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POUR QUI SONNE LE GLAS

Pour qui sonne le glas ?

 

 

Alors que de nombreux hommes politiques s’engouffrent facilement dans la remise en cause d’un statut particulier pour les mineurs face à la justice, nous défendons une stratégie à long terme d’une véritable politique éducative et soutenons l’esprit de l’ordonnance de 1945. Les mineurs sont les futurs majeurs, et non les enjeux des élections prochaines.

 

De tout temps, le mineur a été considéré comme un justiciable particulier. Déjà à Rome, vers 450 avant Jésus-Christ, la loi des Douze Tables infligeait des peines moins dures aux impubères qu’aux adultes. Même les maisons de correction issues de la Révolution avaient été créées à destination des mineurs de 16 ans ayant agi « sans discernement Â» pour y être instruits et y apprendre un métier. Ce n’est que par leur dérive carcérale, paramilitaire et l’utilisation de techniques coercitives que l’opinion les avait appelées « bagnes d’enfants Â» et en avait demandé la fermeture. L’ordonnance de 1945 qui fait aujourd’hui l’objet de nombreuses remises en cause ne faisait pas dérogation à cette règle de droit. En instaurant la considération primordiale de la personnalité du mineur et en précisant la notion de responsabilité pénale, l’ordonnance de 1945 n’a pas fait preuve d’un humanisme effréné, ni d’un libéralisme euphorique liés à la libération : elle n’est que la reprise de la loi du 24 juillet 1942 sur les tribunaux pour Enfants promulguée par le gouvernement de Vichy.

 

Contrairement à sa connotation médicale, l’ordonnance de 1945 ne confère aucune immunité. Elle donne la primauté à l’éducatif sur le répressif, c’est-à-dire qu’elle considère l’acte délictueux comme révélateur d’une souffrance. Aussi, donne-t-elle la priorité au traitement de cette souffrance avant de faire répondre le mineur de ses actes : elle ne l’en absout pas. Aujourd’hui, pour les mineurs comme pour les majeurs, la réponse n’est pas forcément carcérale : la prison est un lieu d’exclusion et répond au concept d’ordre public, pas d’amendement d’un jeune. Bien d’autres mesures sont à la disposition des Juges des Enfants qui ont des contenus bien plus éducatifs, et ils s’en servent : liberté surveillée, sursis simple ou avec mise à l’épreuve, contrôle judiciaire, travaux d’intérêt général, réparations directes et indirectes… Plus de 80% des mineurs qui ont été présentés au Juge des Enfants dans le cadre pénal n’ont plus jamais eu affaire avec la justice pénale. Dire que la justice pénale des mineurs est inefficace est une ineptie, voire un mensonge !

 

Quant à ceux qui demandent le dépoussiérage de l’ordonnance au prétexte qu’elle daterait de 1945, ils sont mal informés ou mal intentionnés : à l’instar du Code civil qui date de Napoléon, l’ordonnance de 1945 fait régulièrement l’objet d’amendements parallèlement à l’évolution du code pénal et du code de procédure pénale. Plus de 30 lois y ont depuis apporté des évolutions. La plus importante est sans doute celle du 30 décembre 1987 qui supprime la détention provisoire des mineurs de 10 ans et réduit les possibilités d’incarcération des adolescents de 13 à 16 ans : elle est signée par Jacques CHIRAC, Premier Ministre. La plus récente relève des dispositions sur la présomption d’innocence : elle est signée par Lionel JOSPIN, Premier Ministre. Contrairement à la date qu’elle affiche, l’ordonnance de 1945 est moderne : elle n’institue pas l’excuse de minorité mais la reconnaît lorsqu’elle se justifie. Elle prend en compte la personnalité du mineur, mais ne l’excuse pas : si on ne cherchait pas à interroger le passé et le présent d’un mineur délinquant, ne serait-ce pas pour éviter d’imaginer son avenir ? En outre – et certains l’ont combattue au motif d’une juridiction d’exception – les Juges des Enfants disposent, contrairement aux autres magistrats, de la capacité d’adapter dans le temps la nature des mesures prononcées.

 

Le mineur est, par définition, un être en devenir et pas totalement conscient de la portée de ses actes et de ses décisions… sinon pourquoi ne pourrait-il participer du suffrage universel, ni de sa représentation ? Pour sa part, la nation s’est donné une obligation éducative que d’aucuns voudraient limiter à l’obligation scolaire. La loi n°98-1165 du 18 décembre 1998 précise « l’exigence d’une éducation propre à garantir l’épanouissement de la personnalité de l’enfant, les conditions de son autonomie, son ouverture sur le monde qui l’entoure et dans lequel il doit trouver sa place de citoyen libre Â». Il s’agit donc de favoriser la construction de futurs citoyens, citoyens responsables qui soient en capacité de comprendre pour agir et d’agir pour changer.

D’aucuns regrettent que la place ait déjà été prise au fil de récentes réformes par la réponse à l’« inquiétante insécurité Â». L’arrivée du traitement en temps réel orientant les mineurs directement vers la sanction immédiate, les placements avec assignation à résidence, considérés par certains comme des coups portés à l’esprit de l’ordonnance de 45, n’en réduisent-ils pas le potentiel d’efficacité ?

 

Au moment où certains juges s’interrogent encore - heureusement ! -, sur leur contribution plus ou moins passive à la pénalisation de la pauvreté, il est une chance pour eux que de pouvoir s’appuyer sur un texte qui privilégie l’approche de la personnalité sur l’action répressive. Hélas, l’action éducative préconisée est souvent tardive, écornant d’autant le potentiel d’efficacité recherché par l’ordonnance. Si, dès les prémices de dysfonctionnement familial ou les premiers symptômes de difficulté propices à l’échec scolaire, par la voie administrative ou à défaut judiciaire, une aide éducative se mettait en place, il est fort probable qu’un grand nombre de mineurs disparaîtrait des précieuses statistiques de la délinquance. De l’action d’incivilité - copie souvent conforme à nombre de comportements adultes - aux premières transgressions de la loi pénale, se déroule un délai non négligeable durant lequel l’action éducative peut intervenir dans le même temps que la recherche de dialogue. De nombreux indices connus conduisent certains jeunes à des conduites déviantes ; sans doute faudrait-il les signaler plus tôt et leur éviter d’aller jusqu’à la délinquance pour être entendus. Si toute la société voulait bien s’y mobiliser, des mesures éducatives en amont éviteraient le recours au pénal plus tard.

 

Le juge est sommé d’agir, son action doit être lisible alors que les réponses peuvent, hélas, faire l’impasse sur la réalité familiale et environnementale. Le passé douloureux d’un jeune, son histoire et ses handicaps rendent évidemment plus délicate la fonction répressive. Quand un minimum d’investigation vient repousser la tentation d’un verdict immédiat, par définition myope et parfois aveugle, la sentence est bien plus aisée.

 

Au nom de la rapidité et de l’efficacité, le risque est grand de bafouer le principe majeur de l’éducabilité du mineur. L’intervention judiciaire aura au préalable à charge de signifier la loi et d’imposer les limites avant de mettre en Å“uvre une mesure éducative. L’éducation, c’est une démarche que l’on construit, que l’on évalue et que l’on corrige. On n’éduque pas en prononçant des verdicts, on n’éduque pas en mettant en échec, on n’éduque pas en valorisant les meilleurs et en discréditant ou discriminant les autres. On éduque en faisant émerger un projet personnel prenant en compte les besoins et les moyens de chacun. On éduque en faisant prendre conscience de la réalité et de la responsabilité, en valorisant les progrès et les progressions, en mettant les jeunes en confiance, en leur faisant confiance, en faisant des choses avec eux et non pour eux. On éduque en leur permettant de s’exprimer et non en leur demandant de se taire. On éduque enfin en mettant le jeune en position de responsabilité, en situation d’autonomie progressive, en exercice de la citoyenneté. Mais l’éducation n’évite pas les conflits, elle est chargée de leur donner du sens. La crise identitaire de l’adolescence est génératrice de conflits mais elle est nécessaire pour la construction de l’adulte à devenir ; c’est une période dynamique et énergique qui est souvent perturbatrice pour les adultes : l’adolescent critique ses parents et veut changer la société. Pour s’affirmer, il lui est nécessaire de transgresser ; le lieu de transgression dépendra des limites et des interdits qui lui sont posés.

 

Si le conflit est nécessaire pour grandir, la violence est souvent le fait de ceux qui n’ont pas accès au conflit socialisé. Le délinquant est rarement satisfait de son image : il cherche une reconnaissance qu’il peut avoir dans la bande quand il ne la trouve pas ailleurs. Le regard des autres est essentiel : s’il est valorisant, il le construit ; dans le cas contraire, il le détruit. L’exploitation des faits divers par les médias participe d’en donner une image dévalorisée à laquelle certains vont s’identifier et donc leur permettre de se conformer à l’image de ce qu’on croit qu’ils sont. Le délinquant est trop souvent réduit à l’acte qu’il a commis. L’obligation éducative que s’est fixée la nation nécessite de revisiter le code de déontologie de la presse, précisément par rapport à l’image qu’elle donne de la jeunesse, particulièrement perméable aux personnes les plus âgées et les moins en contact avec les jeunes. Le racisme se développe sur le même mode : on craint ceux que l’on ne connaît pas.

 

Il est nécessaire de dédramatiser la question des jeunes et de « décatégoriser Â» la jeunesse : la jeunesse n’est ni un statut, ni un handicap ; elle est un moment privilégié d’une expression, quelquefois maladroite, des mal-être personnels accentués par l’environnement de certains jeunes qui doit être d’abord interprétée tout à la fois comme révélateur de problématiques personnelles, des dysfonctionnements des institutions et des mutations sociales. D’autres conduites à risque plus autocentrées dérangent moins la société (suicide, prostitution, anorexie,…). La violence multiforme qu’exercent certains jeunes - où les jeunes filles prennent une place encore marginale mais déjà inquiétante - est un signal d’alarme pour la société sur la perception qu’ont un certain nombre de jeunes d’un sentiment d’abandon et de rejet. Ces débordements sont manifestes dans certaines banlieues et méritent des réponses adaptées. Mais il faut cesser de fonder la règle sur l’exception. Modifier la règle pénale du fait de certaines exactions des banlieues risque de rendre des réponses incohérentes dans les autres environnements de vie. Renforcer le sentiment d’appartenance à la banlieue participe à la victimisation et la déresponsabilisation.

 

L’éducation est toujours un pari qui ne se gagne que dans le temps. Comme l’indique Dominique CHARVET dans le rapport ‘Jeunesse, le devoir d’avenir’ : « l’éducation requiert l’épaisseur du temps si elle prétend à transmettre le monde Â».

 

La délinquance des mineurs est la marque d’un échec de la société. Elle nous interpelle, tant mieux, elle nous inquiète, c’est heureux ! Alors, il est temps de ne pas en faire un enjeu électoral, ni d’apporter de fausses réponses, ni de généraliser des situations particulières. Les politiques publiques se construisent trop souvent dans l’urgence en réponse aux contingences politiques alors qu’elles ont pour mission de construire progressivement et de conforter un véritable contrat social qui évoluerait dans le même temps que la société évaluerait les mutations qui la traversent. Ne prenons pas la jeunesse en otage !

 

Faut-il enfin rappeler que les mineurs ne représentent, bon an, mal an, qu’un cinquième de la délinquance ?

Certains seraient prêts à aggraver le régime pénal des mineurs au motif qu’ils dérangent l’ordre établi. Il est vrai que près de 50.000 mineurs ont fait l’objet de décisions pénales en l’an 2000 dont quelques uns ont pu défrayer la chronique. S’interroge-t-on dans le même temps sur le nombre de décisions judiciaires prises en assistance éducative, c’est-à-dire de mesures de protection judiciaire de jeunes, victimes d’un environnement adulte défaillant ou maltraitant ? Plus de 150.000 mesures ont été prises dans le cadre civil en 1999 concernant 146.000 mineurs dont 113.000 ont fait l’objet d’un placement judiciaire. Au prisme déformant des faits rapportés par les médias, ne gonfle-t-on pas l’importance de l’insécurité dont sont porteurs les mineurs au détriment de celle qu’ils ont à subir ?

 

Encore faut-il savoir pour qui ou pourquoi veut-on faire sonner le glas !

 

La société éducative ne serait-elle plus notre projet commun ? L’exposé des motifs de l’ordonnance de 1945 reste pourtant d’une formidable actualité : « la France n’est pas assez riche d’enfants pour qu’elle ait le droit de négliger tout ce qui peut en faire des êtres sains Â».

 

 

René Pagis, Juge des Enfants au T.G.I. d’Aurillac, membre du Conseil national du Syndicat de la Magistrature

Luc Charpentier, directeur départemental de la Protection Judiciaire de la Jeunesse du Cantal


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