Parler en classe ? Vraiment ? *

 

par Bernard Defrance,

professeur de philosophie,

Lycée Pierre de Coubertin, Meaux [1].

 

 

 

 

Comment faire taire les “ bavards ” ? Je suis en train de faire cours ou de donner des consignes pour une tâche quelconque, et deux ou trois, généralement au fond de la classe, parlent entre eux, sans même prendre l’élémentaire précaution de chuchoter. Et ça m’agace bien sûr ! Il est probable que dans nos classes, la quasi-totalité des motifs de punitions porte d’abord sur ce phénomène simple : ils bavardent ! Passe encore quand il n’y en a que quelques-uns – toujours les mêmes bien sûr… – mais lorsque je suis bien obligé de me rendre compte qu’il n’y en a que deux ou trois qui m’écoutent, comment faire ? Se fâcher ? Punir ? Se résigner ?

 

Il est frappant de constater, notamment à l’occasion des rappels à l’ordre, que les élèves bavards n’ont pas vraiment conscience d’exercer une violence quelconque à l’égard du professeur alors qu’il ressent, lui, cette situation comme une négation de lui-même, ce qui ne manque pas d’entraîner souvent des violences verbales (plus rarement physiques) et des punitions. Et je culpabilise bien sûr d’être obligé de sévir… parce que, si je dois faire acte d’autorité, c’est que cette “ autorité ” a été mise en défaut, n’a pas l’évidence “ naturelle ” à laquelle je rêve, que ma seule parole ne suffit pas à maintenir “ l’ordre ”. Plus cruel encore, je découvre souvent que, s’ils parlent entre eux, ce n’est pas qu’ils s’opposent à ce que je dis, mais qu’ils y sont, tout simplement, indifférents. Aucune trace d’agressivité à mon égard dans leurs comportements ! Pas plus qu’à l’égard de la musique qu’ils écoutent en faisant autre chose ou de la télé qui fonctionne en bruit ou image de fond, qu’ils regardent de temps en temps distraitement… Si les élèves bavardent, c’est que je ne sais pas faire preuve d’autorité (ancienne version) ou que je ne sais pas les “ motiver ” (version moderne) ! Et il n’est pas sûr que cette culpabilisation facilite la recherche de solutions autres que seulement répressives… ou dépressives !

Mais dans la plupart des cas, heureusement peut-être, cette “ répression ” du bavardage n’est pas très difficile : il suffit de regarder le bavard et de lui donner la parole pour qu’il se taise ! Pourquoi ce paradoxe ? Parce que, tout simplement, la parole changerait alors de nature, il faudrait s’exprimer devant toute la classe, répondre éventuellement aux objections du professeur, subir parfois ses remarques plus ou moins ironiques ou pire encore les éventuels ricanements des camarades…

 

Mais peut-être qu’avant de réprimer ou de culpabiliser (l’un n’excluant pas l’autre…), les enseignants pourraient essayer de s’interroger sur le sens même du bavardage. Je ne résiste pas au plaisir de citer :

« Dans sa critique de la propagation des passions dans la foule inorganisée, Tarde constate que “ les hommes incultes, entre égaux, sont portés à parler tous à la fois et à s’interrompre sans cesse ”. Mais cette “ mer agitée ”, bien loin de porter seulement la violence, n’est-elle pas au contraire source d’une fragmentation en myriades de sous-conversations d’autant plus “ civiles ” qu’elles évitent une canalisation de leur énergie ? La foule à l’état libre est en effet un émoussement de la puissance, un recommencement du sens à partir des micro-interactions, séparées, coupées du “ lien ” par une heureuse autonomie, pouvant à tout moment renouer des réseaux, des séries conversationnelles, des rires ou des indignations plus collectifs. C’est une autre façon de dire que les vices privés créent les vertus publiques. Encore n’avons-nous aucune certitude sur ce que les gens prétendent accomplir lorsqu’ils se séparent d’une entente de masse, pour se consacrer à leurs affaires ponctuelles, dans le brouhaha le plus complet. Peut-être chacun d’entre nous est-il conscient que la meilleure manière d’empêcher une foule de devenir criminelle est de lutter contre la polarisation de celle-ci par des images simples. Le bruit, ici, n’est pas fortuit, ni innocent, mais délibéré, émis pour tamiser, affaiblir, compenser par une présence multiple le “ grand parler ” du leader. Cela est particulièrement vrai en France, où les discours officiels se déroulent généralement sur fond d’indescriptible charivari, de préférence près des petits fours et du champagne. » [2]

Voilà qui ne résout pas, certes, la question du bavardage, mais peut aider en revanche à en comprendre le sens. Lorsque je me rends compte que je parle dans le vide, ou seulement pour le premier rang, peut-être puis-je modifier ma perception des attitudes “ dispersées ” des élèves : peut-être s’agit-il, pour eux, d’une sorte de résistance (plus ou moins consciente) au “ grand parler ” impositif, frontal, et non d’une négation violente de ma parole ou de ma personne. Peut-être d’ailleurs ne m’écoutent-ils pas parce que, précisément, je ne parle pas en faisant cours, mais que je récite, que c’est le programme officiel qui parle par moi. Et que, donc, lorsque je leur donne la parole, ils se croient eux aussi obligés de réciter, tout au moins d’essayer de deviner ce qu’ils croient que je veux qu’ils disent !

Il arrive parfois que certains élèves, étonnés par les rappels à l’ordre et au silence, réagissent en signifiant, à peu de choses près : « Mais on vous en prie, continuez (à parler, à faire votre cours), vous ne nous dérangez pas… » Ce serait donc la magistralité elle-même qui produirait le bavardage, les micro-conversations rétablissant la “ civilité ”, c’est-à-dire la réciprocité contre l’univocité, les sens multiples et marginaux contre le sens unique et central. C’est bien le bavardage qui est le motif principal des incidents, parfois violents, entre enseignants et élèves. Or, ce “ brouhaha ”, voire ce charivari, est peut-être une des voies en effet de la résistance à la constitution d’un “ Moi-tout ” totalitaire, à la fusion des identités particulières dans la “ communion ” au Savoir.

 

Mais est-il vraiment acceptable, dans la classe, de se résigner à la dispersion, à la déliaison [3], à la fragmentation ? Ou bien faut-il imposer de force (et pour leur bien !), par le chantage aux notes et aux punitions, le seul déroulement du “ grand parler ” magistral et de ses échos chez les élèves ? Est-il possible, en échappant à cette alternative destructrice, à partir précisément de ces réseaux d’échanges spontanés, d’instituer les articulations et les réciprocités, de valider le bavardage ? Et permettre, à partir de lui, la construction des savoirs et du sens ? Après tout, l’organisation des conversations, les travaux de groupes, l’entraide entre élèves, la différenciation pédagogique, nous savons faire aussi ! Ou nous pouvons l’apprendre… Et nous savons aussi, parfois, partager “ petits fours et champagne ”, c’est-à-dire toutes les saveurs des savoirs, avec nos élèves !

Dans la situation scolaire ordinaire, n’importe quel élève sait qu’il est dangereux, tout simplement, de parler : si tout ce qu’il dit peut se retourner contre lui, on comprend bien qu’il lui faille, avant de parler, tourner sept fois la langue dans sa bouche [4] Il est quasiment impossible à un élève, marqué par sa scolarité antérieure, d’oublier que le professeur n’est pas seulement celui qui est chargé de lui permettre d’accéder aux savoirs mais également celui qui va le juger, le noter, ces “ jugements ” pouvant entraîner évidemment des conséquences directes sur son avenir scolaire et donc professionnel et social. Quelles que soient les qualités psychologiques du professeur, quelles que soient ses habiletés pédagogiques, cette confusion institutionnelle des rôles d’enseignant et d’évaluateur dans la même personne ne peut qu’entraîner des attitudes de prudence chez les élèves, et donc, pour ceux d’entre eux qui ont conscience des enjeux pour leur propre avenir de ce qui se passe à l’école, soit le silence, tout simplement, quand il est possible – ce qui n’est pas fréquent ! – en réponse à l’interrogation du professeur, soit une réponse soumise, résultat de la devinette (« Qu’est-ce qu’il veut me faire dire ? »), ou bien encore la répétition en écho de ce que dit le professeur (injonction, souvent agressive, adressée à celui qui bavarde : « Répétez ce que je viens de dire ! »). Comment parler dans ces conditions ?

 

C’est bien la confusion institutionnelle de deux rôles incompatibles qui bloque à peu près complètement toute possibilité d’échanges vrais, de paroles libres entre élèves et professeurs. Cette confusion entre situations d’apprentissage et de contrôle, cette obligation statutaire pour l’enseignant d’avoir à juger ses propres élèves, peuvent certes se dissimuler derrière les manipulations de la “ sympathie ” ou du “ charisme ”, ou des techniques de “ conduite de groupes ” et des “ dispositifs didactiques ”, mais alors l’habileté psychologique et pédagogique du professeur risque de conforter l’apprentissage de la soumission : si, dans le quotidien de la classe, quinze ans (au moins) durant, l’élève apprend à se soumettre à quelqu’un au lieu d’apprendre à obéir à la loi, ne pas s’étonner des résultats quant au degré moyen de conscience civique du citoyen moyen ! Ne pas s’étonner non plus de ce que le rapport actif au savoir se transforme en rapport passif au savant, cette soumission hiérarchique condamnant les dissidences créatrices et enfermant dans la relation quasi-religieuse maître-disciple, laquelle ne peut plus alors se briser que dans la douleur et parfois la violence, y compris dans les disciplines scientifiques les plus pointues.

En effet, la soumission est incompatible avec l’obéissance : quand je me soumets aux volontés d’un autre, je renonce à l’humanité en moi-même. Heureusement cette soumission n’est souvent que de façade, mais alors, dès que « le chat n’est pas là, les souris dansent » [5] et la “ sagesse ” n’est que l’effet de « la peur du gendarme ». Au contraire, quand j’obéis à un ordre quelconque, c’est que je sais que celui qui le donne ne fait qu’exprimer une exigence rationnelle, morale, voire éthique, à laquelle il est lui-même tenu, dont il n’est que le porteur symbolique momentanément et par délégation. Bien plus, j’apprends – et seule l’école peut permettre cet apprentissage qui la différencie radicalement de la famille – à obéir à la loi parce que j’apprends aussi à la faire avec les autres. Dans la confusion actuelle des rôles d’enseignant et d’évaluateur, l’école se trahit elle-même, elle n’est pas encore l’école, elle transgresse le principe du droit, fondateur et indiscutable, selon lequel “ nul ne peut être juge et partie . Ce qui aboutit, dans le domaine des savoirs, à substituer la recherche de la conformité à celle de la vérité, et dans le domaine des comportements, à substituer la soumission à quelqu’un à l’obéissance à la loi.

 

Mais comment faire, alors ? Et cela sans attendre les modifications institutionnelles qui seraient nécessaires pour une véritable construction des savoirs et de la loi ? Puisque, dans le quotidien de “ ma ” classe, ici et maintenant, ils sont là devant et autour de moi, et que je ne peux pas attendre les “ lendemains ” radieux ou chantants… Je ne vais évidemment pas dire ici “ ce qu’il faut faire ”, mais seulement comment j’essaie de faire, dans les cours de philosophie dont je suis chargé dans les séries de classes terminales techniques et professionnelles  [6]

 

Ils bavardent, donc. Ils “ résistent ” à l’invitation à entrer dans les voies du philosopher ! Quand je commence une phrase par : « Je vous propose de… », ils entendent : « Je vous impose de… ». Lent travail, évidemment toujours inachevé et inachevable (ils ont deux heures de philosophie par semaine, ce qui fait soixante ou soixante-dix heures dans une année scolaire… et dans la vie !), que de se déprendre des attitudes instituées et intériorisées dans les quinze années précédentes. Lent travail sur soi également pour le professeur que je suis, pour apprivoiser la peur, accepter de recevoir des élèves, supporter les fissures de la maîtrise et le renoncement aux pouvoirs de correction, courir les risques d’une rencontre qui peut brûler, entrevoir enfin le sens du préfixe même du mot philosophie, c’est-à-dire se reconnaître en manque, désarmé, nu et ignorant…

 

Impossible de résumer ici plus de vingt ans de tâtonnements, d’essais, d’erreurs et de réussites. Quelques aperçus seulement, sur la question donc du “ bavardage ” et de la parole.

 

Pour la première fois sans doute dans leur scolarité, ils vont découvrir qu’ils ont le droit de ne pas s’intéresser à ce qui se dit (à ce que je dis) en cours, ni même d’écouter ! Comment s’intéresser vraiment sur commande ? À la condition, absolument impérative, qu’ils n’empêchent pas quiconque de s’intéresser et donc d’écouter. Dans n’importe quel groupe, n’importe qui peut, à n’importe quel moment, avoir besoin ou envie d’échanger un mot avec son voisin : nous avons alors tout simplement recours au chuchotement, pour ne déranger personne d’autre, ou au message écrit si l’interlocuteur est trop éloigné. Le problème est qu’ils ignorent le geste vocal même permettant de chuchoter et non de parler, même à voix basse ! Et que je dois le leur apprendre… : séances assez amusantes, mais dont on se passerait quand même volontiers et qui nous font perdre un temps précieux !

Je veux donc donner la parole. Et aussitôt, je découvre qu’ils entendent ce “ don ” comme une nouvelle occasion pour moi de les juger… sur leur “ taux ” de participation au cours par exemple : le “ bon élève ” ne doit pas seulement être docile, il doit l’être activement ! Toute question est d’abord perçue comme une interrogation, à laquelle il faut apporter la bonne réponse. Trois principes me guident donc, que j’énonce et rappelle à chaque fois que cela me semble nécessaire :

1. Le droit de parler est aussi le droit de se taire ;

2. Je ne pose que des questions dont je ne connais pas la réponse ;

3. Personne n’est obligé de répondre à une de ces questions.

Évidences que ces principes dans la vie ordinaire ! Mais pas encore, semble-t-il, à l’école… Pourquoi ? Parce que le respect de ces principes simples interdit du même coup tout jugement, ne serait-ce que sur le fait de parler ou non, et, de plus fort, sur le contenu des réponses. Il est vrai que, puisque nous sommes en cours de philosophie, mes questions ne commencent jamais par : « Qu’est-ce que vous pensez de… ? » Ils devront découvrir, parfois avec douleur et stupéfaction, que leurs “ opinions ” ne m’intéressent absolument pas, que ce qu’ils croient penser n’est pas de l’ordre, le plus souvent, de la pensée et que cela peut se (dé)montrer, que le “ débat ” ne peut (ne doit) nous intéresser qu’ordonné à la recherche de la vérité et aux exigences de cette recherche [7]. Peut-être pourront-ils alors apprendre qu’aucune opinion n’est “ respectable ” en elle-même, tant qu’elle ne se soumet pas au feu de la critique. En revanche, ce sont les récits de ce qu’ils vivent qui m’intéressent. Mais, là encore, comment peuvent-ils raconter si les comportements révélés par ces récits doivent eux aussi faire l’objet de jugement ?

 

Rien que son nom nous permettait déjà de nous moquer de lui ! Tout était bon… L’humiliation était quotidienne. On l’attrapait, on lui faisait une mise à l’air, on le traînait à poil sur le joli gazon des HLM, là où les chiens venaient gentiment délaisser leur trop-plein… Et pour finir on le savatait et il rentrait chez lui en pleurant. Normal, non ? Pourtant, tous les jours, il revenait. Tant pis on recommençait… Nous avions entre neuf et douze ans.

Christophe Frerson, 2 novembre 1993.

 

À l’occasion de tels récits, le jugement est bien sûr inévitable : le “ normal, non ? ” va nous occuper un bon moment… De même que l’analyse des mécanismes pulsionnels à l’œuvre dans un groupe quelconque et ceux de la victime émissaire. Mais comment, dans la classe, distinguer entre jugement scolaire et jugement moral ? Comment raconter ces histoires si le jugement moral est entendu, non comme l’expression d’une condamnation de la violence, ironiquement déniée à l’avance dans le “ normal, non ? ”, mais comme un jugement scolaire qui pourrait (prudence !) se traduire dans un bulletin de notes ? Je ne peux donc obtenir ces récits que si les élèves savent clairement comment je “ neutralise ”, par une ruse légale que je leur explique dès le début de l’année, la notation et les appréciations que je porterai sur leurs bulletins et livrets. J’ai expliqué ailleurs cette ruse [8] : il me semble que, débarrassés de la crainte du jugement scolaire, ils peuvent alors entendre le jugement, qui n’est pas vraiment moral ici, mais plutôt de l’ordre de l’éthique, c’est-à-dire indiscutable… Seule cette neutralisation de la “ note ” permet d’entrer dans le philosopher : « Un philosophe qui donne une note n’est plus un philosophe. » (Yannick Hervier, 1988 [9]). Je constate aussi que, quand ils écrivent ces récits, spontanément ou à ma demande, ils révèlent des capacités d’écriture insoupçonnées [10], en tout cas fort peu reconnues jusqu’alors dans leur cursus…

Cette séparation entre évaluation (réelle) dans la classe et jugements portés sur les bulletins se révèle extraordinairement productive, dès lors que les élèves – et certains mettent beaucoup de temps à se rendre compte de cette liberté neuve – dépassent ses premiers effets. Mais il faut en passer par les situations intermédiaires très variées et souvent éprouvantes du bavardage, justement, ou de l’absence totale de “ travail ”, ou de l’absence tout court… Je découvre souvent chez eux d’autres peurs que celle du jugement scolaire : la peur d’entrer dans la classe vraiment, de parler avec les autres et le professeur, de se dévoiler dans sa vérité, d’entrer dans un travail sur soi qui peut marquer, de se découvrir un parmi d’autres, délogé des fantasmes de toute-puissance ou d’impuissance, dégagé des personnages que l’on peut se croire obligé de jouer, délié mais refusant encore l’alliance et l’échange, le risque de l’altération de soi que comporte toute rencontre de l’autre. Je découvre aussi que ces peurs sont les miennes. Ce n’est pas seulement l’intériorisation des normes entraînée par la confusion des rôles d’éducateur et d’évaluateur qui peut provoquer le refus de parler : c’est aussi, tout simplement, que toute rencontre peut être vécue comme dangereuse [11]. Danger sans doute aggravé par la situation scolaire, où, à l’inverse de la vie courante, on ne choisit pas ses interlocuteurs.

Toute la difficulté est que la situation de juxtaposition sérielle, dans la classe, apparaît comme un obstacle à la rencontre, à la coopération, alors qu’elle en est au contraire une des conditions. Parce qu’il s’agit bien de l’enjeu aujourd’hui majeur de ce qui se passe à l’école : la socialisation, l’accès à la citoyenneté. Parce qu’il ne s’agit pas d’en rester aux fluctuations des envies passagères, des sympathies ou antipathies spontanées, aux flottements de l’indifférence ou aux frottements de la violence. Il s’agit de parler. D’échanger avec l’autre inconnu. De faire la loi avec lui.

Seule l’école peut permettre cet apprentissage, qui conditionne désormais tous les autres. Lorsque ces peurs commencent à être reconnues et dépassées, alors nous pouvons effectivement nous parler : je ne “ récite ” plus et eux non plus. Leurs récits s’organisent, peuvent commencer à être partagés, réfléchis, écrits et publiés [12]. Nous pouvons alors entrer dans le philosopher, et, du coup, rencontrer, dans leurs propres textes, les philosophes.

Dans la situation ordinaire, c’est bien parce que le professeur bavarde que les élèves bavardent, c’est bien parce que le professeur récite que les élèves récitent, et que personne ne se parle. Libérer la parole, dépasser le bavardage ou la récitation, suppose alors que ma propre parole de professeur soit une parmi les autres possibles, et que j’ai moi-même dépassé le bavardage ou la récitation. Mais, évidemment, dans un groupe institutionnel d’individus rassemblés là par divers hasards et circonstances, les “ vitesses de libération ” ne sont pas les mêmes pour chacun ! Ce travail du temps définit la pédagogie : les jeunes sont déjà sujets de droit mais pas encore citoyens, et l’adulte sait qu’il n’est pas encore adulte. Et il n’est même pas sûr que le professeur soit ici le plus rapide à se défaire de l’institué pour devenir enfin instituteur, et d’abord de sa propre parole. Et nous découvrons alors que ce que nous vivons et pensons peut intéresser, que nous pouvons parler à

 

S’il s’agit d’accéder à la parole commune, s’il s’agit de philosopher, alors le philosophe peut apprendre à reconnaître le philosophe déjà présent dans le “ barbare ” [13], de même qu’il apprend à reconnaître, assumer, travailler et, peut-être, dépasser le “ barbare ” en lui-même. L’ordinaire de la vie, peurs et joies, limites et dépassements, violences et amours, soumissions et protestations, souffrances et plaisirs, ignorances et savoirs, peuvent alors commencer à se raconter, se partager en ces quelques heures de scholè [14].

 

Objection ! Tout ceci est bien beau, mais quand on doit enseigner une autre discipline que la philosophie, comment faire ?

Réponse : je ne sais pas ! Trois éléments de réflexion, seulement.

 

Il me semble, premièrement, que, quelle que soit la discipline, on peut prévoir dans le temps même de la classe, les moments de “ conseil ” au sens de la pédagogie institutionnelle : en effet, c’est toujours à la fin du cours, dans les interstices des changements de salle, alors qu’une autre classe m’attend et que les élèves ont un autre cours, qu’ils viennent réclamer à propos d’une note qu’ils estiment injuste ou demander des compléments d’explication, ou encore des modifications dans l’emploi du temps ou plaider la cause d’un des leurs puni pour un motif quelconque… On peut prendre l’habitude donc de renvoyer à ce moment de régulation (hebdomadaire, mensuel…), inscrit dans l’emploi du temps, la discussion sur tous ces points et, en cas d’urgence, en ouvrir un, exceptionnel, au début du cours suivant, en suspendant les décisions en attendant.

Deuxièmement, là aussi quelle que soit la discipline et le niveau, il me semble que la séparation des fonctions d’enseignement (avec son évaluation interne) et de validation (externe, par exemple par contrôle continu anonyme et corrigé par d’autres professeurs que ceux de la classe) devrait permettre plus facilement l’expression par l’élève de ses erreurs ou ignorances, ce qui devrait faciliter leurs rectifications et les acquisitions : « On se moque souvent quand quelqu’un fait une ou des fautes en classe, mais c’est en faisant des fautes que l’on apprend » (Marc, 12 ans [15], c’est lui qui souligne). C’est sans doute ce travail sur soi, de reconnaissance des ses ignorances, qui peut permettre une véritable construction des savoirs ; travail de catharsis [16] des représentations spontanées, des erreurs familières, qui permet les apprentissages.

Et puis, enfin, troisièmement, rien n’empêche n’importe quel professeur, de n’importe quelle discipline, de se comporter dans sa classe en citoyen, en essayant d’y respecter les principes élémentaires du droit [17]. Il me semble qu’il s’agit là désormais d’un impératif catégorique…



* Paru dans la revue Émergence, ICC, 23A, rue Belliard, 1040 Bruxelles, n° 27, sept-oct-nov. 1995 ; repris dans Éducation & Management, n° 17, septembre 1996, CRDP Académie de Créteil, sous le titre “ Paroles… paroles… ”.

[1] Depuis septembre 1997, au lycée Maurice Utrillo de Stains (Seine-St-Denis).

[2] Denis Duclos, De la civilité, comment les sociétés apprivoisent la puissance, La Découverte éd., 1993, p. 143.

[3] Francis Imbert, “ Lier, délier, allier ”, revue Pour, n° 110-111, Privat éd..

[4] Philippe Perrenoud, “ Regards sociologiques sur la communication en classe ”, dans Métier d’élève et sens du travail scolaire, p. 145-158, ESF éd., 1994.

[5] Jusqu’à ce qu’elles désapprennent à danser, ayant intériorisé, jusqu’à les rendre inconscientes, les injonctions du juge ou du maître. Qu’est-ce que devenir adulte ?

[6] Précisions peut-être nécessaires pour le lecteur belge : l’enseignement de la philosophie n’intervient en France qu’en classe terminale de lycée, et désormais, depuis une dizaine d’années, dans toutes les séries du baccalauréat ; il ne s’agit pas, en théorie, d’un enseignement d’histoire de la philosophie, mais bien d’un apprentissage du philosopher, et la dissertation demandée au baccalauréat doit consister en une composition personnelle, un peu comme si, en musique, on ne se contentait pas de demander quelques notions de solfège, de pratique instrumentale ou vocale, d’histoire de la musique, mais la composition d’un morceau de musique, si possible audible… et cela, après une soixantaine d’heures d’enseignement ! Nous sommes quelques uns, en France, dans le sillage de Jacques Derrida, au sein du GREPH (Groupe de recherche sur l’enseignement philosophique), à réclamer l’extension en amont de la classe terminale de cet enseignement ; pour tous renseignements et documentation, s’adresser au secrétaire général du GREPH, Francis Godet, 54, rue d’Orléans, 93600 Aulnay-sous-Bois ; voir aussi : Jacques Derrida, conversation avec Bernard Defrance, parue dans les Cahiers Pédagogiques en deux épisodes : “ L’école a été un enfer pour moi… ”, n° 270, janvier 1989, et “ Libérer la curiosité, susciter du désir… ”, n° 272, mars 1989.

[7] Voir dans Le plaisir d’enseigner, l’exercice sur : « Est-ce que, au nom de la liberté de pensée, j’ai le droit ou non d’avoir des opinions racistes ? », éd. Quai Voltaire, 1992, rééd Syros, 1997, p. 62-69.

[8] “ L’amour est aveugle, dit-on… ”, Cahiers Pédagogiques, n° 256, septembre 1987 ; Le plaisir d’enseigner, p. 165-177.

[9] La violence à l’école, Syros éd., 1992, p. 69.

[10] Voir le résumé de la communication au colloque “ Apprentissage de la langue ”, organisé par l’Inspection académique de la Seine St-Denis les 19 et 22 octobre 1994, dans Cahiers Pédagogiques, n° 329, décembre 1994.

[11] Ce qui explique sans doute le succès des rencontres virtuelles, dans l’anonymat des messageries électroniques.

[12] Lorsque nous en avons le temps, ces textes sont mis en forme – il faut que ce soit parfait pour la publication, plus question de se contenter de la “ moyenne ” ! –, dactylographiés, agrafés en brochures, dont un exemplaire est remis au proviseur et un autre au CDI, par les deux délégués.

[13] Étymologiquement, celui qui ne sait pas parler…

[14] En grec : loisir…

[15] La violence à l’école, op. cit., p. 6.

[16] Voir Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin éd..

[17] Voir “ La construction de la loi à l’école ”, dans le Journal du Droit des Jeunes, n° 147, septembre 1995.