Les savoirs et la loi. [1]

 

 

La caractéristique principale des actions menées en lycée en vue de l’apprentissage de la citoyenneté est qu’elles concernent généralement ce qu’on pourrait appeler des fonctions “ périphériques ” par rapport à la fonction centrale du lycée : très peu de lycéens se saisissent de leurs droits à constituer des associations, publier des journaux, animer des clubs… Sans doute savent-ils que cela reste tout à fait secondaire par rapport aux enjeux de ce que l’on vient faire au lycée : essayer, par le “ sésame ” du bac, de s’ouvrir plus de chances d’échapper aux fatalités du chômage. Et le livret scolaire d’un élève ne mentionnera pas qu’il s’est occupé, par exemple, d’animer un club de poésie…

Il est significatif de constater que, dans les règlements intérieurs, l’énumération des “ droits ” des lycéens porte précisément sur les activités associatives, non obligatoires par définition, tandis que l’énumération des “ devoirs ” porte sur les exigences institutionnelles liées aux apprentissages. D’un côté les activités autonomes, non obligatoires, et de l’autre, les activités contraintes, hétéronomes. Ce clivage se justifierait par le fait que l’autorité de la vérité, de la science, ne saurait se “ discuter ” démocratiquement : « On ne peut pas discuter avec un prof ! », puisqu’il est savant et l’élève ignorant.

Or, ce rejet hors de la sphère des apprentissages de l’éducation à la citoyenneté, pervertit ces mêmes apprentissages. La conception du savoir qui se développe alors est celle d’un savoir fermé, qui s’impose au lieu de se construire, et, dans les sciences notamment, c’est le plus souvent le dogmatisme et le conformisme qui caractérise cette prétendue transmission des savoirs. Comment introduire l’éducation à la citoyenneté dans les apprentissages eux-mêmes ? Comment articuler la construction des savoirs et de la loi ? Il ne s’agit pas de se contenter de juxtaposer une “ instruction civique ” à côté des autres savoirs mais d’une mise en pratique des principes du droit dans la conduite de la classe, quelle que soit la discipline enseignée. L’expertise du professeur est, dans sa définition même, inachevée, inachevable, ouverte et discutable. Il importe donc que, dans le cursus scolaire soit progressivement introduites les exigences de séparation des fonctions d’évaluation interne, propre au travail pédagogique et de validation externe des compétences acquises : nul ne peut être juge et partie. La confusion actuelle qui veut que ce soit le même qui enseigne et qui juge ensuite des résultats de cet enseignement aboutit à rendre impossible chez l’élève l’expression de ses ignorances : or il n’y a de motivation, de désir d’apprendre, que sur la conscience de l’ignorance et son expression possible sans risques. Articuler la construction des savoirs et de la loi, c’est faire apparaître la discutabilité et l’inachèvement des savoirs, l’homologie des concepts d’opération logique et de coopération sociale (réciprocité, réversibilité, égalité… en mathématique et dans la relation de sujet à sujet), l’articulation du singulier et de l’universel et donc, à l’école, l’impossibilité de “ punir ” l’ignorance… Ce qui exige alors des enseignants qu’ils se comportent dans la classe même selon les exigences propres aux complexités des savoirs qu’ils enseignent et en citoyens, face aux savants et citoyens en devenir que sont les élèves.

Bernard Defrance.



[1] Paru dans Profession Éducation, revue du SGEN-CFDT, n° 69, juillet-août 1997.