Bernard Defrance

Journal Du Droit des Jeunes

novembre 1998

 

 

 

« Rappel à la loi »  ?

ou les risques de l’effet « antibiotique »…

 

 

 

T

rès à la mode en ce moment, dans les collèges notamment : devant le flot montant des incivilités de toutes sortes, cris, hurlements, cavalcades, bousculades, esquisses de bagarres, injures diverses, etc., nombreux sont les responsables de tous niveaux qui prônent les dispositifs de “ rappel à la loi ”. Et la punition classique devient, si j’en crois des témoignages de plus en plus nombreux de mes élèves, le copiage, éventuellement plusieurs fois, du règlement intérieur, ce qui aboutit à le ridiculiser… De plus, de nombreux comportements, qui jadis seraient restés soumis à punition dans le cadre scolaire, font désormais souvent l’objet de “ signalements ” aux parquets des mineurs, à la faveur des différentes conventions passées entre les inspections académiques et les autorités judiciaires. Et la punition interne vient souvent s’ajouter à la punition externe, l’intervention policière et judiciaire. Certes, il était temps que certains comportements, qui peuvent relever effectivement du code pénal, soient signalés à la justice au lieu de rester traités sous le régime de la loi du silence (c’était encore il y a peu de temps le cas des brimades en internat par exemple – notamment avec l’alibi des bizutages), et l’efficacité de ces dispositifs de signalement “ en temps réel ” n'est plus à démontrer, principalement dans les cas d’urgence.

Cependant, il semble bien qu’en certains lieux, on passe d’un extrême à l’autre et que, du coup, les éducateurs se débarrassent trop facilement de leurs responsabilités sur des instances extérieures en leur “ refilant ” non plus seulement le traitement des cas les plus lourds mais aussi le règlement de situations beaucoup plus banales. Tout se passe comme si, en certains lieux de nos banlieues “ sensibles ”, ces dispositifs permettaient aux enseignants de s’exonérer de la dimension éducative de leur travail en leur donnant l’illusion de pouvoir se replier exclusivement sur leurs tâches d’enseignement au sens strict. On le sait bien, même si on n’en tire pas vraiment les conséquences pédagogiques nécessaires : 1. l’imposition des savoirs empêche leur construction ; 2. de même, l’imposition de la loi empêche son institution ; et 3. l’absence d’articulation entre la construction des savoirs et l’institution de la loi produit la violence. C’est ici la tentation du court-circuit (à laquelle succombe l’ensemble du système éducatif, sauf en de très rares endroits…), c’est-à-dire la négation du temps, qui aboutit à ce que l’école produise la violence et fabrique des délinquants. Il s’agit, pour les élèves, de se soumettre et non d’obéir, et pour les enseignants d’imposer leur pouvoir au lieu d’exercer leur autorité. Et la “ délinquance ” prend bien sûr des formes sociales différentes selon qu’elle est – en partie, l’école n’est évidemment pas seule responsable – produite par l’échec ou la réussite scolaire…

 

 

Il y a fort à craindre que tous ces dispositifs de rappel à la loi finissent par provoquer ce qu’on pourrait appeler “ l’effet antibiotique ” : les moyens que l’on met en œuvre pour réduire la violence ne risquent-ils pas d’aboutir à un renforcement des “ germes ” de cette violence, une résistance accrue de la part de ceux qui se sentent principalement visés par cette entreprise de moralisation, de réduction et de mise au pas ? Une fois de plus on lutte contre un phénomène par les moyens mêmes qui le produisent. Enseigner les règles et les valeurs… très bien ! Mais si les contenus de cette instruction entrent en contradiction avec l’expérience familière des fonctionnements institutionnels ou le comportement même d’adultes qui se gardent bien de s’appliquer à eux-mêmes ce qu’ils imposent (ou essaient d’imposer…) à ceux qui leur sont soumis, ne pas s’étonner des résultats ; et nous savons bien que, dans notre société, ce sont précisément ceux qui connaissent le mieux les lois qui peuvent les contourner ou les transgresser avec le minimum de risques. Je sais très bien que je n’ai, en aucun cas, le droit de frapper un élève : je sais aussi qu’il ne risque guère de m’arriver quoi que ce soit si je le fais. L’élève, lui, sait, de mieux en mieux grâce aux leçons sur la question, que s’il se laisse aller à frapper un adulte dans le cadre scolaire, ou seulement le menacer, c’est le conseil de discipline, l’exclusion et, souvent désormais, le tribunal pour enfants ou correctionnel s’il est majeur. Et ne parlons pas de ce qui peut aussi, éventuellement, se produire en famille quand les pères ou grands frères ne “ démissionnent ” pas et en rajoutent à coups de ceinture…

Les conventions passées entre les inspections académiques et les parquets sont évidemment très utiles. Et l’expérience montre assez souvent que le passage dans le bureau d’un substitut du parquet des mineurs se révèle finalement beaucoup plus “ éducatif ” que toutes les leçons de morale scolaire, et s’il y a encore hélas à déplorer des comportements policiers inacceptables, il se trouve de plus en plus de responsables de brigades de mineurs qui connaissent leur métier et savent manifester aux enfants et adolescents un véritable respect réparateur. Le problème est que, dans l’application de ces conventions, si la police et la justice remplissent leur rôle et savent adapter leur comportement à ces nouvelles situations, les personnels de l’éducation nationale, et principalement les enseignants dans leurs pratiques pédagogiques, eux, ne bougent pas… et l’institution scolaire continue à fonctionner hors-droit.

 

Certes, dans un certain nombre d’établissements on commence effectivement à prendre conscience de cette situation et à mettre en œuvre des dispositifs propres à établir un traitement des infractions au règlement intérieur selon les normes du droit, par exemple par la constitution d’une “ commission de discipline ”, selon le principe que nul ne peut se faire justice à soi-même et que les punitions doivent donc être fixées par une instance indépendante des acteurs du conflit ou de la victime de l’infraction. Beaucoup d’établissements commencent aussi à introduire un peu plus de rigueur dans la rédaction des règlements intérieurs eux-mêmes, notamment en distinguant le plus clairement possible ce qui relève de l’acquisition de savoirs et ce qui relève des comportements (ce qu’on appellerait dans la sphère juridique la distinction entre le civil et le pénal). Il s'agit d’un progrès évidemment décisif.

Cependant, on retrouve là, dans le fonctionnement institutionnel interne lui-même, les mêmes dangers que ceux qu’on vient de signaler dans les rapports entre l’école et les autorités judiciaires : le rôle de l’école n’est pas dans le rappel à la loi mais dans l’institution de la loi, et, hormis le cas d’urgence, ces deux processus sont contradictoires. Or, dans la mise en place de ces commissions de discipline, de quelqu’autre nom qu’on les désigne, réside le danger pour l’enseignant, là aussi, de s’exonérer du travail institutionnel nécessaire dans l’organisation pédagogique elle-même. L’articulation entre la construction des savoirs, quelle que soit la discipline enseignée, et celle de la loi – c’est-à-dire la dimension éthique de n’importe quel savoir, le plus “ objectif ” soit-il – risque là aussi d’être évacuée au profit d’une technicisation de l’acte pédagogique d’une part, et d’autre part d’un traitement apparemment “ juridique ” des comportements, qui n’impliquerait en aucun cas une remise en question des comportements… de l’enseignant ! Si les établissements peuvent être tentés de se débarrasser des problèmes disciplinaires sur l’instance judiciaire, de manière correspondante, dans la classe, l’enseignant peut être tenté de se débarrasser des problèmes sur la commission de discipline, oubliant que, selon la formule de Fernand Oury, la quasi totalité des problèmes disciplinaires peuvent se résoudre par la mise en place de dispositifs pédagogiques, de médiations (et ce mot a un sens précis en pédagogie institutionnelle) et de coopération. Cette sorte de “ tribunal ” dans l’établissement pourrait ainsi permettre à l’enseignant de laisser inchangés la magistralité et le rapport frontal, la transmission impositive des savoirs, puisque le premier “ perturbateur ” venu pourrait y être déféré : comment l’agité, le bavard, l’endormi pourraient-ils expliquer devant la commission que leur comportement est précisément induit par le comportement pédagogique du professeur ?

L’instauration d’un deuxième dispositif semble ici nécessaire : selon le principe que nul ne peut être juge et partie, il importe que soit distinguées les procédures d’évaluation interne du travail des élèves, évaluation nécessaire à la régulation de l’organisation pédagogique de la classe, et la validation externe des compétences acquises ; ce qui veut dire qu’aucune appréciation ou notation, rendues quasiment publiques sur les bulletins, commentées en conseils de classe et communiquées aux parents, ne devraient être conférées par les enseignants de l’élève lui-même. Sans cette disposition, qui touche évidemment au cœur de ce qu’on vient faire au collège ou au lycée, apprendre, le précédent dispositif, l’instauration de la “ commission de discipline ”, perd tout son sens.

 

Il ne s’agit pas, à l’école, lieu social où on a encore le droit d’être ignorant des savoirs et de la loi, de se soumettre aux volontés et exigences, même rationnelles, du maître. Il s’agit d’apprendre à obéir de manière articulée aux exigences de la loi, c’est-à-dire du vivre ensemble, et aux exigences, très complexes, de la construction des pratiques et des savoirs, dans son corps et sa parole en premier lieu, dans les trois domaines des techniques, des arts et des sciences, en deuxième lieu. La formation du citoyen est exigence politique : apprentissage du vivre ensemble, c’est-à-dire apprentissage du faire la loi ensemble. Ce n’est pas à la périphérie du système qu’on peut l’apprendre, dans les structures associatives où l’on choisit ses partenaires, mais bien dans l’institution, c’est-à-dire le cours de maths, d’histoire, de biologie, d’EPS, d’arts plastiques, de techniques commerciales, etc. ! où on ne choisit pas ceux avec lesquels il faut apprendre à travailler. Dans un certain nombre de lieux, et probablement bientôt partout, cela exigera que nous prenions, comme enseignants, nos responsabilités citoyennes, politiques : par exemple, prendre provisoirement le parti de ceux qui, par toutes sortes de moyens, y compris violents, refusent l’humiliation scolaire. Comment pouvons-nous, à l’actuelle violence des savoirs, substituer les savoirs de la violence, c’est-à-dire permettre aux enfants et adolescents qui refusent la normalisation morale, le “ rappel aux lois ”, d’accéder à l’intelligence de leur propre refus et trouver les moyens de son expression efficace, non destructrice pour les autres et pour eux-mêmes ?

 

Bernard Defrance.