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Didier Daeninckx

www.amnistia.net

 

Je suis d’un naturel anxieux : il suffit que je lise une enquĂŞte Ă  propos d’une nouvelle maladie pour en dĂ©couvrir chacun des symptĂ´mes sur ma propre constitution. Si je traverse un cimetière, impossible de lire les dates, sur les tombes, sans faire les soustractions et Ă©valuer le maigre temps qui me reste Ă  vivre. Regarder le journal m’est une Ă©preuve : pas une ligne qui ne me ramène Ă  ma condition, et c’est bien pire quand dĂ©laissant le papier imprimĂ© je presse le bouton de la tĂ©lĂ©commande. C’est bien simple, de Pernaud en Bilalian, on me tue dix fois par jour, et si par miracle j’en rĂ©chappe, le sort de grabataire qui m’est promis dans des hĂ´pitaux surpeuplĂ©s n’est guère plus enviable que celui de viande froide.

 

Ă€ la tĂ©lĂ©, au travers des histoires des autres, il ne se passe pas une seconde sans que l’on me manque de civilitĂ©, qu’on m’insulte, qu’on me bouscule, qu’on me diffame, qu’on me frappe, qu’on m’humilie, qu’on me dĂ©pouille de mon auto-radio, qu’on me dĂ©leste de mon portefeuille, qu’on crache sur ma femme, qu’on viole ma fille, qu’on vole Ă  l’arrachĂ© la pension de ma belle-mère, qu’on me souffle au visage des bouffĂ©es de cigarettes au shit, qu’on graffite mon ascenseur, qu’on chie sur mon paillasson, qu’on me vole mes nains de jardin. Et mĂŞme si je ne suis pas mariĂ©, si je ne possède pas de voiture ni de carrĂ© de verdure, c’est Ă  moi qu’on fait ça. Ă€ moi et Ă  personne d’autre ! Dans la rue, je l’avoue : j’ai appris Ă  avoir peur. Quand je les croise, je lis sur le visage de ces jeunes dont les pères sont venus d’ailleurs, la jouissance de cette peur qu’ils m’inspirent. Tous leurs chiens sont des pit-bulls, mĂŞme dĂ©guisĂ©s en caniches. J’ai l’impression de me comporter en collabo quand, tard le soir, taraudĂ© par le manque, je descends acheter un pack de bière Ă  l’AlgĂ©rien du coin. Derrière son sourire de Kabyle, je vois le couteau.

 

Je me soulage, une fois tous les cinq ans, en glissant dans l’urne, comme on jette une bombe, comme on refile le sida, le bulletin qui les condamne tous Ă  la peine maximale. Pas besoin de signer de son nom, ça libère autant que quand on Ă©crit une lettre anonyme, que quand on passe un coup de tĂ©lĂ©phone, d’une cabine publique, pour dĂ©noncer un Noir qui bosse au black. L’isoloir, c’est un peep-show, on y bande, on y jouit, et il y a mĂŞme une poubelle pour se dĂ©barrasser des papiers tachĂ©s. Quand le type de l’urne me dit « a votĂ© Â», j’entends « s’est vengĂ© Â».

 

L’autre jour, au zinc du « Balto Â», je grattais des Morpions quand un type a commencĂ© Ă  Ă©plucher les causes des meurtres, lentement, posĂ©ment, comme on bouffe un artichaut, feuille après feuille. J’ai tendu l’oreille. J’étais assez d’accord avec sa première phrase. Il disait :

À la télé, ils ne racontent pas que des conneries, mais il faut reconnaître qu’ils en laissent passer quelques-unes...

Il a bu une gorgĂ©e de bière avant de continuer :

Le nombre des assassinats est Ă  peu près stable, depuis une dizaine d'annĂ©es, 1 500 bon an, mal an... Tout le monde croit que les victimes prioritaires, ce sont les caissiers, les flics, les transporteurs de fonds, que l’endroit le plus dangereux c’est un hall de banque, ou un sombre quartier de banlieue... En fait, le vĂ©ritable coupe-gorge, statistiquement, c’est la paisible maison familiale. C’est lĂ  qu’on s’assassine, qu’on s’égorge, qu'on se coupe en morceaux, qu’on s’étripe... Plus de la moitiĂ© des meurtres est Ă  ranger dans la catĂ©gorie « passionnelle Â». Il est scientifiquement prouvĂ© qu’il est moins dangereux de se balader Ă  Pigalle, la nuit, que de rentrer Ă  l’improviste dans sa chambre Ă  coucher !

Je me suis fait la réflexion que j’avais bien fait de ne pas me marier et je me suis rapproché. Le type poursuivait.

Aujourd’hui, tout le monde a peur de se faire cambrioler, de se faire piquer son portable, mais je ne connais personne qui chie dans son froc en montant dans sa voiture. Le fait de s’asseoir au volant, c’est pourtant jouer Ă  la roulette russe : 8 000 morts par an, des centaines de milliers de blessĂ©s, une industrie du fauteuil roulant florissante... Mais c’est pas vĂ©cu comme un risque. Bien au contraire, c’est un exploit de jouer Ă  trompe-la-mort en grimpant Ă  180 dans le brouillard... Et c’est rien, la route, vous savez ce qui fait le plus de dĂ©gâts, en vies humaines, chaque annĂ©e ?

Pour me marrer j’ai levĂ© mon verre et j’ai dit « l’alcool Â». Il a souri.

L’amiante et l’alcool, on va les mettre de cĂ´tĂ© et rester sur ce qui fait couler le sang Ă  gros bouillons. 15 000 morts, soit 40 par jour rien qu’avec le syndrome Claude François...

Tout le monde a voulu savoir de quoi il parlait, si c’était une épidémie de meurtres de Claudettes. Il a haussé les épaules.

Le syndrome Claude François, c’est les accidents domestiques, le type qui change une lampe pieds mouillés, le bricolo qui tombe de son échelle, le môme qui avale de l’eau de Javel, le chasseur qui flingue son fils, la mère qui ébouillante son bébé, Nicolas le Jardinier qui se coupe la guibolle avec sa tronçonneuse, le skieur qui embrasse un sapin... Comme à Vidéo-gags.

J’ai grattĂ© mon ultime Morpion, (encore perdu !), quand le type a entonnĂ© son dernier couplet.

Tout ça, on fait comme si ça ne comptait pas, parce que c’est trop proche de nous. On n’en cause pas pour pas que ça nous arrive. On est superstitieux, rien qu’en parler, c’est attirer le malheur. On exorcise. Je suis sĂ»r qu’ici, vous ĂŞtes tous au courant d’une tentative de suicide, d’un suicide rĂ©ussi... Il y en a près de 12 000 qui nous faussent compagnie chaque annĂ©e en se pendant, en se jetant sous le mĂ©tro, en se faisant sauter le caisson ou en avalant des cachets... LĂ  encore, on fait comme si ça n’existait pas. On se met la tĂŞte dans le sac pour ne pas entendre les cris de ceux qui vont vraiment mal. On ne veut pas savoir que pour la première fois, en France, le nombre des suicidĂ©s chez les jeunes hommes est passĂ© devant celui des personnes âgĂ©es... On est devenus aveugles, on ne regarde plus sa propre famille. On prĂ©fère penser que l’insĂ©curitĂ©, c’est les autres.

J’ai soufflĂ© sur le zinc, pour virer les dĂ©bris d’encre des Morpions, ramassĂ© ma monnaie, et je suis sorti. En rentrant Ă  la maison, j’ai rĂ©capitulĂ© mentalement tout ce qu’il fallait faire pour rester en vie : revendre la voiture, virer les dĂ©tergents, rĂ©silier l’abonnement au gaz, Ă  l’électricitĂ©, renoncer au ski, Ă  la chasse, au bricolage, au jardinage, dĂ©monter la baignoire...

À la fin, j’avais tellement le cafard que j’ai eu envie de me foutre en l’air. Je me suis arrêté devant la vitrine de l’armurier, et sur fond de flingues, j’ai regardé mon reflet dans les yeux en me souvenant des dernières paroles du type, au zinc. Je faisais beaucoup plus que mes soixante piges. De la ride, de la poche, du pli aux commissures... Statistiquement, je n’avais plus l’âge de débrancher la ligne, j’étais devenu trop vieux pour effacer cet étranger qui me faisait face.

 

 

 

Didier Daeninckx, Ă©crivain, est journaliste Ă  www.amnistia.net

 


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