Entrer dans la classe… [1]

 

 

 

Comment entrer dans la classe ? Je n’ai pas choisi mes élèves, ils ne m’ont pas choisi, ils ne se sont pas choisis entre eux. Exactement comme les passagers d’un bus n’ont pas choisi leur chauffeur et ne se retrouvent ensemble que par une série de causes diverses dont ils ne maîtrisent qu’une faible partie : on peut même dire que le passager du bus choisit son itinéraire en toute liberté, alors que l’on place les enfants à l’école dès l’âge de trois ans sans leur demander leur avis et qu’ils subissent la plupart du temps leur orientation plus qu’ils n’en décident… L’oubli de cette évidence conduit souvent les enseignants à de cruelles désillusions : j’attends de mes élèves qu’ils soient “ motivés ”, c’est-à-dire qu’ils soient demandeurs – ou qu’ils fassent semblant – des contraintes qui pèsent sur eux : nulle prise sur les emplois du temps et de l’espace, ni sur les activités internes aux cours… Imaginons une seconde le médecin qui aurait le pouvoir de décider qui il va soigner ou non, le chauffeur de bus qui il va ou non laisser monter dans son véhicule et où il devra descendre ! C’est pourtant, le pouvoir dont dispose l’école : c’est en tout cas de cette manière que les élèves et leurs parents le ressentent très souvent.

 

Une fois la porte refermée, sur les élèves et leur professeur, que se passe-t-il dans la classe ? Ma peur tient à cette simple question : vais-je pouvoir “ tenir ” et “ les ” tenir ? Les professeurs expérimentés n’échappent pas à ce trac particulier, tous les ans recommencé... Ils donnent souvent quelques conseils aux débutants : « D’abord, serrer la vis ! Après on peut relâcher un peu... » Or, cette situation de face-à-face, sans médiations, entraîne des attitudes chez l’enseignant qui risquent de détruire toute possibilité de construction de la citoyenneté chez les élèves ou, en tout cas, peuvent la compromettre dangereusement. En effet, l’équilibre de la classe ne tient que grâce aux qualités psychologiques de l’enseignant : l’aisance aux relations, l’autorité “ naturelle ”, l’humour, etc. Malheur au timide inhibé, à celui qui sort des normes corporelles dominantes, dont la voix est inaudible ou désagréable... C’est souvent dans les premières minutes de classe que tout se joue, et les enfants sentent bien si l’enseignant éprouve ou non le plaisir d’enseigner. Il ne s’agit évidemment pas de nier l’importance des capacités psychologiques pour exercer ce métier, seulement de ne pas oublier que la classe n’est pas un “ groupe ” mais un rassemblement. Il ne s’agit pas de se réunir pour éprouver le plaisir de “ l’être-ensemble ” (même si on peut aussi l’éprouver...) mais pour travailler à l’acquisition de capacités cognitives variées et complexes. La classe est une institution et non une association, et ce sont donc les règles et procédures qui conditionnent l’efficacité de son fonctionnement, qui ne peut dépendre seulement du “ bon vouloir ” de ses acteurs. La question de l’autorité dans la classe est aussi – et même d’abord – d’ordre juridique.

 

 

Mais si l’enseignant doit d’abord s’imposer, alors les élèves apprennent à se soumettre à quelqu’un et non à obéir à la loi, dont ce “ quelqu’un ” est, par délégation, porteur. Concevoir l’exercice de l’autorité en classe comme l’imposition d’un pouvoir personnel détruit toute possibilité d’accès à la compréhension rationnelle des logiques de la loi. C’est la difficulté majeure de la formation à la citoyenneté : comment l’apprentissage du savoir (l’exercice de la raison) peut-il s’articuler à l’apprentissage de la loi (l’exercice de la liberté) ?

 

Or, le fonctionnement ordinaire de la classe interdit cette articulation, ce qui dénature doublement l’accès au savoir et à la loi. En effet, dans la personne de l’enseignant, tous les pouvoirs se trouvent institutionnellement confondus : c’est le même qui enseigne et qui juge ensuite des résultats de cet enseignement, c’est le même qui fixe les règles et punit en cas de transgression. Dès lors, en ce qui concerne la construction des savoirs, la recherche de la conformité se substitue à celle de la vérité, et, en ce qui concerne l’accès à la loi, il ne s’agit que de se soumettre au maître, en attendant que, grâce aux diplômes, on puisse soi-même devenir “ supérieur ”... La question pédagogique n’est pas de développer les habiletés manipulatrices par lesquelles l’enseignant peut dissimuler la perception par les élèves de cette confusion des pouvoirs mais d’instituer les techniques et procédures par lesquelles l’élève va apprendre à sortir du “ familial ”, par lesquelles s’établira progressivement la distinction des pouvoirs qui caractérise la démocratie : la loi est la même pour tous, nul ne peut se faire justice à lui-même, nul ne peut être juge et partie...

Dans ce travail, toute interdiction doit être perçue simultanément comme une autorisation : ma liberté ne s’arrête pas mais commence là où commence celle de l’autre ; et donc, dans la classe, je fais taire le bavard pour qu’il puisse parler ! Et découvrir le plaisir d’être écouté, entendu, par les autres. Ce qui suppose l’institution de moments de parole, inscrits dans l’emploi du temps, qui ne sont pas seulement des occasions de “ défoulement ”, mais aussi des lieux de décisions, qui porteront aussi bien sur l’organisation des tâches scolaires que sur les règles de comportement, aussi bien sur l’évaluation des compétences acquises que sur les sanctions en cas de manquement aux règles. La question de l’autorité de l’enseignant ne se pose donc pas en termes d’imposition d’un pouvoir personnel sur un groupe, mais d’institution d’une loi commune.

Ce qui suppose aussi l’apprentissage des distinctions entre ce qui se discute (les règles de la classe), ce qui ne se discute pas encore (les lois de la République), et ce qui ne se discute pas du tout (les principes éthiques) : les élèves deviennent progressivement conscients de ce qui peut faire ou non l’objet de décisions applicables dans la classe, et de ce qui ne se discute pas parce qu’il s’agit d’interdits dont le respect permet précisément qu’il y ait discussion, par exemple les interdits de l’inceste et de la violence. J’exerce mon autorité pour qu’ils puissent devenir à leur tour auteurs de la loi : j’exerce un pouvoir en effet, mais qui donne pouvoir.

Je ne suis évidemment pas à la hauteur de ces exigences : dès la rentrée, dès les premières minutes de la classe, je dois répondre, pas seulement de mes compétences dans les savoirs, mais aussi de mes capacités citoyennes. Les élèves n’attendent pas de nous que nous soyons des adultes “ parfaits ”, mais seulement des adultes qui se savent inachevés, et qui, lorsqu’ils transgressent eux-mêmes la loi dont ils sont porteurs, peuvent le reconnaître et réparer, et donc les aider à grandir, c’est-à-dire assumer à leur tour leur propre inachèvement. Je me délie donc de mon pouvoir sur eux pour retrouver mon autorité parmi eux, condition pour sceller notre alliance : nous découvrirons ensemble que nous sommes égaux parce que différents. Et c’est en cela que réside la joie des “ rentrées ”, des commencements.

 

 

Bernard Defrance

professeur de philosophie, lycée Pierre de Coubertin, Meaux.



[1]  Paru dans Vues d’Enfance, n° 7, automne 1996.