À propos de la fonction des délégués-élèves *

 

par Bernard Defrance,

professeur de philosophie,

lycée Pierre de Coubertin, Meaux.

 

 

 

 

I

l m’arrive, assez régulièrement, d’être chargé, dans l’une de mes classes de terminales techniques, d’organiser les élections des délégués-élèves. J’essaie bien sûr de donner tout le sérieux nécessaire à ce moment : je donne connaissance des textes officiels, je demande à ceux qui ont déjà été délégués les années antérieures d’exprimer les avantages et les inconvénients de cette expérience, aux éventuels volontaires d’exposer la conception qu’ils se font de la fonction… Rien n’y fait ! On ne se bouscule pas pour être candidat ! Ça ne sert à rien… L’an dernier on ne pouvait pas placer un mot dans le conseil de classe… De toute façon qu’est-ce que vous voulez qu’on dise ?… Quand j’étais en troisième, j’étais pas très bon : je me suis fait casser pendant le conseil… etc. ! Bien sûr, il peut y avoir aussi quelques expériences positives, mais elles sont rares.

 

Finalement, il y aura bien deux délégués élus : mais c’est souvent sans enthousiasme qu’ils acceptent le rôle, et ce seront – pas toujours mais très souvent – de “ bons élèves ”, du moins considérés comme tels par leurs camarades, sachant à peu près parler. Tout se passe comme si être délégué était dangereux ! Et donc il vaudra mieux choisir pour remplir ce rôle ceux qui semblent courir le moins de risques personnels possibles… Il est en effet très (trop !) fréquent que, malgré tous les efforts que peuvent fournir tous ceux qui s’occupent de la formation des délégués de classe (on ferait bien aussi de s’occuper de la formation, ou au moins de l’information, des professeurs quant au rôle exact des délégués !), ceux-ci soient amenés à devoir s’expliquer sur leur propre cas lors des conseils de classe. Il est évidemment très facile de discréditer la parole d’un délégué, essayant, souvent avec maladresse, de “ défendre ” un camarade en situation difficile, en le renvoyant à ses propres insuffisances. La scène est très fréquente. Et elle est destructrice. Les adultes achèvent ici de se discréditer eux-mêmes et les discours moralisant, voire, ce qui est souvent pire, psychologisant, sont évidemment de peu de poids face à cette transgression déontologique majeure qui voit un enfant ou un adolescent quasiment sommé de s’expliquer, non seulement sur son propre cas, mais de plus avec une “ diplomatie ” et une prudence dont serait parfaitement incapables la plupart des adultes eux-mêmes : « Je sais bien que j’aurais dû le dire que, juste avant le brevet blanc, Sébastien venait de se faire casser la figure par une bande de types à l’entrée du collège, c’était je ne sais plus quelle embrouille…Mais, bon, j’ai pas pu… » (Aurélien, TE, 1987, racontant un souvenir de classe de troisième).

 

Donc, la moindre des choses, pour un délégué, est de savoir parler. Or, pour pouvoir parler, dans n’importe quel groupe, et a fortiori dans un lieu institutionnel “ dur ” comme un conseil de classe, il faut pouvoir le faire dans une certaine sécurité. Déjà, dans la classe elle-même, parler, pour un élève, est extraordinairement difficile (je ne parle pas du “ bavardage ” !). Comment puis-je dire par exemple mes ignorances, mes incompréhensions, mes représentations mentales fausses, mes préjugés, si je cours le risque que celui à qui je les exprime, le professeur, se serve de ces “ aveux ” pour me juger ? Comment puis-je participer, manifester par mes questions au professeur que je m’intéresse, si je cours le risque de passer aux yeux des camarades pour un “ bouffon ” ou un “ fayot ” ? Chacun connaît bien la scène classique : le professeur parcourt la classe du regard pour savoir qui il va interroger, qui il va envoyer au tableau, tout le monde rentre la tête dans les épaules, ou essaie d’avoir l’air le plus indifférent possible pour ne pas se faire “ remarquer ”, et ce soulagement quand ça tombe sur le voisin… « L’année dernière en mécanique, le professeur m’avait appelé au tableau pour résoudre un exercice. Bien sûr je ne savais pas la réponse… Alors j’ai commencé à écrire, les trois-quarts étaient faux. Le professeur a commencé à faire des réflexions, je commençais à avoir peur, à transpirer, ce qui s’est accentué quand les élèves s’y sont mis, tout s’est transformé en brouhaha dans ma tête, en panique… Je n’avais qu’une envie, c’était de crier merde, de prendre mes affaires et de rentrer chez moi. Je me sentais humilié, rabaissé par toutes ces moqueries, et je peux vous dire qu’on trouve le temps très long dans cette situation. Mais je crois que ce sont plus les élèves qui m’ont humilié que le prof. » (Hervé Klékot, terminale technique industrielle, 1994). Hervé n’est pas délégué de classe…

 

Ce qui structure, fondamentalement, la communication dans la classe me paraît, avant toutes considérations psychosociologiques, de l’ordre du juridique. Comment, dans la classe, et a fortiori dans le conseil de classe, puis-je effectivement parler, puisque c’est le même qui enseigne et qui juge ensuite des résultats de cet enseignement ? Quand des élèves me racontent telle ou telle situation pénible, vécue dans un autre cours, je leur demande souvent s’ils en ont d’abord parlé à ce collègue ; la réponse est immédiate : « Ben ! On n’est pas suicidaire ! Si on se met à contester une décision qui a été prise par celui qui va vous juger en fin d’année, on sait très bien ce par quoi ça peut se solder ! » (Gilles Baulard, BTS F1, 1985, délégué). « Tout ce que tu diras pourra être retenu contre toi : c’est une des choses qu’on apprend à l’école. Lorsqu’on dit qu’un juge instruit une affaire, on fait comme si dans cette acception le terme n’avait aucun rapport avec l’instruction publique. Et si le maître était, à sa manière, un juge d’instruction ? » (Philippe Perrenoud, Métier d’élève et sens du travail scolaire, ESF éd., 1994, p. 151).

 

Si on prétend favoriser, à l’école, l’apprentissage de la citoyenneté, de la démocratie, la construction de la loi, cela suppose, au minimum, que les principes élémentaires du droit soient respectés par les éducateurs : par exemple que nul ne peut être juge et partie. Or, la structure institutionnelle de la classe, de l’ensemble des établissements, contredit ce principe indiscutable.

 

On comprend alors pourquoi la fonction de délégué paraît dangereuse aux élèves, et que, dès lors, on ne se bouscule pas pour l’assumer. La situation du conseil de classe redouble, en quelque sorte, celle de la classe elle-même : le délégué, très souvent, se fait “ engueuler ” – c’est ainsi en tout cas qu’ils le ressentent très souvent – pour toute la classe… Ce qui n’a rien de particulièrement agréable. D’autant, nouvelle confusion, que les jugements portés sur les camarades mélangent très souvent les appréciations portées sur les comportements et celles portées sur les niveaux scolaires. Bien entendu la solution de ce problème majeur passerait par la mise en œuvre institutionnelle, dans l’école, du principe élémentaire du droit rappelé ci-dessus, à savoir – ce qui est d’ailleurs le cas lors des examens – que le professeur ne peut pas noter objectivement ses propres élèves et n’en a pas le droit. La confusion actuelle des pouvoirs d’enseignement et d’évaluation des résultats de cet enseignement rend impossible, et la construction des savoirs ‑ puisqu’alors la recherche de la conformité se substitue à celle de la vérité –, et la construction de la loi – puisqu’alors on apprend, à l’école, non pas à obéir à la loi mais à se soumettre à quelqu’un. Ne pas s’étonner des résultats… Tant que les distinctions élémentaires qui caractérisent un État de droit et ses institutions ne seront pas opérées dans l’École, la fonction de délégué ne pourra pas être autre chose que la “ participation ” des élèves à leur propre sélection, et donc la plupart d’entre eux ne peuvent pas jouer d’autre rôle que celui d’enregistreur passif des jugements, prononcés sans appel par les “ éducateurs ”.



* Paru dans Animation & Éducation, n° 127, juillet-août 1995, OCCE, 101bis, rue du Ranelagh, 75016 Paris.