JOURNÉES D’ÉTUDES 1997

de l’Association Nationale des Communautés Éducatives

Tarbes, le 28 avril 1997

Fondements philosophiques et éthiques

de la démarche qualité [1]

Bernard Defrance, philosophe.

 

 

Merci Jean-Pierre pour ces mots d’accueil. [2]

Oui, peut-être que l’urgence, peut-être que les inquiétudes, les angoisses que nous ressentons chez nos élèves aujourd’hui, dans les collèges et dans les lycées peuvent conduire un certain nombre de pédagogues (et sans doute encore plus un philosophe) à prendre des risques, si l’on veut effectivement pouvoir répondre à cette question que posent tous les adolescents aujourd’hui aux adultes : « Ce que vous dites est-ce que vous êtes capables de faire ? La loi dont vous nous dites que les valeurs structurent votre vie, nous nous apercevons tous les jours que vous ne vous y conformez pas. » Quand j’explique, dans mes cours de philosophie, que la loi est la même pour tous (c’est une évidence incontestable –sinon il n’y aurait pas de loi, il n’y aurait que des lois privées, c’est-à-dire des privilèges) mes élèves rigolent, ils me disent : « La loi est la même pour tous ? Vraiment ? On est bien content de l’apprendre, mais ça vous arrive quelquefois d’ouvrir le journal, de regarder la télé le soir, de regarder ce qui se passe autour de vous ? » Les valeurs que nous essayons de transmettre à l’école, les valeurs que nous essayons d’aider nos élèves à construire, sitôt sortis – sortis de l’école, à l’extérieur, dans le quartier, dans la cité – ils voient ces valeurs bafouées quotidiennement.

Jean-Pierre faisait allusion tout à l’heure au travail que je fais sur la violence. Deuxième moment qui va déstructurer encore plus, ou rendre plus difficile en tout cas, la construction de ces valeurs et de la loi : les jeunes s’aperçoivent que l’école elle-même, que le système éducatif lui-même, fonctionnent à l’envers de leurs propres valeurs. Dans son fonctionnement institutionnel, l’école contredit les valeurs dont elle se prétend porteuse. Et lorsque l’adulte est ainsi mis au défi d’avoir à répondre de ces valeurs – par exemple l’égalité –, il peut être amené quelquefois à courir des risques, et je ne suis pas mécontent finalement d’avoir commis quelques provocations, pas mécontent d’avoir accepté de courir un certain nombre de risques, dans la mesure où cela peut aider à réfléchir à un certain nombre de questions qui ont trop tendance à être noyées sous les grands mots, sous les grandes déclarations, sous ce que Fernand Oury, pédagogue de la pédagogie institutionnelle (avec lequel j’ai eu la grande chance de pouvoir travailler) appelait la pédagogie “ intentionnelle ” [3] : dès que je commence à réfléchir et à penser à la place de l’autre, je peux être sûr, dans 99 % des cas, de me tromper et de ne pas pouvoir répondre à ses attentes, à son interpellation.

Alors la démarche qualité ? Ce que je voudrais, ce n’est pas tellement répondre à cette question de savoir comment on peut construire une “ démarche qualité ” dans ce travail éducatif qui est de notre responsabilité, mais plutôt de situer les enjeux et le contexte de cette recherche dans les institutions éducatives. Dans quel ensemble, dans quels enjeux aujourd’hui (qui ne sont pas seulement d’ailleurs nationaux, européens, mais qui sont planétaires) se pose cette question, cette question de l’éducation ?

J’aurais tendance à dire que les mots de qualité et d’éducation sont quasiment équivalents… Comment aujourd’hui, peut-on répondre à ce défi de l’éducation, dans la mesure où nous sommes – et cela ne date pas d’aujourd’hui, cela date de quelques siècles avant Jésus-Christ, cela a commencé avec Isaïe et Socrate – désormais, irrémédiablement, irréversiblement, que nous le voulions ou non, dans des sociétés ouvertes où personne n’est capable de prévoir l’avenir à cinq ou dix ans ? Et à partir du moment où nous sommes dans une société ouverte, le problème de l’éducation change du tout au tout.

Dans une société dite “ traditionnelle ” où le fils reprend le métier du père, l’éducation consiste principalement en transmission d’un certain nombre de savoirs, de savoir-faire, de valeurs, et cette transmission se fonde sur la répétition, sur l’imitation. Dans une société ouverte – et le mouvement a commencé, encore une fois, quelques siècles avant Jésus-Christ : on déplore la “ crise ”, mais la crise, c’est notre état normal ! – la question de l’éducation ne peut plus seulement se poser en termes de répétition, de transmission, d’imitation, elle doit aussi se poser en termes de développement des capacités d’invention, développement des capacités de faire face à l’imprévisible.

La question est que nous ne savons pas quel est le monde qui attend les enfants dont nous avons la responsabilité et il s’agit donc pour nous, moins de transmettre encore une fois, que de susciter en eux des qualités – des qualités, j’allais dire, presque au sens moral du terme – des capacités qui leur permettront de faire face à l’imprévisible, à l’inachèvement, aux échecs éventuels de l’existence. C’est l’une de mes boutades habituelles en ce moment : l’école doit former des chômeurs, c’est-à-dire des gens dont nous savons parfaitement que, dans leur existence, ils seront affrontés inévitablement à plusieurs reprises à ce drame de ne pas avoir de travail. Si le système éducatif n’est pas responsable du taux de chômage, l’école est peut-être responsable cependant de la manière dont un sujet se retrouve au chômage, c’est-à-dire se laisse démolir par cette situation ou, au contraire, trouve en lui-même l’énergie suffisante pour rester debout, articuler son énergie avec celle des autres, précisément pour ne pas accepter comme fatalité inéluctable ce genre de situation.

 

Alors, ce que je dis, en ce qui concerne les enjeux, aujourd’hui, de la question éducative, je le tire, non pas de ma propre réflexion (Jean-Pierre a très bien souligné tout à l’heure le caractère collectif de ce travail de réflexion) mais d’un travail collectif de réflexion que je mène depuis 26 ans que j’enseigne la philosophie, avec des classes terminales, principalement de séries technologiques, industrielles et tertiaires. Ce que je dis, au fond, ce n’est pas autre chose que ce que disent mes élèves, lorsqu’ils deviennent auteurs, c’est-à-dire lorsqu’ils s’autorisent à parler sans craindre d’être jugés par celui qui les écoute. Ils disent un certain nombre de choses sur la famille, sur la cité, sur leur vie quotidienne, sur l’école bien sûr qui occupe 6 à 8 heures par jour de leur temps, et j’introduis les concepts et les notions du programme dans mes cours à partir de leur expérience quotidienne, de ce qu’ils vivent, de leurs souvenirs, expériences qu’ils écrivent. Et pour introduire la réflexion que je vous propose en ouverture de vos journées d’études, je vais prendre simplement un petit exemple parmi tous ces textes qu’ils écrivent. C’est un texte de David, élève en terminale E, écrit le 9 décembre 1993. Il raconte une histoire, un souvenir d’école primaire :

« Je me souviens d’une punition que j’ai eue en CM2. Un jour, l’instituteur nous avait posé une question : « Qu’est-ce que l’attribut du sujet ? » Il interrogea quatre élèves, dont moi, qui n’ont pas su répondre. Il interrogea ensuite un cinquième élève, qui lui, a su répondre. Les quatre élèves qui n’avaient pas su répondre ont eu à copier 300 fois la définition de l’attribut du sujet (j’ai demandé à David de donner, en annexe à son texte, cette définition qu’il avait copiée un certain nombre de fois, il a été incapable de la reformuler). Le lendemain l’instituteur a demandé les punitions : tous l’avaient faite, sauf moi car je n’avais pas envie de la faire… L’instituteur m’a redonné la punition, mais multipliée par dix : j’avais donc à copier 3000 fois la définition de l’attribut du sujet, pour le lundi suivant, j’avais le week-end tout entier pour la faire. Le soir je vais voir ma mère pour lui expliquer cette punition que j’avais eue en espérant qu’elle me dise ne pas la faire, car c’était un peu exagéré. Mais non, elle me dit que c’était bien fait, que je n’avais qu’à apprendre ma leçon, enfin, le discours habituel... J’ai donc passé mon week-end entier à écrire 3000 lignes. Le lundi est arrivé, j’ai donné la punition à mon instituteur, et là, j’ai été pris d’une colère intérieure, l’instituteur a déchiré ma punition sans même prendre la peine de la lire. J’ai craqué et je me suis mis à pleurer, discrètement. » [4]

“ Discrètement ” bien sûr – parce que quand on a 10 ans, que l’on est un garçon en CM2, on ne peut pas, comme ça, se mettre à pleurer devant les autres… Des témoignages de ce type, j’en ai publiés beaucoup [5], j’en ai des centaines, accumulés depuis 26 ans que j’enseigne.

 

Quand j’utilise ce texte dans des stages, des journées d’étude, très souvent je pose la question : « Que se passe-t-il dans cette petite histoire ? » (elle a dû se produire à peu près en 83, c’est-à-dire bien après 68 – ce rappel pour ceux qui prétendent que notre école est devenue laxiste…) et la réaction très fréquente des participants est de dire : « En effet c’est un peu exagéré ! » et ils suivent en cela l’analyse de David lui-même : « Qu’est-ce-que c’est que ces pensums d’un autre âge ? Cela existe encore ? » On sait bien aujourd’hui que les châtiments corporels sont interdits, que la punition doit être juste, proportionnée à l’acte et éducative. La punition infligée à David n’était ni éducative, ni proportionnée à l’acte, elle n’était pas juste, elle était “ exagérée ”. Et lorsqu’il y a des parents dans la salle, certains disent : « Si j’avais été à la place de la mère, je serais allé voir l’instituteur pour lui dire : quand même, vous ne pourriez pas essayer de ramener la punition à de plus justes proportions ? » Et je leur demande alors : « Vous transigez à combien de lignes, dans la négociation ? »

Ce que David découvre avec surprise en cours de philosophie, des années après, c’est que, non seulement la punition était totalement absurde et exagérée, qu’elle n’atteignait même pas son but qui était de faire apprendre la définition de l’attribut du sujet, mais que, dans ce cas précis, l’instituteur n’avait pas le droit de le punir. Ce n’est pas une question de quantité, ce n’est pas que la punition soit disproportionnée à l’acte, non éducative, c’est que tout simplement l’instituteur n’a pas le droit de punir pour ce motif [6] d’ignorance de la définition de l’attribut du sujet, et cela pour une raison unique qui se décline dans les trois registres du réglementaire, du juridique et de l’éthique.

Pour ce qui concerne le registre du réglementaire, c’est l’arrêté du 26 janvier 1978 qui interdit les punitions à l’école primaire pour absence ou insuffisance de résultats : je n’ai pas le droit de punir un élève au motif qu’il aurait une mauvaise note, qu’il aurait mal appris sa leçon, mal fait un exercice. Ceci est une première infraction : on pourrait s’attendre à ce que l’instituteur connaisse les règles, les circulaires officielles qui norment son travail professionnel.

Deuxièmement – mais vous verrez que, du premier au dernier registre, c’est la même cause fondamentale qui interdit ici la punition – il y a confusion entre ce que, dans le domaine juridique, on appellerait le civil et le pénal. On utilise une punition du registre pénal, destinée à punir une infraction dans le comportement, pour sanctionner un manque dans l’acquisition d’un savoir. Je ne peux pas, par exemple, utiliser des heures de colle pour sanctionner un manque dans l’acquisition des savoirs et de même, réciproquement, je ne peux pas utiliser ce qui est un outil technique d’évaluation parmi d’autres (et certainement perfectible…), la note (le zéro par exemple), comme moyen de punition pour des comportements. Nous confondons, par une édulcoration assez significative, la sanction et la punition, la sanction ce n’est pas la même chose que la punition. La punition s’adresse principalement à un comportement qui nuit aux autres et peut-être, du coup, au sujet lui-même. La sanction c’est le résultat positif ou négatif d’un travail qui vaut ou ne vaut pas, ou vaut relativement à un certain nombre de normes, de critères d’évaluation à déterminer. Deuxième registre, juridique, qui interdit ici à l’instituteur de punir : l’exigence de ne pas confondre le civil et le pénal.

Troisième motif fondamental, il relève de l’éthique, à savoir la définition même, l’essence même de ce qu’est l’école : première société dans laquelle on place les enfants et dernière société dans laquelle ils ne sont pas soumis à l’obligation de résultats, c’est-à-dire où ils ont droit à l’erreur (et ici nous approchons directement du thème principal de vos journées d’études). Si je punis un enfant pour ses ignorances, c’est l’école entière dans sa définition même, dans son essence même, qui se trouve niée. Si les enfants devaient déjà savoir ce qu’ils viennent apprendre à l’école, l’école n’aurait plus de sens. Cette première société dans laquelle on place les enfants est aussi la dernière société dans laquelle ils ont droit à l’ignorance, pas seulement l’ignorance des savoirs et des savoir-faire, mais également de la loi. Nous pouvons donc mesurer, à partir de ce mico-événement vécu par David, les confusions multiples qui marquent encore notre action éducative, et ces confusions, les enfants, les adolescents, les jeunes, commencent à en prendre conscience : ils commencent à prendre conscience qu’en effet, nous adultes, nous ne savons pas très bien comment faire pour les éduquer, pour les aider à affronter le monde qui va venir.

Autre principe du droit – et j’y reviendrai tout à l’heure – : nul ne peut se faire justice lui-même [7]. Nous savons expliquer cela au bagarreur de la cour de récréation, nous savons lui dire : « Tu n’as pas le droit de taper sur ton camarade ! – Mais m’sieur il m’a traité ! » Et le conseiller d’éducation explique à celui qui a cassé la figure de l’autre – sous prétexte que l’autre l’avait injurié – qu’il n’a pas le droit de se faire justice lui-même. Sauf que, dans ma classe, quand c’est un élève qui m’injurie, qui ne fait pas ce que j’ai prescrit, qui me désobéit, qui perturbe mon cours, c’est moi qui le punis… Il y a donc là une contradiction, de plus en plus clairement perçue par les adolescents, entre les valeurs auxquelles nous nous référons et nos pratiques.

 

Si l’on parle de démarche de qualité, dans l’acquisition des savoirs, dans la construction des savoirs, dans l’institution de la loi, dans l’émergence du sujet, cela suppose au moins, que l’on s’interroge sur la qualité de sa propre action éducative et que, lorsque l’on s’interroge sur cette qualité, on s’interroge également sur la cohérence entre les actes et les paroles. Les enfants, les jeunes ont des expressions extrêmement grossières quand ils parlent et parfois un certain nombre d’entre eux disent : « Celui-là, il n’a que la gueule… », voulant dire par là que celui qui parle est incapable d’exiger de lui-même ce qu’il exige des autres. C’est donc à ce défi de la mise en pratique de la loi que nous sommes confrontés aujourd’hui dans nos institutions éducatives.

Je crois qu’il y a urgence. Il y a urgence parce que, d’une certaine manière, nous avons affaire à des enfants et des adolescents – je grossis peut-être un peu le trait à cause de la brièveté du propos – pour lesquels les rapports au temps même, les rapports à l’espace même, le rapport au travail, le rapport à l’argent, le rapport à la loi, finalement le rapport à l’autre, sont passablement détruits ou en tout cas, souvent très abîmés.

Je cite ce passage d’un roman de Russell Banks, un romancier américain, auquel, je crois, il s’agit d’essayer de donner tort. Dans ce roman, De beaux lendemains [8], il fait parler un avocat, l’avocat des familles d’une bourgade du nord-est des États-Unis où un accident de car scolaire a tué la quasi totalité des enfants de ce village. Et cet avocat dit ceci : « D’ailleurs, les gens de Sam Dent (c’est le nom du village) ne sont pas uniques. Nous avons tous perdu nos enfants. Pour nous c’est comme si tous les enfants d’Amérique étaient morts. Regardez-les, bon Dieu – violents dans les rues, comateux dans les centres commerciaux, hypnotisés devant la télé. Dans le courant de mon existence, il s’est passé quelque chose de terrible qui nous a ravi nos enfants. J’ignore si c’est la guerre du Viêt-nam, la colonisation sexuelle des gosses par l’industrie [9], ou la drogue, ou la télé, ou le divorce, ou le diable sait quoi. J’ignore quelles sont les causes et quels sont les effets ; mais les enfants ont disparu, ça je le sais. Alors essayez de les protéger, ce n’est guère qu’un exercice complexe de refus. » Et quand il ajoute, un peu plus bas : « Il est trop tard… », c’est là qu’il faut peut-être essayer de lui donner tort et donc d’organiser, dans nos institutions éducatives, cet exercice complexe de refus, de refus des fatalités et de refus de ce qui attend les enfants – de ce qui risque de les attendre dans l’avenir.

 

Nous avons affaire à des enfants, des jeunes, pour lesquels les conditions minimales de la construction de soi ne sont pas, aujourd’hui en effet souvent, réunies. C’est d’abord la destruction du temps, du rapport au temps : ce sont, par exemple, ces stages d’insertion qui échouent, tout simplement parce que le jeune ne sait plus se lever le matin, se régler sur un horaire simple. C’est aussi la destruction du rapport à l’espace. Un de mes élèves travaille le soir dans sa chambre, et il me dit : « Dans l’appartement d’à côté, je peux savoir si c’est un homme ou une femme qui est en train de pisser, ça ne fait pas le même bruit… » Et cela dure quinze ans, vingt ans… Destruction aussi du rapport au travail. Un ami, travaillant dans un dispositif d’insertion, trouve un boulot pour un jeune et lorsque le jeune lui pose la question « C’est payé combien ? », cet ami répond : « Le SMIC, 5 000, 6 000 F » et le jeune, très sérieusement : « Par jour ? » Ce qui explique aussi la destruction du rapport à l’argent… Ces familles où l’enfant est seul à se lever le matin pour aller travailler à l’école et aussi, parfois, le seul à rapporter de l’argent (par le biais des allocations familiales), ce qui lui permet, à douze-treize ans, de dire à papa, maman : « Faites pas chier, sinon je sèche l’école, on vous sucre les allocs et comment vous payez le loyer ? »

Et du coup, destruction du rapport à la loi. Un jeune, né dans la cité des Bosquets à Montfermeil – cela fait 20 ans que j’y tiens une permanence hebdomadaire de renseignements juridiques pour la défense des locataires et copropriétaires-résidents – un jeune donc, né dans cette cité, qui voit tous les jours depuis sa naissance, sa mère monter les six étages à pieds parce que l’ascenseur est troujours en panne, et qui, dès qu’il sait lire et compter grâce à l’école, fait la traduction pour ses parents et constate que sur les quittances de loyer, il y a 120 F de charges mensuelles d’ascenseur… bien entendu, arrivé à 18 ans, il n’a pas le même rapport à la loi que vous et moi ! Alors, les discours moralisants des enseignants et des travailleurs sociaux, voire des militants associatifs, des “ médiateurs ” de toute sorte, eh bien… cause toujours ! Quant au syndic de copropriété qui gère cette cité depuis trente ans, quant aux copropriétaires loueurs, qui habitent la Côte d’Azur, le 16ème ou la Suisse, ils ne courent rigoureusement aucun risque de se faire contrôler l’identité dans la rue, ou, en tout cas, la probabilité en est extrêmement faible…

Destruction donc, du rapport au temps, à l’espace, au travail, à l’argent, à la loi, à l’autre finalement. Ce sont ces enfants et jeunes que Francis Imbert [10] décrit comme " l’enfant bolide ", qui n’a pas accès au symbolique, cet enfant qui ne sait pas marcher sans courir, qui ne sait pas parler sans crier, ces adolescents auxquels il suffit d’adresser la parole pour qu’ils se sentent agressés : « Qu’est-ce t’as à me regarder, tu veux ma photo ? »

 

Tout ceci, en effet, pour situer le contexte, pour rappeler les enjeux, et souligner les urgences de notre travail. Hervé est un bon élève de terminale, (en 92-93, il a 18 ans), et quant à l’avenir, il dit ceci : « Je pense qu’il sera de plus en plus difficile de faire des enfants à notre époque, et dans l’avenir, si ça continue comme ça – et cela me paraît bien parti. Car faire un enfant me demandera beaucoup de réflexion, à savoir si je pourrai assurer son avenir, ne pas en faire un enfant ou un adulte qui sera obligé de voler, de mendier ou même de vivre à ma charge jusqu’à l’âge de 40 ans ou pire, peut-être qu’un jour il me prendra en tête à tête et il me dira : " Papa, maman, pourquoi m’avez-vous conçu si c’est pour vivre dans un monde aussi pourri où le seul moyen pour les jeunes de reculer la date du chômage est de prolonger éternellement des études ? " Mais je crois que ce sera encore pire, ce sera peut-être une nouvelle guerre, seul moyen pour les gouvernements actuels de régler une grande crise, il n’y a qu’à regarder notre passé, notre histoire, alors un enfant qui risque de naître dans ces conditions, je dis non. » [11]

Quand des jeunes de 18-20 ans écrivent ceci, je le dis encore une fois, il y a de quoi s’inquiéter, et effectivement les jeunes le savent bien, nous le savons aussi, que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité se pose à eux une question qui ne s’est jamais posée jusqu’à présent, et qui est celle de la survie même de l’espèce humaine. Le triple défi des croissances industrielle, urbaine et démographique fait qu’un certain nombre de personnes, beaucoup plus compétentes que moi en ces matières, peuvent dire aujourd’hui que... eh bien, on ne sait pas, si dans 50, 60 ou 80 ans, il y aura encore de l’espèce humaine pour parler. Et c’est en effet la première fois dans l’histoire de l’humanité que la question se pose.

Quel âge auront en 2050 les enfants qui sont actuellement à l’école maternelle ? Combien serons-nous sur la surface de la planète ? 20% de la population s’accapare 80% des richesses, 80% de la population de la planète se contentent des 20% qui restent, combien de temps cela va-t-il durer ? Ce sont ces questions-là, qu’en tant que citoyens, les jeunes que nous avons actuellement dans nos classes et dans nos institutions, vont avoir à résoudre.

 

Alors pour ne pas trop prolonger ce propos introductif sur les enjeux de ce travail de réflexion – la démarche qualité va devenir une urgence absolue – je crois qu’il faut essayer de remettre en perspective ce qu’est, dans son essence même, l’institution école. Je prends le mot école dans le sens le plus large possible, et je crois que là aussi, il y a des confusions, il y a souvent des débats qui se placent toujours sur le registre du “ ou bien – ou bien ”. Vous connaissez ces débats célèbres : ou bien instruction – ou bien éducation, ou bien formation professionnelle – ou bien formation générale, etc..

Pour essayer de sortir de ces jeux de balançoire un peu stériles, lorsqu’on réfléchit aux enjeux de ce qui se passe à l’école, il faut se replacer devant les finalités mêmes du système éducatif, et le problème essentiel me semble que ce qui était jusqu’à présent juxtaposé dans les fonctions de l’école, doit aujourd’hui s’articuler. C’est la question de cette articulation entre les trois fonctions essentielles de l’école : l’instruction, la formation et l’éducation qui devient aujourd’hui, qui pourrait devenir aujourd’hui, le critère d’une démarche qualité, le critère selon lequel on pourrait se dire que l’on a effectivement atteint l’objectif que l’on s’était fixé.

 

La fonction d’instruction, de quoi s’agit-il ?

C’est une fonction qui a été et reste probablement encore aujourd’hui, dans l’école, tout à fait prédominante, par rapport aux deux autres. Il s’agit de former des gens aussi compétents, aussi savants, aussi cultivés que possible, qui comprennent le monde, qui comprennent les enjeux, qui savent se situer parmi les autres, donc la culture au sens le plus noble, le plus large du terme, c’est la première mission de l’école. L’instruction, en ce sens, est une tâche inachevable. Nous savons que lorsque nous entrons dans les processus de construction des savoirs, nous entrons dans quelque chose qui est, au sens propre du terme, complètement infini, inachevable. On regarde l’addition au cours préparatoire, on la regarde à nouveau lorsque l’on est en Maths-Spé et là on commence à comprendre de quoi on parle quand on parle d’addition mathématique. L’extraordinaire complexité des savoirs et leur accélération, nous place dans des difficultés tout à fait particulières, qui font que l’on ne peut plus se contenter d’appliquer un programme, il faut faire surgir chez l’enfant, chez le jeune, le désir de s’affronter à l’inconnu, ce qui suppose la reconnaissance de sa propre ignorance – le savant c’est celui qui sait qu’il ne sait pas. Il y a donc là quelque chose d’extrêmement important : les savoirs, la totalité des savoirs et des savoir-faire humains, doublent à peu près, au rythme actuel, tous les quatre ans, ce que nous savons en 1996 est le double de ce que nous savions en 1992 et en l’an 2000, ce sera le quadruple. Il est hors de question, évidemment, que qui que ce soit puisse maîtriser, à lui tout seul, cette évolution fantastique des techniques, des sciences et de la culture [12]. Le travail que nous avons donc à essayer de faire, dans cette première mission de l’école qu’est l’instruction – former des gens aussi cultivés, aussi savants que possible – c’est de leur permettre précisément d’articuler leur savoir à celui des autres, de travailler en équipe et donc d’entrer à leur tour dans la création culturelle, après s’être approprié les significations données au monde et à l’histoire par les générations qui ont précédé.

C’est une mission inachevable et il faut immédiatement ajouter que cette première fonction de l’école est une mission dont les résultats ne sont pas, au sens juridique du terme, obligatoires – et on touche à nouveau là encore, au problème de vos journées d’études. On ne met pas en prison quelqu’un qui ne sait pas lire et écrire – je le disais tout à l’heure, par rapport à la punition de David, on ne peut pas punir l’ignorance, on ne peut pas mettre en prison quelqu’un qui ne sait pas lire et écrire, de ce seul fait qu’il ne sait pas lire et écrire – et sous réserve, bien entendu, s’il est adulte, majeur et qu’il exerce une profession, que son ignorance n’aie pas sur les autres des conséquences dommageables. Il va de soi que, pour la quasi-totalité des professions aujourd’hui, pour remplir un certain nombre de rôles sociaux, il faut savoir lire et écrire, il faut avoir acquis un certain nombre de compétences. Vous comprenez, quand je prends l’avion, je tiens impérativement à ce que le pilote ait eu son diplôme sérieusement ! Si on me dit : « Mais vous savez, c’est un brave garçon, il est gentil, docile, si vous lui mettez 2, il va se décourager, mettez lui 8… », ou : « Ses parents sont en train de divorcer, il a des problèmes, etc... » permettez, je suis dans l’avion !

Il y a là quelque chose à découvrir progressivement par les enfants et les jeunes : entrer dans la construction des savoirs, c’est aussi en même temps, reconnaître sa propre ignorance. La réalisation de cette première mission de l’école, l’instruction, n’est pas obligatoire, n’est pas nécessaire au sens juridique du terme. Mais il n’en reste pas moins que nous savons, bien entendu, quelles sont les difficultés considérables de l’existence de ceux qui n’ont pas pu apprendre à lire et écrire et on connaît le poids de l’illettrisme dans les causes de l’exclusion sociale.

Je prends un simple exemple, dans l’application au concret de la classe. Soit un élève qui ne s’intéresse pas à ce que je raconte et qui dort sur sa table – c’est arrivé dans ma classe, bien entendu –. D’une part, je n’ai pas le droit de le punir parce qu’il dort sur sa table – il y a une seule exception en droit français où un comportement qui ne porte tort qu’au sujet lui-même peut être puni, c’est l’usage de drogue, on ne punit plus la tentative ou le suicide lui-même, comme dans l’ancien régime, mais on continue à punir le suicide au ralenti qu’est l’usage de la drogue… À part cette exception, on ne peut pas punir quelqu’un du fait d’un comportement qui ne porterait tort qu’à, strictement, lui-même –. Je ne peux donc pas punir cet élève parce qu’il dort sur sa table et ne s’intéresse pas à mon cours – il se porte tort à lui-même, il échouera à son examen, s’il y a une interrogation, il aura zéro, etc., mais le zéro n’est pas une punition –. D’autre part, deuxième principe du droit lui aussi indiscutable : je sais à quoi mène l’échec scolaire dans notre société, et donc je suis coupable de non assistance à personne en danger si je le laisse dormir sur sa table. Ainsi mon action pédagogique – et c’est cela qui définit précisément la pédagogie – va être encadrée par ces deux principes : je ne peux pas le punir parce qu’il dort et je ne peux pas le laisser dormir. Que faire ? Je l’ai appris dans la pédagogie institutionnelle : il s’agit pour moi de créer les situations qui vont faire qu’il ne pourra pas dormir en cours, que, de son propre chef, il décidera de ne pas dormir sur sa table (méfiez-vous cependant, certaines méthodes pour empêcher les élèves de dormir en cours risquent de vous conduire un peu loin, il faut faire attention, il y a quelques précautions à prendre… [13]). Voyez comment, dans cette première fonction de l’école, une question extrêmement importante se pose : quelles sont les normes qui encadrent le travail pédagogique, l’organisation pédagogique de la classe ? Ce qui sera aussi la réflexion sur la troisième fonction, l’éducation, et vous voyez ici apparaître clairement la question de l’articulation de ces trois fonctions de l’école.

 

Deuxième fonction de l’école – j’accélère un peu, vous me pardonnerez si je reste évidemment, obligatoirement, très schématique – : la formation, la formation professionnelle, plus exactement, non pas la formation professionnelle mais la formation aux exigences de l’insertion professionnelle. Il s’agit, ici aussi, d’une tâche évidemment inachevable et qui appelle le développement de qualités que le système éducatif ne développait pas beaucoup  jusqu’à présent : par exemples, les capacités d’initiative, de faire face à l’imprévisible, de travailler en équipe, de comprendre les enjeux, les objectifs, de sérier les moyens, les niveaux d’importance, et de se confronter, progressivement, aux exigences de l’obligation de résultats qui sera en vigueur dans l’activité professionnelle. Et si la tâche est inachevable, sa réalisation est aussi, comme dans la première fonction, non obligatoire au sens juridique du terme : fort heureusement, on ne met pas encore les chômeurs en prison, pour ce motif, sinon évidemment la capacité de nos institutions carcérales serait légèrement insuffisante !

 

Troisième fonction de l’école : l’éducation. Non pas l’éducation au sens familial du terme, mais l’éducation au sens politique du terme : la formation du citoyen. Le citoyen c’est celui qui habite une cité, qui exerce des responsabilités politiques. Cette troisième fonction de l’école est elle aussi, bien entendu, inachevable : le citoyen c’est celui qui sait qu’il n’est pas encore citoyen, que son travail de réflexion et son action politique se situent dans le temps et qu’il n’y a pas ici de “ mot de la fin ”. [14] Mais, si cette troisième fonction est, elle aussi, inachevable, sa réalisation est cependant, contrairement aux deux autres, tout à fait nécessaire, au sens juridique du terme : à partir de 18 ans, nul n’est censé ignorer la loi. Il y a une progressivité, dans les exigences par rapport au droit civil et pénal : à partir de 13 ans, 15 ans, entre 16 et 18 ans, puis à partir de 18 ans, âge de la majorité civile et pénale [15]. Toute la complexité de la formation à la citoyenneté est qu’elle s’inscrit dans le temps, et c’est ce que nous avons tendance, souvent, à oublier dans les règles (les “ règlements intérieurs ”) de nos institutions éducatives. Soit l’exemple suivant : dans un collège, un grand de troisième, agresse un petit de 6ème. Vous connaissez ces scènes : le gamin se retrouve suspendu au portemanteau, on le bourre de coups de poing quand il passe entre les rangées dans les couloirs, vous connaissez aussi le “ jeu ” dit du “ petit pont ” : on lance une balle qui passe entre les jambes d’un élève pris au hasard et tous se précipitent pour massacrer la victime surprise ainsi désignée…, ce sont des mécanismes archaïques, extrêmement anciens, cela remonte à la préhistoire [16]. Le grand, 15-16 ans, du point de vue simple du droit, qui agresse un petit de 6ème, comme ça, pour le plaisir, pour le plaisir d’embêter les petits, ce gamin de 16 ans commet un acte plus grave, qui devrait être puni plus gravement que s’il avait agressé un plus grand que lui, par exemple un de ses professeurs. C’est plus grave d’attaquer un mineur qu’un majeur. Or dans nos institutions éducatives, dans nos classes, dans nos écoles, que se passe-t-il ? Si je perds mon sang froid et que je flanque une claque à l’un de mes élèves, il ne se passe rien. Vous avez entendu l’histoire de David, j’aurais pu vous raconter aussi, des histoires de fessées déculottées en maternelle, de sparadrap sur la bouche, de mise au coin cul nu, parce qu’on a fait pipi dans sa culotte… Je ne vais pas en faire l’inventaire, j’ai publié tout cela dans plusieurs ouvrages. Je sais encore des histoires qui ont lieu là où j’enseigne et qui sont commises par des adultes qui ne courent absolument aucun risque d’être “ suspendus ” de la moindre manière que ce soit. Si je perds mon sang froid et que je flanque une claque à un gamin, il ne se passera rien, il y a même des endroits où les parents viendront me voir en disant : « Tapez plus fort, parce que nous, on ne peut plus rien en faire ! ». En revanche, si un de mes élèves perd son sang froid et me frappe, que se passe-t-il ? Conseil de discipline et exclusion. Près de vingt signalements au Parquet des mineurs au collège Louise Michel à Clichy-sous-Bois cette année-ci, qui n'est pas finie… Depuis le début de l’année, c’est le quatrième cas d’enfants de ce collège passant en conseil de discipline dont j’ai à connaître, parce que les parents sont adhérents de l’association dont je m’occupe dans le quartier. Le dernier cas : quand, après avoir été “ secoué ” par le professeur de gymnastique pendant de longues minutes, un gamin finit par lui flanquer un coup de pied, ce gamin se retrouve dans le bureau du Substitut du Procureur de la République ! Il passe en Conseil de discipline et il est exclu ! [17] Or, notre code, nos lois, disent que pour une même infraction, pour un même crime, un même délit, un majeur est plus lourdement puni qu’un mineur [18].

Je ne peux parler d’éducation à la citoyenneté que si effectivement le quotidien des enfants est structuré selon les principes élémentaires du droit – et je parle là de cas de violences, mais c’est le quotidien de l’école qui échappe à peu près constamment aux normes du droit ; simple anecdote, habituelle et très courante : j’arrive un peu en retard, et il se trouve toujours un petit malin pour me demander si j’ai un billet de retard ! Ce qui constitue le quotidien de nos enfants et de nos jeunes, c’est précisément cette contre-éducation civique cachée qui va structurer leur rapport à la loi et aux adultes, beaucoup plus profondément que tous les cours et discours moralisants.

Et, dans cette situation – et voilà où la question de la démarche qualité devient intéressante ! – réussir à l’école, qu’est-ce que cela devient, qu’est-ce que cela signifie ? Cela devient : comprendre les mécanismes et les ruses, les tactiques et les stratégies par lesquelles on va pouvoir passer du côté de ceux qui pourront imposer leur “ loi ” – vous avez entendu les guillemets… –  aux autres. En effet, si j’impose ma “ loi ”, il ne s’agit plus de la loi : la loi ne s’impose pas, elle s’institue et les deux processus sont complètement différents. L’enjeu est donc ici d’articuler la question de la construction de la loi à celle des savoirs, d’articuler l’instruction et la formation éthique, à l’éducation, et à l’éducation dans sa dimension politique.

Lorsque je vois les sourires, que j’entends les ricanements, les objections des élèves qui me disent que, évidemment, la loi n’est pas la même pour tous, dans notre monde encore… Il faut alors expliquer que le présent de l’indicatif ici est un présent normatif, que la loi parle au présent. Il faut relire tous nos règlements intérieurs, dès qu’il y a : « Les élèves “ doivent ” arriver à l’heure », c’est qu’ils n’arrivent pas à l’heure ! Un règlement, une loi, parlent au présent de l’indicatif : « Les élèves arrivent à l’heure », c’est une évidence, et les professeurs aussi du coup, d’ailleurs.

Le présent de l’indicatif des principes du droit et de la loi désigne une norme, désigne un objectif, quelque chose qui est problématique, donc qui “ n’est ” pas encore, précisément. C’est dans cette tension de l’histoire, cette tension du temps, entre le “ déjà ” et le “ pas encore ” que se situe notre action éducative.

 

Et donc comment articuler les trois fonctions : instruction, formation, éducation ? Précisément en partant de la troisième, de l’éducation parce que c’est elle qui va conditionner désormais, la réalisation des deux autres.

C’est une des leçons de notre siècle. Nous savons très bien que les plus hauts degrés de compétence, de savoir, de culture, ne nous garantissent absolument pas des formes les plus extrêmes de la barbarie. Les constructeurs des camps de concentration nazis, sortaient des meilleures écoles d’ingénieurs d’Allemagne. Heidegger, considéré par certains comme un des plus grands philosophes du siècle, a sa carte au parti nazi jusqu’en 1945. Monsieur Bruno Mégret sort de l’École Polytechnique, considérée par certains comme le fleuron de notre système éducatif. À partir du moment où l’école se trouve contestée dans ses fonctions d’instruction, de formation, c’est la troisième fonction, celle de l’éducation, qui devient première et qui va conditionner la réalisation des deux autres.

Je reprends encore cet exemple du droit, de l’application des principes du droit à nos systèmes éducatifs. Je rappelais tout à l’heure : nul ne peut se faire justice à lui-même, c’est le versant pénal, pourrait-on dire. Il y a aussi le versant civil de ce même principe [19] : “ nul ne peut être juge et partie ”, c’est-à-dire que l’on ne peut pas être partie dans le litige, dans la cause, pour pouvoir en juger. Or dans la classe, que se passe-t-il ? C’est moi qui enseigne, et c’est moi qui ensuite juge les résultats de cet enseignement. Voilà en quoi la troisième fonction de l’école conditionne la réalisation de la première : l’acquisition des savoirs. En effet, puisque c’est le même qui enseigne et qui juge les résultats de cet enseignement, que vont faire les bons élèves ? Tout le jeu va consister à essayer de deviner ce que le professeur attend, ce que l’on croit que le professeur attend de soi, et donc : « Qu’est-ce que je vais mettre sur cette copie qui va faire bien et qui me permettra d’avoir une bonne note, qu’est-ce que le prof a derrière la tête, qu’est-ce qu’il veut me faire dire ? » Et ce jeu de la devinette vient progressivement remplacer et détruire complètement [20] la construction des savoirs eux-mêmes. Si la recherche de la conformité remplace la recherche de la vérité, c’est l’école dans son cœur même qui se trouve détruite.

Donc pour la réalisation, pour l’entrée dans le véritable travail d’acculturation, dans le travail culturel, il faut en effet que l’on opère désormais dans notre école cette distinction des pouvoirs, entre celui qui va être l’entraîneur, celui qui va aider les élèves à découvrir l’immense variété des champs de la culture humaine – qu’il ne pourrait absolument pas découvrir s’il n’y avait pas l’école pour cela – et celui qui va le juger le jour de l’examen, où il faut faire preuve de ses compétences, où il faut que les savoirs acquis soient validés. Je parlais tout à l’heure du pilote d’avion, mais cela est valable dans tous les autres métiers. Il importe au plus haut point que les compétences soient sérieusement examinées, et le jour de l’examen, le jour où en effet les savoirs et les savoir-faire doivent être validés, ce n’est pas l’entraîneur qui est le juge, qui est l’arbitre. Il faut donc que s’opère dans la classe, cette distinction entre les situations d’apprentissage et les situations de contrôle, entre les situations d’évaluation interne, nécessaires au travail pédagogique, et les situations de validation externe où l’on n’a plus droit à l’erreur et donc où on peut faire la démonstration de ses maîtrises relatives dans tel ou tel champ des savoirs et savoir-faire. L’évaluation interne est nécessaire : nous essayons de voir où nous en sommes dans le parcours des exigences et complexités, et donc, expert parmi mes élèves, je chronomètre mes athlètes sur le bord de la piste, je note les dissertations de mes élèves, mais ces notes-là n’entrent pas dans la détermination de leur destin scolaire ou professionnel. Il faut qu’ils sachent où ils en sont, donc évaluation interne, et séparation entre les situations de contrôle et d’apprentissage, entre les situations d’évaluation interne propres au travail pédagogique de la classe et les situations de validation externe des résultats de ces apprentissages. Et cette validation est, bien entendu, provisoire, modifiable dans un système de formation continue ou de crédit-éducation. Mais tant que l’on n’opérera pas dans le quotidien cette distinction, qui renvoie encore une fois aux principes élémentaires du droit, il ne peut pas y avoir réalisation des deux premières fonctions elles-mêmes [21].

 

On parle souvent de l’éducation à la citoyenneté lorsqu’il s’agit des “ voyous ” de banlieue : comment réduire le comportement de ces gamins ? Le jeune professeur débutant, qui sort de cinq à six années d’études supérieures dans les subtilités du chant racinien ou de la reproduction des oursins ou de la structure des mastabas égyptiennes…, et qui arrive dans une classe où il se rend compte qu’il lui faut vingt minutes pour faire asseoir ses élèves, s’aperçoit tout à coup que les frontières symboliques qui lui semblaient évidentes, entre la rue et la cour de récréation, entre la cour de récréation et la classe, ont complètement disparu, et que les élèves peuvent se comporter de manière complètement indifférenciée dans ces lieux et temps successifs. Comme le disent parfois les élèves : « Ben oui, qu’est-ce qu’il a à s’énerver quoi, continuez votre cours, vous ne nous dérangez pas… », et pendant ce temps-là on tape le carton, on fait ses maths pour l’heure d’après, on se prépare le week-end suivant ou on se raconte le précédent… J’ai d’excellents collègues, philosophes éminents, des gens d’une science absolument superbe, qui parlent pour le premier rang, pendant que le reste de la classe reste complètement indifférent à ce qu’il raconte. D’autant que, comme ils disent : « Est-ce que vous croyez que c’est d’apprendre ce poème de Rimbaud qui va me permettre d’échapper au chômage ? »

 

La deuxième fonction de l’école : la formation professionnelle tend à prendre le pas sur la première et à évacuer les exigences de la troisième, l’éducation. Coûte que coûte il faudra sortir dans la jungle, coûte que coûte il faudra affronter les rapports de force dont on sait qu’ils vont être inévitables dès que l’on va entrer dans l’existence, inévitable aussi cette période de galère intermédiaire entre 20 et 30 ans. On a fini par trouver un logement, mais on revient chez papa et maman parce que l’on a rompu avec sa petite amie et que l’on ne peut plus payer le loyer tout seul – j’ai des élèves qui sont dans cette situation – ou bien on a un boulot qui n’a absolument rien à voir avec sa formation. C’est le cas de l’un de mes élèves qui a un BTS de fabrication mécanique et qui m’explique que cela fait six mois qu’il met des produits en place dans les rayons à Carrefour ; je lui réponds bien sûr que je suis bien content quand je vais faire mes courses à Carrefour de trouver les produits à leur place, mais il me réplique que : « Bon, oui, provisoirement peut-être, mais ça ne va quand même pas durer éternellement ! » Nous disons souvent aux élèves : « Mais non, il n’y a pas que la note qui compte, il n’y a pas que la réussite qui compte, il n’y a pas que le diplôme, il faut se former en tant qu’être humain, etc. – Cause toujours ! », la violence extérieure, ils la vivent tous les jours, leurs parents la subissent. On constate dans des cités comme celle des Bosquets à Montfermeil, qu’il y a 40 % de la population au chômage, mais les 60 % qui restent, qu’ont-ils comme travail ? Ce sont des petits boulots, des intérims, et c’est alors qu’on peut s’entendre moquer par les copains qui font dans les trafics et bizness divers, qui gagnent en trois jours ce qu’on gagne en un mois : « Ah ! T’as fait trois années d’études supérieures et maintenant tu livres des pizzas ! » Voilà l’effet produit : l’humiliation…

Donc cette troisième fonction de l’école conditionne bien la réalisation des deux autres et de manière de plus en plus urgente semble-t-il.

 

Comme on approche de la fin de l’heure qui m’était impartie, je voudrais simplement, par rapport à votre thème d’étude, poser un certain nombre d’interrogations, plutôt que de fournir des réponses. Il y a dans notre travail pédagogique, un certain nombre de paradoxes, d’autant plus redoutables que nous agissons toujours avec les meilleures intentions du monde. Je vais les énoncer simplement. J’ai déjà parlé du paradoxe de l’évaluation, et je vais en énoncer trois autres : ceux de la motivation, de la participation et, précisément, de la qualité.

Le paradoxe de la motivation : pour que je puisse être motivé, il faut que j’aie le droit de ne pas être motivé – le droit de parler, c’est aussi le droit de se taire, le droit d’écrire, c’est aussi le droit de ne pas écrire – le droit d’être motivé c’est aussi le droit de ne pas être motivé, sinon il n’y a plus de motivation. Vous connaissez ce leitmotiv des conseils de classe : « Ils ne sont pas motivés… ». Parbleu, bien sûr, s’ils étaient motivés, le problème serait résolu ! Et ce n’est peut-être pas le meilleur moyen de résoudre un problème que de le supposer résolu… La question est donc de savoir, comment je vais créer des situations qui vont susciter cette motivation. D’autant que nous sommes dans des structures de temps et d’espace qui ne sont pas forcément favorables : de 8h 30 à 9h 30, ce sont les enjeux de la bataille de Marignan, de 9h 30 à 10h 30 c’est la reproduction des oursins, de 10h 30 à 11h 30, ce sont les techniques du grimper de corde, de 11h 30 à 12h 30 c’est la litanie des verbes irréguliers en anglais ou la récitation d’un poème de Rimbaud… À chaque heure, il faut que je sois passionné, motivé, docile et actif, intéressé ! Sans oublier que de 8h 30 à 9h 30, on a cours avec Mme Machin, on fait n’importe quoi, on grimpe sur les tables, on fait des bulles comme ça avec les chewing-gum… et puis de 9h 30 à 10h 30 on a cours avec M. Truc, on entend une mouche voler et je me ramasse deux heures de colle parce que j’ai oublié de coller le chewing-gum sous la table, d’où le décollera la femme de ménage… : la “ loi ” change avec la salle et celui qui la fait appliquer, et cela dure dix ans, quinze ans, au moins, cette histoire ! Pardonnez ma brutalité, mais je crois qu’il n’y a que les imbéciles pour s’étonner des résultats… et le miracle – et je m’en étonne moi-même tous les ans – est de constater que les élèves sont beaucoup moins démolis, ou abîmés en tout cas, finalement, qu’on pourrait le supposer ou le craindre.

Regardons lucidement ce paradoxe de la motivation : chaque enseignant a tendance à considérer que sa discipline est évidemment la plus importante, il a tendance à oublier que lui-même ne s’intéresse qu’à un domaine, à un des champs du savoir, alors que l’on exige d’un enfant de douze ans, par exemple, qu’il s’intéresse à tous les champs du savoir, tous les jours ou presque ! Sauf, d’ailleurs, au seul qu’on ne lui enseigne pas, le seul précisément dont il ne pourra pas se passer à partir de 18 ans : celui du droit – seule discipline que l’on n’enseigne pas à l’école, sauf dans les filières spécialisées bien entendu et beaucoup plus tard, alors que c’est la seule discipline dont l’ignorance risque d’entraîner des comportements qui seront effectivement punis ! Paradoxe de la motivation, paradoxe du désir tout simplement [22], du désir d’apprendre et de rencontrer autrui.

 

Le paradoxe de la participation est très proche dans sa logique contradictoire du précédent [23]. Il faut à l’école, et les élèves l’expriment très bien, il faut que je sois à la fois soumis, docile et actif, c’est-à-dire qu’il faut que je sois demandeur de cette soumission, de cette docilité. Encore une fois, puisque c’est le même qui enseigne et qui juge ensuite des résultats de l’enseignement, il ne s’agit pas pour moi, si je veux “ réussir ”, d’apprendre à obéir aux exigences très complexes de la construction des savoirs, il ne s’agit pas pour moi d’apprendre à obéir à la loi, loi à laquelle l’adulte qui est responsable de moi est également tenu. Il ne s’agit pas pour moi d’apprendre à obéir, mais d’apprendre à me soumettre. Or, ici, pour l’éducation à la citoyenneté, soumission et obéissance sont complètement contradictoires. Ce que je découvre, en tant que professeur, quand j’entre dans la classe, est qu’il y a là 20, 25, 30, 35… élèves, qui ne savent pas forcément quel est le sens de leur présence en ce lieu, et que je suis cinq à six heures par jour sous leurs regards : il ne faut pas s’étonner de l’effet que cela peut produire chez les enseignants, chez les éducateurs, et alors la question inévitable que je me pose est : « Comment vais-je tenir, comment je vais “ les ” tenir ? », c’est le fantasme de la maîtrise. Je m’imagine que je pourrai faire face à cette situation, précisément en y faisant face, en exerçant mon pouvoir sur le groupe. Vous connaissez ce conseil donné aux débutants : « Au début, il faut leur serrer la vis, après vous pourrez relâcher un peu… », le rapport de force et la guerre s’instituent donc d’emblée. D’emblée, venir à l’école, apprendre, c’est entrer dans une situation de rapports de force [24]… L’enjeu est alors le suivant : comment organiser le travail dans la classe, pour que l’élève puisse comprendre que soumission et obéissance sont contradictoires, de même que j’aurais à comprendre que pouvoir et autorité sont contradictoires ? Je n’ai pas à exercer mon pouvoir sur un groupe, j’ai à essayer d’exercer mon autorité dans un groupe. Ce sont là aussi deux attitudes tout à fait incompatibles au regard des exigences de cette troisième fonction de l’école, la formation du citoyen.

Et comment s’étonner de ce que très peu de lycéens, par exemple, se saisissent des droits qui leur sont reconnus de constituer des associations, publier des journaux, etc. ? C’est que ces “ droits ” s’exercent en dehors de la classe et n’ont aucun effet sur le cursus scolaire proprement dit. Et dans la classe, il est tout simplement dangereux de “ participer ” [25], puisque l’entraîneur est en même temps le juge. C’est le paradoxe de la participation : le droit, je l’ai dit tout à l’heure au sujet de cet élève qui dort sur sa table, de ne pas participer doit être reconnu dans les faits, si l’on veut que les élèves participent vraiment, c’est-à-dire le décident eux-mêmes.

 

J’ai certainement oublié bien des choses que j’avais préparées, mais je n’ai plus le temps [26] !

En conclusion, je voudrais donc simplement préciser l’enjeu éthique de votre réflexion sur cette démarche de qualité.

Je crois qu’il s’agit pour nous, à l’école, de nous poser la question de cette troisième fonction : la formation des citoyens, et de la poser en termes tout à fait nouveaux par rapport à la manière dont elle a été posée jusqu’à présent. Notons qu’il nous faut en plus de cela – pour compliquer un peu plus les affaires ! – articuler notre travail d’éducateur dans le champ du service public de l’éducation avec celui des familles et des associations, des responsables de l’animation de la vie locale infantile et juvénile.

Nous déplorons souvent les manques, les “ carences ”, comme on dit, des familles, et je reprendrai là une métaphore d’Adil Jazouli [27], la vérité est que dans un certain nombre de situations urbaines et économiques, les familles n’ont pas du tout “ démissionné ”, elles ont été “ licenciées ” et être licencié ou démissionner, ce n’est pas du tout la même chose, licenciées de leurs responsabilités. Je n’ai pas le temps ici de préciser, mais mon action associative dans la défense des droits des habitants de certaines cités de Seine-St-Denis m’est singulièrement utile pour me défaire des tentations du jugement moralisant sur les familles.

 

Quel est l’enjeu pour l’enfant de ce qui se passe dans la famille ? C’est la découverte simultanée d’un interdit et d’une valeur. L’interdit, c’est celui de l’inceste, qui permet au sujet d’exister en tant que sujet, dans une irréductible singularité individuelle, qui lui permet de construire sa liberté, irréductible à toute autre. L’interdit de l’inceste c’est précisément ce qui permet la construction de la liberté du sujet, qui permet l’émergence du sujet lui-même. J’ai rencontré récemment des institutrices de maternelle qui m’expliquaient qu’aujourd’hui ce n’était pas tellement un travail de socialisation qu’il fallait qu’elles mènent, mais quasiment un travail d’humanisation dans un certain nombre d’endroits.

 

Deuxième pôle de socialisation pour l’enfant : l’école, l’institution. Une institution n’est pas une association, une société n’est pas une communauté, et j’interpelle là très directement l’intitulé de votre propre organisation… Lorsqu’on place l’enfant à l’âge de trois ans à l’école, sans lui demander son avis, il va découvrir ses pairs, ses égaux qu’il n’a pas choisis. Il n’a pas choisi la maîtresse, pas choisi ses petits camarades et il faut apprendre à vivre ensemble. L’interdit ici, c’est celui de la violence, et l’interdit de la violence ouvre simultanément, dans son énonciation et sa mise en pratique grâce au droit, à l’égalité des sujets. Ce sujet en voie d’émergence dans la famille va rencontrer d’autres sujets en voie d’émergence dans un système d’égalité, et la grande différence entre un éducateur, une institutrice de maternelle, un enseignant, et les parents, c’est que précisément, l’enseignant doit permettre à l’enfant et aux jeunes de découvrir progressivement l’égalité fondamentale qui leur permet d’entrer en relation les uns avec les autres et la différence de fonction grâce à laquelle l’élève peut s’élever précisément, cette différence de fonction se fonde sur une égalité de nature entre l’enfant et l’adulte-expert. L’interdit de la violence ouvre donc à cette valeur essentielle qu’est l’égalité de tous les êtres humains. C’est à l’école que je peux découvrir l’autre radicalement différent de moi, comme étant un autre moi-même.

 

Troisième pôle de socialisation : les associations, au sens le plus large du terme. Ce mot peut recouvrir des réalités très diverses : quand trois gamins s’associent pour casser la figure à un quatrième, c’est une forme d’association, même très passagère ! Les bandes de quartier, de rues, sont aussi des “ associations ”, et il y a peut-être à évaluer, à normer, ce qui se passe sous couvert de la logique associative. Dans les associations, que va-t-on découvrir ? On va découvrir un troisième interdit, tout à fait important, qui est celui du parasitisme : je m’inscris à un club de foot pour me faire plaisir en jouant au foot avec des copains qui aiment eux aussi se faire plaisir, et je ne peux prendre du plaisir à cette activité que si les autres aussi conduisent leur propre activité de sorte qu’ils se fassent plaisir également. Dans une équipe de foot si les “ arrières ” ne font pas leur boulot, ce que font les “ avants ” n’a plus de sens, de même dans un orchestre, si la clarinette fait des “ couacs ”, ce que font les violons perd toute sa signification, il y a donc ici, une interaction due à la structure même de l’activité et du plaisir que je peux en retirer [28]. Je découvre que je peux prendre du plaisir parce que l’autre aussi peut prendre du plaisir et que l’on peut prendre du plaisir les uns avec les autres et non pas les uns contre les autres. Il y a donc là un interdit fondamental qui ouvre peut-être à cette troisième valeur qui marque notre devise républicaine : la fraternité.

 

Voilà l’enjeu des trois pôles de socialisation que traversent les enfants. Comment allons-nous nous y prendre dans l’école, dans le système éducatif ?

La question est ouverte, et j’ai envie de dire que la réponse à la violence est dans deux registres, distincts et inséparables : dans l’institution de la loi et dans la construction des savoirs ; dans le deuxième registre, il s’agit de permettre, la découverte de la culture, la découverte que la totalité de nos cultures est pétrie de violence. Il n’y a rien de plus violent que Le loup et l’agneau, que ces petites comptines enfantines où l’on vous raconte des histoires épouvantables de cannibalisme, vous connaissez : « Les vivres vinrent à manquer… » et c’est le petit mousse qui se fait bouffer par l’équipage ! [29] La totalité de notre culture, qu’on étudie en classe, est pétrie d’incestes, de violences, de meurtres : Phèdre, Don Giovanni, les plus hautes œuvres de l’esprit humain ne sont pas autre chose que la transmutation de l’énergie qui est à l’œuvre dans la violence et qui nous fait nous entretuer depuis l’aube des temps, nous sommes les seuls animaux à nous entretuer au sein de la même espèce. Et donc cette énergie-là, nous savons aussi la transmuer, la transmuter, la transformer en culture. Et donc nous avons, non pas à nier magiquement la violence, mais à en transformer l’énergie de manière créatrice, et à permettre aux enfants et aux jeunes d’entrer à leur tour dans la création culturelle.

 

Pour finir, juste une citation, un texte d’un auteur anglais, Chesterton, qui est mort en 1936. Il a écrit ce texte au début du siècle et c’est, pour moi, une définition très claire de ce que j’appelais à l’instant, l’enjeu éthique de notre travail :

« Il y a quelque temps – il fait un peu dans le sarcasme à l’anglaise, tout au moins au début de son texte – certains docteurs et sociologues promulguèrent un ordre d’après lequel, toutes les petites filles devaient avoir les cheveux coupés court, je veux dire bien sûr toutes les petites filles dont les parents étaient pauvres, les petites filles riches ont bien des habitudes insalubres, mais ce n’est pas de sitôt que les docteurs s’y opposeront par la force. Or le motif de cette intervention était que les pauvres sont empilés dans des réduits crasseux si nauséabonds et étouffants qu’on ne peut leur permettre d’avoir des cheveux, parce que ces cheveux abriteraient des poux et donc les docteurs proposent de supprimer les cheveux. Ils ne semblent pas avoir jamais songé à supprimer les poux –certes, sur la question des poux, chez nous, pays “ développés ”, cela a un peu changé depuis, mais... – . Quand une tyrannie crapuleuse écrase les hommes dans la crasse, si bien que leurs cheveux même sont sales, il serait long et pénible de couper les têtes des tyrans, il est plus facile de couper les cheveux des esclaves. De même, s’il arrive un jour que des enfants pauvres soient tourmentés par des maux de dents, il sera facile d’arracher toutes les dents des pauvres et si leurs ongles sont d’une saleté répugnante, on leur arrachera les ongles, si leurs nez sont indécemment morveux on leur coupera le nez.

Je pars des cheveux d’une petite fille, cela je sais que c’est bon dans l’absolu. Quelque mal qu’il y ait ailleurs, la fierté qu’éprouve une mère de la beauté de sa fille est une chose bonne, c’est une de ces tendresses impérissables qui sont les pierres de touche de toutes les époques et de toutes les cultures. Si d’autres choses sont contraires à cela, qu’elles disparaissent. Si les propriétaires et les lois sont contre cela, que les propriétaires et les lois disparaissent. Avec la chevelure rousse d’une gamine des rues, mettons le feu à toute la civilisation moderne.

Puisqu’une fille doit avoir les cheveux longs, il faut qu’elle les ait propres ; puisqu’elle doit avoir les cheveux propres, il ne faut pas qu’elle ait une maison sale ; puisqu’elle ne doit pas avoir une maison sale, il faut que sa mère soit libre, et qu’elle ait des loisirs ; puisque sa mère doit être libre, il ne faut pas qu’elle ait un propriétaire usurier ; puisqu’elle ne doit pas avoir un propriétaire usurier, il faut redistribuer la propriété ; puisqu’il faut redistribuer la propriété, nous ferons une révolution.

Cette petite gamine aux cheveux d’or que je viens justement de voir trotter devant chez moi, on ne l’élaguera pas, on ne l’estropiera pas, on ne la modifiera pas, on ne lui coupera pas les cheveux court comme à un forçat. Tous les  royaumes de la terre seront retaillés, découpés à sa mesure, les vents du monde seront calmés pour cet agneau qui ne sera pas tondu, toutes les couronnes qui ne vont pas à sa tête seront brisées, tous les vêtements, toutes les demeures qui ne conviennent pas à sa gloire seront détruits, sa mère peut lui ordonner de nouer ses cheveux, car c’est l’autorité naturelle, mais l’Empereur de la planète ne lui ordonnera pas de les couper, elle est l’image sacrée de l’humanité. Tout autour d’elle, l’usine sociale doit s’incliner, se briser, s’effondrer, les colonnes de la société seront ébranlées, les voûtes des époques s’écrouleront, mais pas un cheveu de sa tête ne sera touché. »

 

Je vous remercie.



[1] Paru dans Communautés Éducatives, revue trimestrielle de l'ANCE, n° 100, septembre 1997.

[2] Dans son mot d’accueil, Jean-Pierre Rosenczveig, président du Tribunal pour Enfants de Bobigny, président de l'ANCE, a fait allusion aux ennuis administratifs et judiciaires que m’a valu un épisode de mes cours de philosophie : pour de plus amples explications, voir la réédition, chez Syros (septembre 1997) avec une préface de Jean-Toussaint Desanti, du livre paru chez Quai Voltaire en 1992 : Le Plaisir d’enseigner. Dans la relecture de la présente conférence, j’ai essayé de conserver le style oral et j’ai ajouté quelques notes.

[3] Aïda Vasquez et Fernand Oury, Vers une pédagogie institutionnelle, Maspéro, 1967, réédition Matrice, 1993.

[4] David Cohen, texte publié dans La Planète lycéenne, Syros, 1996, p. 153. Les textes des élèves sont corrigés en cours en vue de leur publication sous forme de brochures dans le lycée, déposées au CDI et remises au proviseur par les délégués.

[5] Principalement dans La Planète lycéenne, Syros, 1996, et, en ce qui concerne les punitions, dans Sanctions et discipline à l’école, Syros, 1993.

[6] Objection fréquente : David ne serait pas puni ici parce qu’il ignore la définition de l’attribut du sujet mais parce qu’il n’aurait pas appris sa leçon. On doit apprendre ses leçons. Or, ce deuxième motif n’est pas plus valide que le premier : aucune preuve ne peut être apportée de ce que David n’a pas appris sa leçon, la seule affirmation possible est que, s’il l’a apprise, soit cet apprentissage est resté inefficace, soit les conditions mêmes de l’interrogation l’empêchent de faire état de ce qu’il sait. Et il est évidemment impossible de punir lorsque la preuve de l’infraction n’est pas établie.

[7] La formulation exacte, dans Henri Roland et Laurent Boyer, Adages du droit français, éd. L’Hermès, 1986, vol. II, p. 671, est : « Nul n’a droit de faire à soi-même justice ».

[8] Éditions Actes-Sud, 1994, trad. Christine Le Bœuf.

[9] Les “ pédophiles ” ne sont pas seulement là où nous les désigne la rubrique des faits divers des médias : « La vie déborde dans Candia »…, campagne de publicité, septembre 1997.

[10] Francis Imbert et le GRPI (Groupe de Recherche en Pédagogie Institutionnelle), Médiations, institutions et loi dans la classe, ESF, 1994.

[11] Hervé Klékot, texte publié dans La planète lycéenne, Syros 1996, p. 51.

[12] Et la question est donc directement politique : qui décide dans une démocratie, l’expert ou le citoyen ?

[13] L’allusion ici risque d’être moins claire pour le lecteur que pour l’auditeur ; explication : depuis quinze ans maintenant que je pratique avec mes élèves, parfois, certains jeux (qui en effet ne portent guère à la somnolence… voir Le Plaisir d’enseigner), c’est la première fois que les parents d’un élève, en décembre 1996, se sont plaints auprès du proviseur (voir note 1), pour ensuite se désister de l’instance pénale, initiée par l’administration.

[14] Le citoyen obéit à la loi et fait la loi : il sait qu’il ne peut y avoir de droit positif parfait.

[15] En France : dans d’autres pays, les âges légaux peuvent être différents, par exemple en Allemagne, si la majorité civile est aussi à 18 ans, la majorité pénale est à 21 ans (les jeunes dépendent des tribunaux pour mineurs jusqu’à 21 ans).

[16] Sur les mécanismes sacrificiels, sur l’anthropologie de la victime émissaire, ceux qu’on appelle dans les classes les “ têtes de turc ”, voir René Girard, La violence et le sacré, Grasset.

[17] On se souvient que, à la fin du troisième film de la série de Mariana Otéro, La Loi du Collège, (diffusion ARTE, septembre-octobre 1994), un élève passe finalement en conseil de discipline et est exclu pour ce qui apparaît bien n’être qu’une simple bousculade au coin d’un couloir, une réaction physique quasi réflexe, mais qui tombe sur un professeur et non sur un autre élève ; et il apparaît également que l’élève en question était victime de moqueries incessantes de ses camarades sur son nom : les “ logiques ” de la victime émissaire peuvent parfois prendre des masques juridiques… La série des films a été publiée par la Ligue de l’Enseignement et le CNDP, et j’en ai écrit le livret d’accompagnement qui commente le détail de chaque séquence.

[18] On m’objecte parfois que les enseignants, comme les policiers, font partie des professions “ protégées ” et que les agressions à leur encontre sont punies plus gravement. Certes, mais en quoi cela diminue-t-il la protection dont doit bénéficier un mineur ? Et le code prévoit aussi que, précisément du fait de leur statut protégé et de leurs missions, policiers ou enseignants devraient également être punis plus sévèrement qu’un citoyen ordinaire pour une infraction analogue…

[19] Ce qui à voir bien sûr avec la triangulation des relations, les médiations, l’organisation positive du conflit…

[20] Tout au moins la rendre très difficile : il faudra, et toute l’histoire des sciences, des techniques et des arts est là pour le montrer, se déprendre des maîtres pour avancer, inventer. Le jeu de la question, de la devinette, de l’énigme, qui m’a valu quelques ennuis, vise précisément à mettre au jour la structure en elle-même violente de l’interrogation, de l’interrogatoire (« Untel, au tableau ! »), en la jouant sans risques.

[21] Ce qui d’ailleurs est une question posée au moins depuis la Renaissance : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. »

[22] Fernand Oury : « Le désir n’est ni neutre, ni obligatoire… »

[23] Il faudrait ici énumérer tous les “ doubles liens ” dans lesquels sont pris les élèves : être docile et actif, être demandeur de ce qui est imposé, être motivé sur commande selon l’emploi du temps, être autonome et soumis, travailler sans être “ scolaire ”, réciter en donnant l’impression de parler, reproduire en donnant l’impression d’inventer… et ces “ doubles liens ” marquent aussi le travail de l’enseignant ! Établir le contact et maintenir la distance, être “ sévère mais juste ”, être libre de ses méthodes pédagogiques, souverain dans sa classe, sans contredire l’inspecteur ou sortir des programmes ; sans parler des multiples culpabilisations possibles, notamment celle liée à l’obligation, parfois, de punir : si je punis un élève pour son comportement, c’est que mon autorité a été prise en défaut, n’a pas l’évidence “ naturelle ”, quasi-miraculeuse (y compris pour les élèves qui ont quelques difficultés à expliquer pourquoi ils se tiennent tranquilles avec tel collègue alors qu’ils s’agitent avec moi…), dont semble jouir certains qui, eux, n’ont pas besoin de punir ou menacer pour maintenir l’ordre…

[24] Quels que soient les moyens utilisés pour échapper à ce rapport des forces : séduction (aussi bien du côté des enseignants que des élèves…), ou répression (du côté de l’enseignant) et chahut (du côté des élèves).

[25] « Tout ce que tu diras pourra être retenu contre toi : c’est une des choses qu’on apprend à l’école. Lorsqu’on dit qu’un juge instruit une affaire, on fait comme si dans cette acception le terme n’avait aucun rapport avec l’instruction publique. Et si le maître était, à sa manière, un juge d’instruction ? », Philippe Perrenoud, Métier d’élève et sens du travail scolaire, ESF, 1994, p.151, c’est l’auteur qui souligne. Voir aussi le peu d’empressement de la plupart à accepter d’être délégués de classe : “ À propos de la fonction de délégués-élèves ”, Animation & Éducation, revue de l’OCCE, n° 127, juillet-août 1995 ; “ Les conditions juridiques de la participation des élèves ” intervention au colloque du 24 mai 1995 à Mozet, organisé par l’Institut Central des Cadres, Actes à l’ICC, Bruxelles ; “ Parler en classe ? Vraiment ? ”, revue Émergence, Bruxelles, n° 27, sept-oct-nov. 1995, repris dans Éducation & Management, n° 17, septembre 1996, CRDP Académie de Créteil, sous le titre : “ Paroles, paroles… ”.

[26] Et à la  relecture, je m’aperçois que j’ai oublié le troisième paradoxe, celui de la qualité, précisément ! Tous les éducateurs, tous les enseignants veulent la réussite de tous les élèves : mais les (bonnes) intentions ne suffisent pas et nous essayons de mettre en œuvre tous les moyens pédagogiques à cette fin, et certains (cette question est revenue sur le tapis à l’occasion des discussions autour du rapport Fauroux) iraient même jusqu’à vouloir soumettre l’école à une obligation de résultats et non pas seulement de moyens. Il y a là, dans cette tentation, une confusion juridique majeure en même temps qu’un danger grave pour l’action éducative, ainsi instrumentalisée. L’avocat met en œuvre tous les moyens que lui offrent les codes civil et/ou pénal pour faire gagner ou acquitter son client, le médecin est tenu de mettre en œuvre tous les moyens que lui offre la médecine pour guérir le malade, il y a cependant des plaideurs qui sont déboutés ou des accusés qui sont reconnus coupables, et des malades qui meurent… De même, je suis tenu de mettre en œuvre tous les moyens que l’institution met à ma disposition pour faire réussir les élèves, il y en a cependant qui échouent, sachant que toute réussite ou tout échec sont évidemment relatifs ; vouloir soumettre les enseignants à l’obligation de résultats équivaudrait à considérer les sujets que sont nos élèves comme des objets : ce qui détruirait l’école dans sa finalité même, à savoir la double genèse de la raison et de la liberté, en un sujet humain. Et toute la réflexion sur la “ démarche qualité ” dans les institutions éducatives ne peut faire oublier – le risque n’est pas négligeable –, bien plus, doit intégrer, l’exigence de respect des “ résistances ” du sujet aux manipulations, y compris didactiques… Voir toute la réflexion actuelle de Philippe Meirieu sur la “ résistance de l’éduqué ”. L’exigence du “ zéro défaut ” renvoie à des tentations totalitaires, pas seulement au sens psychologique, mais bien politique de l’adjectif. Mais il est vrai, cependant, qu’aujourd’hui la question, ce qui justifie vos préoccupations, est bien plutôt de se demander si nous mettons vraiment en œuvre dans nos institutions éducatives toute l’obligation de moyens à laquelle nous sommes tenus…

[27] Adil Jazouli, Une saison en banlieue, Plon, 1995, p. 347.

[28] Je ne parle là, bien sûr, que des équipes de foot ou des orchestres amateurs ! Dans le secteur professionnel, on entre alors dans la logique marchande…

[29] « Il était un petit navire… », voir dans ce même registre du huis-clos sacrificiel marin, l’un des romans de cette rentrée littéraire (septembre 1997), celui de Marc Trillard, Coup de lame, éd. Phébus.