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Raison et violence

 

En vérité le problème qui se pose à celui qui cherche la nature du dialogue n’est nul autre que celui de la violence et de la négation de celle-ci. Car que faut-il pour qu’il puisse y avoir dialogue ? La logique ne permet qu’une chose, à savoir, que le dialogue, une fois engagé aboutisse, que l’on puisse dire lequel des interlocuteurs a raison, plus exactement, lequel des deux a tort : car s’il est certain que celui qui se contredit a tort, il n’est nullement prouvé que celui qui l’a convaincu de ce seul crime contre la loi du discours ne soit pas également fautif, avec ce seul avantage, tout temporaire, qu’il n’en a pas encore été convaincu. La logique, dans le dialogue, émonde le discours. Mais pourquoi l’homme accepte-t-il une situation dans laquelle il peut être confondu ?

Il l’accepte, parce que la seule autre issue est la violence, si l’on exclut, le silence et l’abstention de toute communication avec les autres hommes : quand on n’est pas du même avis, il faut se mettre d’accord ou se battre, jusqu’à ce que l’une des thèses disparaisse avec celui qui l’a défendue. Si l’on ne veut pas de cette seconde solution, il faut choisir la première, chaque fois que le dialogue porte sur des problèmes sérieux et qui ont de l’importance, qui doivent mener à une modification de la vie ou en confirmer la forme traditionnelle contre les attaques des novateurs. Concrètement parlant, quand il n’est pas un jeu (qui ne se comprend que comme image du sérieux), le dialogue porte, en dernier ressort, toujours sur la façon selon laquelle on doit vivre.

On ? C’est-Ă -dire, les hommes qui vivent dĂ©jĂ  en communautĂ©, qui possèdent dĂ©jĂ  ces donnĂ©es qui sont nĂ©cessaires pour qu’il puisse y avoir dialogue ‑ les hommes qui sont dĂ©jĂ  d’accord sur l’essentiel et auxquels il suffit d’élaborer en commun les consĂ©quences des thèses qu’ils ont dĂ©jĂ  acceptĂ©es, tous ensemble. Ils sont en dĂ©saccord sur la façon de vivre, parce qu’ils sont en accord sur cette mĂŞme façon : il ne s’agit que de complĂ©ter et de prĂ©ciser. Ils acceptent le dialogue, parce qu’ils ont dĂ©jĂ  exclu la violence.

 

Ils ne l’ont pas cependant exclue absolument. Au contraire, elle leur paraĂ®t nĂ©cessaire pour rĂ©gler les diffĂ©rends qui peuvent s’élever entre eux et ceux qui n’ont pas l’avantage de vivre en communautĂ© avec eux, ces ĂŞtres qui, tout en ayant l’extĂ©rieur d’êtres humains, ne sont pas des hommes de plein droit parce qu’ils ne reconnaissent pas ce qui fait l’homme. Ceux‑lĂ  ne se sont pas encore Ă©levĂ©s au-dessus de la nature ; ils ont beau possĂ©der un faciès humain, on ne les comprend pas, ni ce qu’ils font, ni ce qu’ils disent ; ils font comme les barbares, ils pĂ©pient comme les oiseaux, ils ignorent le sacrĂ©, ils vivent sans honte ni honneur ‑ tout juste bons Ă  servir de machines intelligentes aux vrais hommes, si ceux‑ci les domestiquent et leur donnent le statut qui, de par le droit de la nature, est le leur, celui d’esclave, d’être qui ne sait pas penser, mais qui sait agir comme un ĂŞtre vraiment humain dès qu’un maĂ®tre pense Ă  sa place et lui donne des ordres Ă  exĂ©cuter. La violence est la seule manière d’établir un contact avec eux â€“ et c’est pourquoi ils ne sont pas des hommes.

 

C’est entre les vrais hommes que la violence est interdite. Certes, elle n’est pas exclue de fait, elle n’est pas impossible, mais celui qui l’emploie se sĂ©pare par lĂ -mĂŞme des hommes et se met en dehors de ce qui les unit, en dehors de la loi. Il n’a plus part Ă  l’hĂ©ritage commun, car la violence est ce qui dĂ©truirait la communautĂ© concrète des hommes, cette communautĂ© dont le sens est de dĂ©fendre tous ses membres contre la violence extĂ©rieure, celle de la nature, qu’elle se prĂ©sente sous l’aspect du besoin ou qu’elle vienne des animaux Ă  face humaine, des barbares. La communautĂ© sait comment il faut se dĂ©fendre contre le besoin : elle possède une science et une organisation du travail ; elle sait aussi comment rĂ©sister aux barbares : elle s’est donnĂ©e une constitution politique et militaire. Or, celui qui, employant la violence Ă  l’intĂ©rieur de la communautĂ©, contre ses frères, dĂ©truit l’organisation et rend futile cette science qui ne sert qu’à condition que le travailleur puisse travailler en paix, celui-lĂ  est l’ennemi le plus dangereux de tous et de chacun. Si donc il surgit une divergence d’opinion entre les membres de la communautĂ©, qu’on ne soit pas d’accord sur l’interprĂ©tation d’une règle de droit, sur l’application d’un procĂ©dĂ© technique, sur le choix d’une ligne de conduite politique, la communautĂ© toute entière a un intĂ©rĂŞt vital Ă  ce qu’on n’en vienne pas aux mains, mais qu’on s’entende, qu’on se limite Ă  l’échange d’arguments. La communautĂ© ne subsiste qu’aussi longtemps que le dialogue suffit Ă  tout rĂ©gler de ce qui peut diviser les membres.

 

Éric WEIL, Logique de la Philosophie, Ă©d. Vrin, p. 24‑25, 1950.


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