fument des pétards, s’évadent
de leurs foyers et hantent l’imaginaire d’une opinion publique excédée. Il n’y
a plus d’alternative. Il faut d’urgence les enfermer, et ce dès l’âge de 13
ans, comme le prévoit la loi de programmation sur la justice concoctée par le
nouveau Garde des Sceaux, pour satisfaire « les attentes légitimes de nos
concitoyens ».
Qu’attendent-ils, en effet, nos
concitoyens ? Souvenez-vous ! C’était le 21 avril ! Plus de
sécurité, plus d’ordre. Qu’on nettoie les rues de Paris, de Nice et de
Marseille, comme on a nettoyé celles de New York de tous ces vagabonds, ces
zonards, ces drogués qui salissent les rues et inquiètent les passants. Qu’on
les expulse, qu’on s’en débarrasse, qu’on dresse un cordon sanitaire !
Ah ! si seulement il existait des vide-ordures pour humains ! Ce
serait tellement plus commode ! D’immenses camions les transporteraient
jusqu’à la déchetterie, où ils seraient ensuite broyés. On ferait de leurs
restes un gigantesque autodafé. Il ne resterait plus d’eux qu’une épaisse fumée
épaisse dans le ciel, rassurante, prophylactique, euphorisante …
A défaut, en France, nous avons des
dépotoirs pour humains, conçus sur le modèle des cages pour animaux, avec des
barreaux de fer et un coin pour dormir, parfois par terre, car les places sont chères. Cela s’appelle
une prison , ça pue, ça hurle, ça suinte, preuve que les détenus sont plus
proches des fauves que des humains. C’est une idée judicieuse d’utiliser ces
geôles pour y placer les adolescents récalcitrants, au cas où leur tempérament
incorrigiblement rebelle les conduirait à fuir les « centres fermés »
dans lesquels ils seraient d’abord placés, sous contrôle judiciaire.
L’incarcération est sans conteste la sanction la mieux adaptée à leur profil et
la plus utile à la société: une punition exemplaire, dissuasive et qui a le
mérite d’améliorer la qualité de vie des honnêtes citoyens.
Encore une fois, que n’y avait-on
pensé plus tôt ? Si on en est arrivé à ce point de non-retour avec cette
jeunesse désœuvrée, consternante à tous égards, par son retard scolaire, son
langage, sa musique et ses codes, c’est bien sûr qu’on a été trop laxiste.
Désormais, le nouveau mot d’ordre
sera « tolérance zéro » : il nous faudra un appareil policier et
pénitentiaire omniprésent. Plus aucun jeune ne passera à travers les mailles du
filet. Plus aucun n’échappera à l’immense trame carcérale. Et vous verrez,
l’ordre règnera, vous vous sentirez plus en sécurité dés que vous saurez que
ces ados enfermés.
La politique de l’autruche
Tout se passe donc comme si la
problématique de la délinquance juvénile était simple et qu’elle méritait donc
une réponse également simple, ou plutôt simpliste: la réponse pénale. Mais, si
le peuple pense souvent de manière aussi sommaire, le rôle des gouvernants
est-il de le satisfaire par la démagogie ou de l’éclairer par la raison ?
La loi doit-elle se contenter
d’entériner les passions, les phobies et les fantasmes du peuple en lui
renvoyant ce qu’il réclame: du foot, de l’ordre et du cirque ?
A moins que la vie politique soit
elle-même devenue un cirque grandguignolesque, donnant à voir les
gesticulations grotesques de pantins obnubilés par les sondages. A moins que la
démocratie ne soit plus qu’une mascarade spectaculaire, une pantomime stérile
et narcissique qui façonne l’électeur dont elle a besoin, grâce au soutien
indéfectible des médias.
Quoiqu’il en soit, si la réforme de
la justice n’est destinée qu’à engranger des profits électoraux, on peut parier
que ceux-ci ne seront que de de courte durée car en réalité, cette politique du
pire, absurde et inhumaine, ne peut conduire à terme qu’à la catastrophe. La
thérapeutique de l’autruche, qui consiste à agir prioritairement sur les
symptômes les plus manifestes de la
maladie plutôt que sur ses causes, contribuera inéluctablement à aggraver
celle-ci. La maladie de la jeunesse, ce mal de vivre qui la pousse au crime, ne
fera qu’empirer. Elle deviendra incurable. C’est de cette jeunesse condamnée
que nous devrons collectivement assumer le sacrifice. C’est donc à chacun
d’entre nous qu’il incombe désormais soit de l’accepter soit de s’en indigner.
La logique répressive qui se met en
place aujourd’hui sous l’impulsion conjointe des ministres de l’Intérieur et de
la Justice, ne vise en réalité qu’à réactiver tout l’arsenal des mécanismes
disciplinaires de surveillance et de coercition, de « dressage » et
de délation qu’on avait cru enterrés depuis des lustres. Elle constitue en
outre une violation flagrante de la Convention internationale des droits de
l’Enfant, ratifiée par la France. Quels résultats peut-on en escompter,
lorsqu’on sait pertinemment que la détention fabrique le multi-récidivisme, le
taux de récidive après détention s’élevant à près de 80% ?
L’engrenage carcéral
Michel Foucault l’avait fort bien
démontré et nos ministres auraient été bien inspirés de lire Surveiller et
punir* : « S’il est vrai que la prison sanctionne la délinquance,
celle-ci pour l’essentiel se fabrique dans et par une incarcération que la
prison en fin de compte reconduit à son tour. La prison n’est que la suite
naturelle, rien de plus qu’un degré supérieur de cette hiérarchie parcourue pas
à pas. Le délinquant est un produit d’institution. Inutile par conséquent de
s’étonner que, dans une proportion considérable, la biographie des condamnés
passe par tous ces mécanismes et établissements dont on feint de croire qu’ils
étaient destinés à éviter la prison (…). Le reclus de Mende a été soigneusement
produit à partir de l’enfant correctionnaire, selon les lignes de force du
système carcéral généralisé. Et inversement, le lyrisme de la marginalité peut
bien s’enchanter de l’image du « hors-la-loi », grand nomade qui rôde
aux confins de l’ordre docile et apeuré. Ce n’est pas dans les marges, et par
un effet d’exils successifs que naît la criminalité, mais grâce à des
insertions de plus en plus serrées, sous des surveillances toujours plus
insistantes, par un cumul de coercitions disciplinaires. »
Quand bien même on envisagerait la
question sous le seul angle sécuritaire, l’effet de ces mesures serait un pur
désastre. L’incarcération, avec son cortège de violences, d’humiliations et
d’arbitraire, conduirait de manière certaine à une radicalisation de la
violence, à l’exacerbation de la haine, voire à l’extrémisme politique.
Incarcérez un mineur pour vol de portables ou trafic de haschich, vous risquez
de voir ressortir un majeur n’ayant plus rien à perdre, disposé à « tout
faire péter », prêt à l’action terroriste.
Soit, nous rétorquera le
gouvernement, mais, en attendant, comment sortir de l’impasse ? Que faire
de ces jeunes qui résistent à la normalisation disciplinaire ? Eh bien,
avant tout, il faudrait se poser quelques questions, évidentes mais apparemment
trop embarrassantes. Elles doivent pourtant faire l’objet d’un débat public
urgent. N’est-ce pas choquant que ce gouvernement qui se dit « proche de
la société civile » n’ait pas jugé utile de consulter l’ensemble des professionnels
concernés ?
Comment notre société sécrète-t-elle
et entretient-elle cette délinquance juvénile ? Comment faire pour la
prévenir efficacement ? Il
s’agirait d’abord de comprendre que ces jeunes n’ont pas choisi délibérément la
violence comme vocation. Bien souvent, ils n’ont malheureusement pas pu trouver d’autre issue à leur misère et à leur ennui que le vol et
le vandalisme.
La marginalité n’est pas une
résistance pour la résistance, une révolte délibérée et assumée, telle qu’on
peut la rencontrer chez les jeunes des catégories sociales plus favorisées, en
révolte contre l’excès de normalité de leurs parents. Dans la grande majorité
des cas, cette criminalité est la
conséquence de la pauvreté et de l’exclusion. Elle n’exprime rien
d’autre que l’impossibilité concrète d’accéder à la norme minimale:
l’intégration dans le tissu social.
On se plaint que ces jeunes ne
respectent rien. Ni les professeurs, ni les policiers ni les juges ni surtout
les sanctions qu’on leur inflige. On veut donc les menacer de punitions bien
pires, comme la prison. Mais tout cela est vain, car mal pensé. Ce que ces
jeunes remettent en cause, c’est le fondement même du droit de punir. Rappelons
que celui-ci tire sa légitimité du contrat social qui est le socle de la
démocratie. J’accepte d’être puni, non seulement si je reconnais ma
faute, mais encore parce qu’à l’origine de ma vie sociale, il y a la
reconnaissance d’un pacte originel, d’une charte fondatrice de la société.
Celle-ci stipule que je donne aux autres le pouvoir d’exercer sur moi le droit
que j’exerce moi-même sur eux . Or, pour les jeunes des banlieues, ce
contrat est purement chimérique. La société ne leur a apporté jusqu’ici que des
terrains vagues pollués, des cages d’escalier miteuses, des boîtes aux lettres
défoncées, des ascenseurs en panne, des professeurs débordés et des parents
eux-mêmes dépassés.
Victimes expiatoires
Avant d’être des coupables, ces jeunes sont d’abord des
victimes. S’ils vandalisent des cabines téléphoniques, n’oublions pas qu’ils
ont grandi dans un univers où, de toute façon, rien ne fonctionne, du moins
pour eux. S’ils resquillent dans le RER, c’est qu’ils n’ont pas de quoi payer
le ticket qui leur permettrait de sortir de la zone invivable qui leur tient
lieu de résidence. S’ils rackettent à la sortie de l’école, c’est que la
publicité leur propose les derniers accessoires branchés comme signes
distinctifs d’une dynamique de la réussite dont ils se sentent exclus. Enfin,
s’ils « tirent le sac d’une vieille », c‘est que notre société ne
leur inspire plus aucune forme de respect, et surtout pas celui dû au grand
âge.
Qu’on les enferme dans des prisons
pour faire place nette, ils en ressortiront la rage au ventre, avec le
sentiment que la société les a exclus par deux fois. Une première fois en ne
leur proposant quasiment d’autre issue que la délinquance, une deuxième fois en
les refoulant aux portes de la société, dans l’enfer criminogène, indigne d’une
nation civilisée que sont nos prisons françaises.
Les jeunes des banlieues sont devenus les boucs
émissaires de notre société en crise. Comme l’a montré René Girard** à propos
du mythe d’Œdipe, toute société en crise vit un état panique
d’indifférenciation. La peste qui ravage Thèbes a pour effet la méfiance et la
suspicion généralisées, chacun étant potentiellement porteur de la maladie.
Pour en finir avec cette peur diffuse et incontrôlable, il faut désigner un
bouc émissaire, responsable de tous les maux : ce sera Œdipe. Son
sacrifice doit permettre à Thèbes de se reconstruire sur des bases plus saines.
Notre peste à nous, c’est le sentiment d’insécurité. J’ai peur de tout et de
tous: des voleurs, des dealers, des chauffards, de mon voisin et de mon
cafetier, mais aussi des policiers et des magistrats.
Pour en finir avec ce climat
délétère, il faut stigmatiser une population : l’insécurité, c’est les
jeunes des banlieues et donc, osons le dire, les beurs, « jeunes issus de
l’immigration ».Depuis longtemps déjà , ils nous agaçaient avec leur rap, leur casquette à l’envers, leur verlan,
leur look dépenaillé. Qu’on en finisse avec eux. De même qu’il y’a quelques
années, quand le principal fléau était le chômage, les parents de ces jeunes en
étaient tenus responsables . Le cliché « c’est la faute aux arabes »
a cédé la place au poncif « c’est la faute aux beurs ».
Le gouvernement Raffarin n’oublie
sûrement pas qu’il doit son existence à la vague réactionnaire et raciste qui a
plébiscité Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle. Il lui faut
désormais compter avec cette France là , avec ces électeurs-là , avec cette
idéologie-là .
Ce rituel du bouc émissaire est vieux
comme la Bible. Il consistait à charger symboliquement une des bêtes du
troupeau de tous les péchés de la communauté pour la conduire solennellement
aux portes de la cité, dans le désert. Laisserons-nous sacrifier une partie de
notre jeunesse sur l’autel de la démagogie électoraliste ?
Accepterons-nous de livrer les adolescents en difficulté à l’horreur carcérale
plutôt que de leur venir en aide? Espérons en tout cas que les futurs arbitrages
budgétaires du gouvernement sauront donner aux ministres en charge de
l’éducation, de la jeunesse, de la culture, des sports et de l’urbanisme les
moyens d’une réelle prévention, en amont, de la délinquance juvénile.
La seule prévention efficace passe
d’abord par la lutte contre l’échec scolaire. Un gosse exclu du lycée est un
gosse qui traîne dans la rue. Un jeune qui traîne tourne vite en rond. Il vole
une mob pour faire un tour et fume des pétards pour tuer le temps. Bien vite,
il a besoin d’argent, bien plus que s’il était scolarisé. Il se laissera alors
approcher par les grands frères déjà passés à la vitesse supérieure. Et c’est
le début de l’engrenage vers la criminalité.
Il faut tout mettre en Å“uvre pour que
chacun puisse trouver sa place au sein d’un système scolaire qu’il reste Ã
repenser dans ses fondements, ses principes et ses objectifs. L ‘école ne
doit plus être le premier lieu où se fabrique l’exclusion mais bien au
contraire, elle doit offrir à chacun la chance de s’épanouir et de réussir sa
vie. Elle doit favoriser l’éclosion de tous les talents, intellectuels,
artistiques, sportifs, manuels, et leur orientation vers des filières adaptées.
Il faut également investir dans la construction de centres de sports et de
loisirs, pour en finir avec cet ennui dans le vide et la laideur des cités. Il
faut enfin apporter tout le soutien psychologique et moral nécessaire à des
ados non moins désorientés que leurs parents. Donnons à ces jeunes des repères,
des objectifs, des ambitions. Donnons-leur confiance en eux et ils seront Ã
coup sûr moins violents.
C’est un chantier colossal qu’il faut
d’urgence entreprendre.
*Â Â Surveiller et punir, Michel Foucault, Tell Gallimard,
p.352
** La violence et le sacré, René
Girard
Olivia Tellio-Gazalé, maître de conférence Ã
l’Institut d’Etudes Politiques de Paris
Juillet 2002