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Et Blum : " Mais tu parles comme un livre !... " Et Georges relevant la tĂŞte, le regardant un moment, perplexe, interdit, et Ă  la fin haussant les Ă©paules disant : " C’est vrai. Excuse-moi. Une habitude, une tare hĂ©rĂ©ditaire. Mon père a absolument tenu Ă  ce que je me fasse recaler Ă  Normale. Il tenait absolument Ă  ce que je profite au moins un peu de cette merveilleuse culture que des siècles de pensĂ©e nous ont lĂ©guĂ©e. Il voulait Ă  toute force que son enfant jouisse des incomparables privilèges de la civilisation occidentale. Étant le fils de paysans analphabètes, il est tellement fier d’avoir pu apprendre Ă  lire qu’il est intimement persuadĂ© qu’il n’y a pas de problème, et en particulier celui du bonheur de l’humanitĂ©, qui ne puisse ĂŞtre rĂ©solu par la lecture des bons auteurs. Il a mĂŞme trouvĂ© l’autre jour le moyen de se rĂ©server (et je t’assure que si tu connaissais ma mère tu te rendrais compte de l’exploit, de la volontĂ©, et par consĂ©quent du degrĂ© d’émotion, de dĂ©sarroi, que cela reprĂ©sente) cinq lignes sur les insipides lamentations qu’elle rĂ©pand tout au long de ces lettres aux lignes heureusement limitĂ©es que nous sommes autorisĂ©s Ă  recevoir, pour ajouter au concert ses propres lamentations en me faisant part de son dĂ©sespoir Ă  la nouvelle du bombardement de Leipzig et de sa paraĂ®t-il irremplaçable bibliothèque... (…) : " ...laissĂ© Ă  ta mère le soin de te donner de nos nouvelles qui sont bonnes comme tu le vois... dans la mesure oĂą quelque chose peut ĂŞtre bon aujourd’hui te sachant pensant sans cesse Ă  toi lĂ -bas et Ă  ce monde oĂą l’homme s’acharne Ă  se dĂ©truire lui-mĂŞme non seulement dans la chair de ses enfants mais encore dans ce qu’il a pu faire, laisser, lĂ©guer de meilleur : l’Histoire dira plus tard ce que l’humanitĂ© a perdu l’autre jour en quelques minutes, l’hĂ©ritage de plusieurs siècles, dans le bombardement de ce qui Ă©tait la plus prĂ©cieuse bibliothèque du monde, tout cela est d’une infinie tristesse, ton vieux père " (…) ...Ă  quoi j’ai rĂ©pondu par retour que si le contenu des milliers de bouquins de cette irremplaçable bibliothèque avait Ă©tĂ© prĂ©cisĂ©ment impuissant Ă  empĂŞcher que se produisent des choses comme le bombardement qui l’a dĂ©truite, je ne voyais pas très bien quelle perte reprĂ©sentait pour l’humanitĂ© la disparition sous les bombes au phosphore de ces milliers de bouquins et de papelards manifestement dĂ©pourvus de la moindre utilitĂ©. Suivait la liste dĂ©taillĂ©e des valeurs sĂ»res, des objets de première nĂ©cessitĂ© dont nous avons beaucoup plus besoin ici que de tout le contenu de la cĂ©lèbre bibliothèque de Leipzig, Ă  savoir : chaussettes, caleçons, lainages, savon, cigarettes, saucisson, chocolat, sucre, conserves… "

Claude Simon, La Route des Flandres, Ă©ditions de Minuit.


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