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Freud, Malaise dans la civilisation

L'homme n'est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d'amour, dont on dit qu'il se défend quand on l'attaque, mais un être au contraire qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d'agressivité. Pour lui, par conséquent, le

L’homme n’est point cet ĂŞtre dĂ©bonnaire, au cĹ“ur assoiffĂ© d’amour, dont on dit qu’il se dĂ©fend quand on l’attaque, mais un ĂŞtre au contraire qui doit porter au compte de ses donnĂ©es instinctives une bonne somme d’agressivitĂ©. Pour lui, par consĂ©quent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L’homme est en effet tentĂ© de satisfaire son besoin d’agression aux dĂ©pens de son prochain, d’exploiter son travail sans dĂ©dommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ? En règle gĂ©nĂ©rale, cette agressivitĂ© cruelle ou bien attend une provocation, ou bien se met au service de quelque dessein dont le but serait tout aussi accessible par des moyens plus doux. Dans certaines circonstances favorables en revanche, quand par exemple les forces morales qui s’opposaient Ă  ces manifestations et jusque-lĂ  les inhibaient, ont Ă©tĂ© mises hors d’action, l’agressivitĂ© se manifeste aussi de façon spontanĂ©e, dĂ©masque sous l’homme la bĂŞte sauvage qui perd alors tout Ă©gard pour sa propre espèce.

Cette tendance Ă  l’agression, que nous pouvons dĂ©celer en nous-mĂŞmes et dont nous supposons Ă  bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose Ă  la civilisation tant d’efforts. Par suite de cette hostilitĂ© primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la sociĂ©tĂ© civilisĂ©e est constamment menacĂ©e de ruine. L’intĂ©rĂŞt du travail solidaire ne suffirait pas Ă  la maintenir : les passions instinctives sont plus fortes que les intĂ©rĂŞts rationnels. La civilisation doit tout mettre en Ĺ“uvre pour limiter l’agressivitĂ© humaine et pour en rĂ©duire les manifestations Ă  l’aide de rĂ©actions psychiques d’ordre Ă©thique. De lĂ , cette mobilisation de mĂ©thodes incitant les hommes Ă  des identifications et Ă  des relations d’amour inhibĂ©es quant au but ; de lĂ  cette restriction de la vie sexuelle ; de lĂ  aussi cet idĂ©al imposĂ© d’aimer son prochain comme soi-mĂŞme, idĂ©al dont la justification vĂ©ritable est prĂ©cisĂ©ment que rien n’est plus contraire Ă  la nature humaine primitive. Tous les efforts fournis en son nom par la civilisation n’ont guère abouti jusqu’à prĂ©sent. Elle croit pouvoir prĂ©venir les excès les plus grossiers de la force brutale en se rĂ©servant le droit d’en user elle-mĂŞme envers les criminels, mais la loi ne peut atteindre les manifestations plus prudentes et plus subtiles de l’agressivitĂ© humaine. Chacun de nous en arrive Ă  ne plus voir que des illusions dans les espĂ©rances mises pendant sa jeunesse en ses semblables, et comme telles Ă  les abandonner ; chacun de nous peut Ă©prouver combien la malveillance de son prochain lui rend la vie pĂ©nible et douloureuse. Mais il serait injuste de reprocher Ă  la civilisation de vouloir exclure de l’activitĂ© humaine la lutte et la concurrence. Sans doute sont-elles indispensables, mais rivalitĂ© n’est pas nĂ©cessairement hostilitĂ© ; c’est simplement abuser de la première que d’en prendre prĂ©texte pour justifier la seconde.

 

Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation.


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