Questions relatives à la mise en pratique

des principes du droit dans la classe et dans l’école *

 

 

 

 

I

mpossible, ou presque, de placer un mot : mes vingt-cinq élèves de terminale S sont en ébullition ! L’heure précédente, mon excellent collègue d’histoire et géographie, devant l’indifférence générale où tombait son cours et les bavardages incessants, a craqué : il a viré toute la classe, laquelle a été interceptée sur le chemin de la permanence par la conseillère d’éducation, ramenée dans la salle, et, après sermon d’usage, s’est vue infliger une heure de colle collective. Banal. Mais, si, lorsque nous étions nous-mêmes lycéens, nous n’aurions pas songé une seconde à remettre en cause la légitimité de ce genre de punitions, il se trouve qu’aujourd’hui les élèves ne les acceptent pas, même s’ils s’y résignent le plus souvent. Et, en l’occurrence, ils ressentent un sentiment confus d’injustice mais sans pour autant pouvoir exprimer clairement en quoi consiste exactement cette injustice.

Donc… que faire ? J’ai déjà quelques difficultés à obtenir un récit précis de l’incident. Ça fuse dans tous les coins, et je me permets de faire observer qu’en effet leurs bavardages incessants, leur incapacité à observer les règles simples de la parole en groupe, me sont à moi aussi particulièrement pénibles à supporter : me voilà obligé de hausser le ton, de faire taire, de menacer ! Le calme revenu, je demande pourquoi ils n’ont pas signalé à la conseillère d’éducation et à leur professeur ceux et celles qui, à l’évidence – je les désigne en même temps et personne ne contredit –, ne participaient pas au chahut collectif : « Vous laissez punir des camarades alors que vous savez qu’ils n’ont rien fait ? » Stupeur : n’est-ce pas ici le règne du “ chacun pour soi ” et depuis quand faudrait-il s’inquiéter des injustices subies par autrui ? Je dois donc rappeler deux principes du droit : nul ne peut évidemment être puni pour un acte qu’il n’a pas commis, et chacun est tenu à l’obligation d’assistance à personne en danger. Après tout, ces questions sont à mon programme de philosophie… Mais je me fais un peu peur tout de même : ne suis-je pas en train de rompre la solidarité avec mes collègues de “ l’équipe éducative ” ? Puisque nous sommes en cours de philosophie, je suis bien obligé de faire remarquer que, s’il y a bien une différence de degré – heureusement ! – entre cette punition collective et n’importe lequel des génocides qui ont marqué ce siècle (et qu’ils ont peut-être étudié justement en histoire, à condition de suivre le cours !), il n’y a cependant pas de différence de nature : quelqu’un se trouve “ puni ” non pas à cause de ce qu’il a commis mais à cause de ce qu’il est, arménien, juif, tutsi… ou élève de cette classe ! Ils sont très contents d’entendre que la punition collective est en quelque sorte illégale et je m’emploie donc à refroidir leur joie en expliquant que la reconnaissance de l’innocence de certains d’entre eux implique la reconnaissance de culpabilité des autres, et, pour ceux-là, je pose la question de savoir combien sont majeurs : la moitié environ… « Alors, pour vous, c’est deux heures de colle évidemment, et les autres une heure ». Exclamations, interpellations, agitation, protestations… Et je dois là aussi rappeler une évidence du droit, à savoir que, pour une même transgression, contravention, délit ou crime, un mineur est moins lourdement puni qu’un majeur. L’un des délégués, sachant que j’ai été élu au conseil d’administration du lycée, s’inquiète de savoir si j’ai l’intention de proposer l’application de ce principe dans le règlement intérieur : « Et comment ! C’est évidemment indiscutable ». Je fais grâce au lecteur des commentaires juridiques et des prolongements philosophiques…

Cet autre groupe dans lequel j’interviens est nettement plus “ sage ” que ma classe de terminale S : il s’agit d’une trentaine de chefs d’établissements ! Ils ont travaillé sur divers études de cas réels et une principale rapporte la réflexion des stagiaires sur le cas d’un de ses élèves. Cette fois-ci, Saïd y a été vraiment trop fort : dix-sept points de suture et huit jours d’hospitalisation pour la victime de cette bagarre de “ récré ”, et, comme ce n’est pas la première fois hélas qu’il fait “ parler ” de lui, le conseil de discipline devient inévitable et Saïd terminera donc sa troisième dans un autre collège… La principale fournit toutes les informations psychologiques, familiales et sociales, qui nous permettront de comprendre d’où vient la violence de Saïd : père maghrébin au chômage, très violent à l’égard de son fils aîné, lequel est très jaloux du petit frère préféré de sa mère. Saïd est vraiment, en classe ou ailleurs, “ insupportable ”, même si son niveau scolaire reste à peu près acceptable… Que s’est-il passé ce jour-là ? À la récré donc, Saïd voit, de loin, un “ grand ” agresser son petit frère qui est en sixième. Son “ sang ” ne fait qu’un tour : il se précipite, intervient très violemment et l’agresseur du petit frère ne fait pas le poids très longtemps… Un pion réussit à fendre le cercle des spectateurs et les sépare. Il a droit au flot d’injures dont Saïd est coutumier. Enquête, conseil de discipline, exclusion, inévitable désormais avec le lourd “ contentieux ” que traîne Saïd…

L’ensemble des stagiaires convient en effet que c’est sans doute là la moins mauvaise solution : peut-être Saïd, éloigné de son frère, séparé de ses “ camarades ”, avec d’autres professeurs, retrouvera-t-il un peu de sérénité et pourra-t-il passer en seconde puisque son niveau n’est pas mauvais… peut-être ! J’interviens cependant en conclusion de ces analyses en proposant de prendre l’affaire, pas seulement d’un point de vue scolaire, psychologique ou familial, mais aussi juridique. Qu’en est-il en effet exactement ? D’un point de vue psycho-familial, on comprend bien ce qui se passe : le petit frère n’est pas encore pubère, est encore “ du côté des femmes ”, alors que lui est, définitivement, du côté des hommes… L’agresseur de son petit frère est en train de lui faire ce que lui-même, dans sa jalousie, rêve de lui faire ! Et la culpabilisation liée à ce désir plus ou moins conscient l’amène à intervenir très violemment pour “ réparer ” en quelque sorte : « Je ne suis pas jaloux du petit frère, voyez : je le défend… » Et Saïd ne pourra que conclure qu’il est exclu du collège pour avoir défendu son petit frère !

J’interroge : quelqu’un a-t-il dit à Saïd que, dans un premier temps, il avait eu raison d’intervenir pour faire cesser l’agression ? Il ne le semble pas… Or, en droit, n’importe quel citoyen, témoin d’un acte délictueux quelconque, dans la mesure où cela est en ses moyens, a le droit, et même le devoir, d’intervenir pour faire cesser le délit et arrêter le délinquant, a fortiori s’il s’agit d’une agression à l’égard d’une autre personne : dans les récits de faits divers, il est extrêmement fréquent que les victimes se plaignent de la passivité des témoins, passivité souvent stigmatisée dans les récits, journalistiques par exemple… Et donc Saïd ne peut être puni que parce que la violence exercée à l’égard de l’agresseur de son petit frère est allée largement au-delà de la violence de neutralisation (policière, au sens strict), seule légitime. De plus, ni l’agresseur, ni les spectateurs n’ont été, eux, mis en cause ou punis : l’agresseur du petit frère est, il est vrai, à l’hôpital… C’est bien cependant lui qui est le principal responsable dans cette affaire. Quant aux spectateurs, les “ bons camarades ” faisant cercle, voyeurs sadiques du spectacle, ils seront encore moins inquiétés pour leur non intervention dans la première agression aussi bien que dans la deuxième : or, là aussi, d’un point de vue juridique, leur responsabilité est plus importante que celle de Saïd qui, lui, au moins, intervient… même s’il se laisse déborder par sa propre violence (de même qu’un policier peut se laisser aller à la bavure…). Il est nécessaire certes que Saïd soit puni pour cette “ bavure ”, mais il ne pourra véritablement comprendre cette punition que si les autres responsables de cette bagarre sont, eux aussi, punis, au moins symboliquement, et dès lors l’exclusion ne paraît plus tout à fait la sanction appropriée, dans la mesure où elle est la plus grave possible : si Saïd est exclu, que faire vis-à-vis des autres, dont la faute est, juridiquement, plus grave ?

 

Lieu commun des colloques dans le secteur éducatif et nouvelle mode envahissante : la formation à la citoyenneté… Mais la plupart du temps cette éducation de la citoyenneté n’est perçue que sur le mode habituel de la transmission : transmettre des “ valeurs ”, comme on continue, malgré les échecs évidents de la pédagogie impositive et frontale, à “ transmettre ” les savoirs. Certes, et évidemment, la formation de la citoyenneté à l’école suppose des informations sur le droit civil et pénal ainsi qu’une réflexion historique et philosophique sur les principes du droit. Mais si ces informations et cette réflexion viennent en contradiction avec des fonctionnements institutionnels quotidiens, le résultat risque d’être l’inverse de celui que l’on se proposait. Et, en effet, chacun peut constater que, dans nos sociétés, c’est bien celui qui connaît le mieux les lois qui dispose du pouvoir de les contourner ou de les transgresser avec le plus d’efficacité, sinon dans l’impunité… Une éducation à la citoyenneté suppose donc une véritable mise en pratique de la loi dans les structures de fonctionnement institutionnel même de la classe, de l’établissement. Les enfants et les adolescents perçoivent parfaitement bien les contradictions entre les discours et les actes. Il ne s’agit pas ici seulement des compétences psychologiques et pédagogiques que les enseignants peuvent développer pour sortir des face-à-face violents, des relations duelles et des rapports de forces, mais d’abord des fonctionnements institutionnels et des statuts.

Les jeunes, nous dit-on, “ n’ont plus de repères  ”. Mais quels sont donc ces fameux repères qui se seraient perdus ? Si, dans nos sociétés éclatées, multiculturelles, où les consensus sur les valeurs ont disparu, personne n’est d’accord avec personne, il importe alors de se mettre au moins d’accord sur les procédures mêmes de la discussion collective, qui permettent de régler, même provisoirement, les conflits en s’interdisant la violence. Et les “ repères ” consistent donc, non pas dans l’affirmation positive de valeurs, mais dans l’intériorisation de principes négatifs qui autorisent le débat sur les valeurs positives et l’élaboration collective des règles et lois. Les deux anecdotes citées plus haut montrent comment on pourrait appliquer ces principes dans les fonctionnements scolaires et ces “ histoires ” illustrent déjà plusieurs d’entre eux :  nul ne peut être puni pour un acte qu’il n’a pas commis ou dont il n’est pas complice, nul ne peut s’exonérer d’une intervention dans la limite de ses moyens pour faire cesser la commission d’un acte délictueux ou criminel, nul ne peut se faire justice à soi-même, pour un même acte un mineur est moins lourdement puni qu’un majeur.

Sujet donné au bac il y a quatre ans en philosophie : Peut-on s’opposer à la loi ? Les cent vingt-deux candidats ayant choisi ce sujet, dont j’ai eu à corriger les copies, ont tous – je dis bien tous – répondu, sous des formes variées : « On peut toujours s’opposer à la loi du moment qu’on ne se fait pas prendre » ! Résultat intéressant de quinze ans – au moins – d’école… Force est de constater que l’expérience quotidienne des élèves contredit très souvent les principes indiscutables du droit : tous nos discours moralisants, tous nos cours d’instruction civique n’ont évidemment que très peu de poids au regard de cette contre-éducation civique cachée que produit la structure ordinaire des relations enseignants-élèves et l’expérience quotidienne de l’école. Ne nous étonnons pas des résultats quant au degré de conscience civique moyen du “ citoyen ” moyen…

 

Les exemples foisonnent.

La loi est la même pour tous : certes… Mais que se passe-t-il, dans les faits, quand un élève arrive en retard dans mon cours et quand j’arrive en retard moi-même ? Dérisoire ? Pas sûr…

Toute infraction mérite punition et réparation : combien de fois suis-je tenté de “ fermer les yeux ”… ou les oreilles ? Combien de fois ai-je puni sans qu’il y ait réparation, ou fait réparer sans punition ?

La loi oblige à distinguer dans l’échelle de gravité des punitions selon que l’auteur de l’infraction est majeur ou mineur : que se passe-t-il, dans les faits, quand je donne une claque à un élève et quand un élève me frappe ? Dans le premier cas, il se trouve certes des parents pour s’indigner : pour quels résultats concrets ? Il s’en trouve aussi pour venir voir l’enseignant pour qu’il tape plus fort sur le rebelle dont on ne vient plus à bout ! Et les punitions n’ont aucun rapport de gravité selon que c’est un “ petit ” qui est victime d’une agression ou un adulte et, dans le deuxième cas, il n’est pas rare de voir les enseignants du collège se mettre en grève dans l’heure qui suit, en tout cas le conseil de discipline et bien sûr l’exclusion seront considérés comme inévitables, de même que le signalement au parquet des mineurs quand ce n’est pas directement à la police… Or, là aussi, notre droit est parfaitement clair : la peine doit être plus lourde si la victime est mineure.

Nul n’est censé ignorer la loi : oui… mais seulement à partir de la majorité civique ; combien de fois suis-je tenté de supposer connu par les élèves ce qu’ils viennent précisément apprendre à l’école ? Premier et dernier lieu social où l’ignorance de la loi (et celle des savoirs) est légitime puisqu’on y vient précisément pour la combler !  

Nul ne peut être mis en cause pour un comportement qui ne porte tort qu’à lui-même : la seule exception dans notre droit positif concerne l’usage de drogues ; on ne punit plus le suicide mais on continue à punir le suicide ralenti en quoi consiste la toxicomanie… Mais cette exception est la seule. Et donc qu’arrive-t-il à l’élève qui dort sur sa table et ne dérange personne ? À celui qui ne s’intéresse pas ? À celui qui n’apprend pas ses leçons ? Que de fois les élèves sont-ils punis pour mauvais résultats ?

Nul ne peut se faire justice à lui-même : si je punis moi-même l’élève qui, par exemple, m’a injurié, la punition ne peut pas alors être perçue comme l’effet légal d’un comportement illégal mais seulement comme la vengeance de celui dont l’autorité a été bafouée. Je dois certes interrompre la commission d’un acte délictueux ou le signaler à l’instance compétente, mais le policier (fonction qui appartient de droit à tout citoyen) arrête le délinquant, il ne le juge pas ni ne le punit. 

Nul ne peut être juge et partie : … sauf à l’école ! Où c’est le même qui enseigne et qui juge ensuite des résultats de cet enseignement, ce qui, non seulement interdit la construction de la citoyenneté, mais pervertit la construction des savoirs elle-même, puisqu’alors les exigences de la recherche de la vérité se trouvent remplacées par celles de la conformité : « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir mettre sur cette copie qui va “ faire bien ” et me permettra d’avoir une bonne note ? » Apprentissage continu, quinze ans durant, de la soumission et de l’hypocrisie… Qu’est-ce qui “ motive ” la réussite scolaire, exactement ? Il se trouve que quelques uns résistent ! Et parfois violemment… Peut-on leur donner entièrement tort ?

Enfin, dernier exemple de ces principes indiscutables, le citoyen obéit à la loi parce qu’il participe avec les autres citoyens à son élaboration : où et quand les futurs citoyens peuvent-ils apprendre à faire la loi avec les autres ? À l’école on apprend à se soumettre à quelqu’un et non à obéir à la loi dont ce “ quelqu’un ” est, momentanément et par délégation, porteur ; et donc réussir à l’école c’est confondre obéissance et soumission, de sorte qu’ensuite on puisse soumettre les autres, grâce aux “ compétences ” et diplômes acquis… Et symétriquement les enseignants confondent pouvoir et autorité, qui sont incompatibles.

Je ne peux pas continuer à prêcher la vertu civique et l’ignorer dans ma pratique professionnelle : peut-être cette question a-t-elle un lien avec les corruptions ? Il n’y a, semble-t-il, aucune commune mesure entre un (ancien) ministre qui ment publiquement et un gamin insolent qui “ nie l’évidence ”, entre un directeur d’office HLM dont la corruption est payée par des milliers de locataires et un petit caïd de banlieue faisant dans les bizness divers… En réalité, si : leurs “ morales ” (ou leurs “ repères ” !) sont les mêmes ! Seuls diffèrent leurs rayons d’action et les coûts financiers et sociaux de leurs dégâts.

 

Appliquer les principes du droit à l’école ? Des solutions existent : que, en ce qui concerne les comportements (le “ pénal ”), une instance indépendante dans l’établissement prononce les punitions et fixe les réparations (des collèges et lycées fonctionnent déjà selon ce principe sous des formes variées), et que, en ce qui concerne la validation des résultats scolaires, (le “ civil ”), seules soient portées sur les bulletins et livrets les notes obtenues dans les conditions d’épreuves normalisées, régulières, anonymées et corrigées par d’autres enseignants que ceux de l’élève. Ce qui exigerait bien sûr que les règlements intérieurs soient réécrits selon les normes du droit, accompagnés de leur code de procédure, et prévoient leur propre règles d’élaboration et de modification. La mise en application de ces trois mesures, qui ne sont pas autre chose que la mise en œuvre effective dans l’institution scolaire des principes de la démocratie et notamment de la distinction des pouvoirs, n’exige ni délai ni finances supplémentaires.

Éducation civique ? Certes, et donc, et c’est probablement l’enjeu central de ce qui se passe aujourd’hui à l’école, pratiques civiques, inscrites dans des règles de fonctionnement institutionnel, qui permettront alors que l’école cesse d’être une zone de non-droit permanent et puisse répondre au défi majeur de notre temps : comment vivre ensemble ? Comment, à l'école, apprendre à vivre ensemble ?

 

Bernard Defrance,

professeur de philosophie,

lycée Maurice Utrillo, Stains (Seine-St-Denis).



* Paru dans La nouvelle revue de l’AIS, éditions du Centre national de Suresnes, n° 3, septembre 1998.