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LĂ©vinas, commentaire

La connaissance révèle, nomme et, par là-même, classe

Commentaire du texte de LĂ©vinas.

 

La connaissance révèle, nomme et, par là-même, classe.

Tout le travail de connaissance de l’homme vise à comprendre, révéler, les lois de la nature. Ce travail passe par un effort de classement et de nomination. La fonction symbolique du langage permet de connaître l’ordre du monde.

La parole s’adresse à un visage.

Dans le dialogue, l’échange de paroles, l’interpellation d’autrui, je dĂ©couvre un “ objet â€ť qui n’est justement pas un objet mais un sujet, incarnĂ© dans le visage de l’autre.

La connaissance se saisit de son objet. Elle le possède.

MaĂ®triser les objets, s’en assurer la possession : dans le travail d’exploration scientifique, je dĂ©couvre les lois qui gouvernent les objets, dans l’invention technique je manipule ces objets et les transforme en fonction de mes besoins.

La possession nie l’indépendance de l’être, sans détruire cet être, elle nie et maintient.

L’objet est donc entièrement dĂ©terminĂ© par ses lois propres et celles du monde : aucune “ indĂ©pendance â€ť ne lui est possible dans l’enchaĂ®nement des causes et des consĂ©quences ; la possession nie la libertĂ© et maintient en mĂŞme temps Ă  disposition.

Le visage, lui, est inviolable ;

Et donc on ne peut “ possĂ©der â€ť un autre sujet comme on possĂ©derait un objet ; le visage de l’autre, en tant que sujet incarnĂ©, rend impossible la possession. Le rapport Ă  autrui est un rapport d’altĂ©ritĂ© indĂ©passable.

ces yeux absolument sans protection, partie la plus nue du corps humain, offrent cependant une résistance absolue à la possession,

Dans le visage, dans l’ensemble du corps, les yeux sont la partie la plus “ fragile â€ť et c’est dans cette fragilitĂ© mĂŞme que s’affirme l’inviolabilitĂ© de l’autre, l’évidence de l’impossibilitĂ© d’établir un rapport de maĂ®trise, de possession.

rĂ©sistance absolue oĂą s’inscrit la tentation du meurtre : la tentation d’une nĂ©gation absolue.

Et précisément en raison de cette impossibilité éthique, la résistance peut provoquer la pulsion de meurtre, l’envie d’éliminer autrui, de transformer par le meurtre ce sujet en objet.

Autrui est le seul être qu’on peut être tenté de tuer.

Il ne peut venir Ă  l’idĂ©e de tuer un objet : seul un autre sujet peut ĂŞtre tuĂ©.

Cette tentation du meurtre et cette impossibilité du meurtre constituent la vision même du visage.

Voir l’autre comme un autre soi-mĂŞme, c’est ce qui rend le meurtre Ă  la fois possible et impossible : je peux tuer, je n’ai pas le droit de tuer. Le visage de l’autre rĂ©vèle cette possibilitĂ©-interdiction.

Voir un visage, c’est dĂ©jĂ  entendre : Â« Tu ne tueras point Â».

Le précepte éthique n’est donc pas d’abord abstrait, il s’incarne concrètement dans le visage de l’autre, sa corporéité. Voir l’autre, décider de lui parler (on ne saurait parler à un objet), c’est déjà avoir admis l’interdit du meurtre.

Et entendre : « Tu ne tueras point Â», c’est entendre : « Justice sociale Â». (...)

Et cet interdit nĂ©gatif entraĂ®ne alors toute une sĂ©rie d’exigences positives : toutes les exigences matĂ©rielles et culturelles qui rendent la vie possible, une vie digne.

L’universalitĂ© est instaurĂ©e par ce fait, après tout extraordinaire, qu’il peut y avoir un moi qui n’est pas moi-mĂŞme, un moi vu de face :

L’autre est sujet comme moi : tout autre est sujet comme moi. Ainsi, par delĂ  les diffĂ©rences, les particularitĂ©s, s’instaure, s’institue l’universalitĂ© (le racisme, par exemple, forme particulière de la nĂ©gation d’autrui, n’est pas refus des diffĂ©rences mais refus du mĂŞme, refus de reconnaĂ®tre en l’autre diffĂ©rent un autre soi-mĂŞme, un ĂŞtre humain).

la conscience, par ce fait extraordinaire qu’un moi souverain, envahissant le monde naïvement, aperçoit un visage et l’impossibilité de tuer.

Ainsi quand, au cours de mon action (“ naĂŻve â€ť, spontanĂ©e) dans le monde, action de possession sur les objets, d’extension de mes prises sur le rĂ©el, je rencontre autrui (on ne “ rencontre â€ť pas un objet), alors je dĂ©couvre l’interdit, non seulement du meurtre, mais aussi de la simple possession de cet objet singulier qui n’est pas un objet mais un sujet, agissant, lui aussi, pour maĂ®triser les choses et me rencontrant symĂ©triquement.

La conscience, c’est l’impossibilité d’envahir la réalité comme une végétation sauvage qui absorbe ou brise ou chasse tout ce qui l’entoure.

La relation de deux visages, de deux consciences, ne peut plus alors se penser et se vivre comme rapport de forces, de violence. Les libertés peuvent alors ne pas s’opposer mais se féconder réciproquement.

Le retour sur soi de la conscience n’équivaut pas à une contemplation de soi, mais au fait de ne pas exister violemment et naturellement, au fait de parler à autrui.

Je prends conscience de ma propre qualitĂ© de sujet grâce Ă  la vision du visage de l’autre, je peux me connaĂ®tre grâce Ă  la rencontre d’autrui. La nature ne se pose pas la question du bien ou du mal : sa “ violence â€ť n’en est pas vraiment une, puisqu’elle n’est habitĂ©e d’aucune “ intention â€ť. Je dĂ©cide de sortir de la violence, de m’interdire la possession ou le meurtre d’autrui, dès lors que je lui parle et qu’il me parle. L’ordre symbolique de la parole partagĂ©e interdit et libère simultanĂ©ment, institue l’articulation des libertĂ©s.

Emmanuel Lévinas (Difficile liberté).

 

Ă€ quelles conditions nos libertĂ©s peuvent-elles donc s’articuler et comment ?


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