Bagarres… *

 

 

C

ette fois-ci, Saïd y a été vraiment trop fort : dix-sept points de suture et huit jours d’hospitalisation pour la victime de cette bagarre de “ récré ”, et, comme ce n’est pas la première fois hélas qu’il fait “ parler ” de lui, le conseil de discipline devient inévitable et Saïd terminera donc sa troisième dans un autre collège… Lorsque, dans ce stage de chefs d’établissements, la principale nous raconte cette histoire, nous aurons toutes les informations psychologiques, familiales et sociales, qui nous permettront de comprendre d’où vient la violence de Saïd : père maghrébin au chômage, très violent à l’égard de son fils aîné, lequel est très jaloux du petit frère préféré de sa mère. Saïd est vraiment, en classe ou ailleurs, “ insupportable ”, même si son niveau scolaire reste à peu près acceptable…

 

Que s’est-il passé ce jour-là ? À la récré donc, Saïd voit, de loin, un “ grand ” agresser son petit frère qui est en sixième. Son “ sang ” ne fait qu’un tour : il se précipite, intervient très violemment et l’agresseur du petit frère ne fait pas le poids très longtemps… Un pion réussit à fendre le cercle des spectateurs et les sépare. Il a droit au flot d’injures dont Saïd est coutumier. Enquête, conseil de discipline, exclusion, inévitable désormais avec le lourd “ contentieux ” que traîne Saïd…

 

L’ensemble des stagiaires convient en effet que c’est sans doute là la moins mauvaise solution : peut-être Saïd, éloigné de son frère, séparé de ses “ camarades ”, avec d’autres professeurs, retrouvera-t-il un peu de sérénité et pourra-t-il passer en seconde puisque son niveau n’est pas mauvais… peut-être ! J’interviens cependant en conclusion de ces analyses en proposant de prendre l’affaire, pas seulement d’un point de vue scolaire, psychologique ou familial, mais aussi juridique. Qu’en est-il en effet exactement ? D’un point de vue psycho-familial, on comprend bien ce qui se passe : l’agresseur de son petit frère est en train de lui faire ce que lui-même rêve de lui faire ! Et la culpabilisation liée à ce désir plus ou moins conscient l’amène à intervenir très violemment pour “ réparer ” en quelque sorte…

 

J’interroge : quelqu’un a-t-il dit à Saïd que, dans un premier temps, il avait eu raison d’intervenir pour faire cesser l’agression ? Il ne le semble pas… Or, en droit, n’importe quel citoyen, témoin d’un acte délictueux quelconque, dans la mesure où cela est en ses moyens, a le droit, et même le devoir, d’intervenir pour faire cesser le délit et arrêter le délinquant, a fortiori s’il s’agit d’une agression à l’égard d’une autre personne : dans les récits d’agressions, il est extrêmement fréquent que les victimes se plaignent de la passivité des témoins, passivité souvent stigmatisée dans les récits, journalistiques par exemple… Et donc Saïd ne peut être puni que parce que la violence exercée à l’égard de l’agresseur de son petit frère est allée largement au-delà de la violence de neutralisation (policière, au sens strict), seule légitime. De plus, ni l’agresseur, ni les spectateurs ne seront, eux, mis en cause ou punis : l’agresseur du petit frère est, il est vrai, à l’hôpital… C’est bien cependant lui qui est le principal responsable dans cette affaire. Quant aux spectateurs, les “ bons camarades ” faisant cercle et jouissant du spectacle, ils seront encore moins inquiétés pour leur non intervention dans la première agression aussi bien que dans la deuxième : or, là aussi, d’un point de vue juridique, leur responsabilité est plus importante que celle de Saïd qui, lui, au moins, intervient… même s’il se laisse déborder par sa propre violence (de même qu’un policier peut se laisser aller à la bavure…). Il est nécessaire certes que Saïd soit puni pour cette “ bavure ”, mais il ne pourra véritablement comprendre cette punition que si les autres responsables de cette bagarre sont, eux aussi, punis, au moins symboliquement, et dès lors l’exclusion ne paraît plus tout à fait la sanction appropriée, dans la mesure où elle est la plus grave possible : si Saïd est exclu, que faire vis-à-vis des autres, dont la faute est, juridiquement, plus grave ?

 

C’est bien à l’École, et à l’école seule, que les enfants et les adolescents peuvent apprendre que, au-delà des questions d’ordre psychologique, familial ou social, une société est d’abord structurée par les règles de droit : l’école n’est ni une famille, ni une “ communauté ”, malgré les incantations moralistes des préambules des règlements intérieurs… L’éducation civique passe aussi par le traitement des infractions et le régime des sanctions.

Bernard Defrance.



*  Paru dans les Cahiers Pédagogiques, n° 335, juin 1995.