Déconstruire le social

séminaire 2001 : pourquoi l’école ?

 

 

 

 

 

 

 

« Un enseignement philosophique est-il possible aujourd’hui ? »

 

Bernard Defrance

professeur de philosophie, lycée Maurice Utrillo, Stains, Seine-Saint-Denis

 

Sorbonne, séance du lundi 11 juin 2001

 

 

 

Avant-propos : la contradiction coloniale.

 

1.     Entrer dans la classe

2.     Écrire

3.     « Passer aux barbares »

4.     Philosopher

5.     Guerre et paix

6.     L’espace et le temps

7.     Donner pour grandir

 

Conclusion : urgence à/de l’école

 

 

 

 


 

 

Un mot préalable, si vous me le permettez : je n’ai pas l’habitude d’écrire à l’avance le texte de mes interventions, non pas que je fasse totalement confiance à mes capacités d’improvisation, mais tout simplement par paresse. Alors je crois bien que c’est la première fois que ça m’arrive, mais pour la circonstance qui nous réunit, j’ai essayé de faire l’effort d’écrire ce que je vais dire. De toute façon, j’ai aussi l’habitude d’écrire comme je parle, alors ça ne devrait pas rendre mon ton trop “ guindé ”, enfin j’espère… Donc, pardonnez-moi, mais je vais lire ce que j’ai préparé autour de la question qui m’a été posée : comment un enseignement philosophique est-il possible aujourd’hui ? Et je vais déflorer tout de suite ma conclusion, ça évitera les “ suspens ” inutiles : on ne peut pas enseigner la philosophie… enfin si ! malheureusement… mais ce qui se désigne sous ce mot dans notre école a depuis longtemps été analysé comme essentiellement idéologique et rhétorique, en gros et pour caricaturer, l’art de la dissertation, Bergson, Lalande, Brunschvig, Alain… et Comte-Sponville, c’est-à-dire « les chiens de garde » dénoncés par Nizan il y a déjà quelque temps et « les piètres penseurs » par Lecourt plus récemment, mais surtout pas, par exemple, Castoriadis, Vaneigem ou Legendre, pour ne citer que les francophones, et qui sont, à ma connaissance, absents de tous les manuels et recueils de textes pour les classes terminales… En revanche, je crois qu’il faudrait rendre tout enseignement philosophique, et il me semble même qu’il y a urgence : c’est non seulement possible mais aussi, impérativement, me semble-t-il, nécessaire.

 

Un petit rappel historique pour commencer : vous savez que les autorités coloniales françaises, pendant la guerre d’Indochine, avaient interdit la diffusion et la lecture des œuvres de Montesquieu (et de quelques autres…) que, du coup, les combattants du Viêt-minh lisaient clandestinement dans des traductions venues de Chine. On colonise, pardon ! on “ civilise ” au nom des Lumières et, dès que ces Lumières sont utilisées contre vous, alors se révèle la véritable nature (économique ici) de cette œuvre de “ civilisation ”. Qui fait d’ailleurs aussitôt oublier ces mêmes Lumières par les tout récents décolonisés, qui comprennent vite la “ leçon ”…

 

Si je rappelle ce petit point d’histoire c’est qu’il me semble résumer, d’une certaine manière, toutes les contradictions auxquelles se heurte inévitablement l’école, sauf que l’entreprise de “ civilisation ” ici n’y est plus économique, du moins directement, mais idéologique : l’apprentissage de la soumission à la violence, sous couvert d’instruction. Enseigner est, peut-être, par essence, une opération contradictoire avec elle-même, puisqu’il s’agit de permettre à “ l’élève ” de s’élever jusqu’à vous dépasser dans votre propre expertise et donc dans votre pouvoir.  Et cette contradiction inhérente à l’acte même d’enseigner me semble constitutive de la structure institutionnelle même de l’école,  en ce sens que l’on prétend enseigner les grands principes de la critique,  mais dès que cette critique produit des attitudes précises chez les élèves, ne serait-ce que la simple indifférence, alors les masques tombent (ces masques dont nous parlait Meirieu le 14 mai dernier…). On peut en dire autant d’ailleurs pas seulement de la critique mais aussi des passions, et vous ne risquez guère de trouver certains textes dans les manuels de littérature, et ne parlons même pas de l’hypothèse où des élèves s’aviseraient de s’inspirer, dans leurs actes mêmes, y compris en classe, de Lautréamont ou de François Villon ! Immédiatement bien sûr, les spécialistes de la “ prévention des comportements à risques ” se précipiteraient, avec toute leur capacité d’écoute et de compréhension… Et ne parlons pas non plus des manuels d’économie où vous ne trouverez pas l’information capitale de la fin du siècle dernier, à savoir que le tiers, à peu près, des flux financiers de la planète est issu du commerce des drogues, ou que les guerres du siècle qui commence ne seront pas pour le pétrole mais pour l’eau. Bref, il s’agit à la fois de respecter en apparence, et avec sincérité !, l’idéal de formation du “ citoyen éclairé ”,  mais cet éclairage ne saurait aller jusqu’aux dessous du pro-fesseur ou du pro-viseur, je veux dire du pouvoir. Et pendant que les soutiers de l’Éducation dite encore nationale s’efforcent d’alphabétiser et de civiliser les voyous de banlieue, les donneurs de leçons “ républicaines ” pérorent à Polytechnique ou dans les classes préparatoires de grands lycées, lesquels échappent totalement à la loi républicaine. La violence se révèle donc intrinsèque à l’acte même d’enseigner puisqu’il est impossible d’assumer, sinon tendanciellement, cette contradiction coloniale. Et du côté “ psy ”, Ardoino l’avait déjà souligné il y a longtemps, l’enseignant doit, et ne peut pas, comme tout un chacun, assumer sa propre mort, qu’il peut voir tous les jours a contrario dans les corps séduisants de ses élèves.

 

En attendant, comment je fais ? Pour esquiver ce “ double lien ” ? Et quelquefois pour survivre, quand les “ sauvageons ” me crachent dessus, ou plus simplement bavardent entre eux sans s’occuper de ce que je raconte, c’est-à-dire lorsque la soumission s’inverse ? Je peux mécaniser : d’abord dans les opérations classiques ou modernes du maintien de l’ordre, facilitées désormais par les dispositifs de rappel à la loi et de “ signalement en temps réel ”. Je peux aussi, puisque mes élèves ont toujours d’une année sur l’autre le même âge, ne pas me voir vieillir : je peux donc répéter, réciter le cours, monotone, hors du temps, synthèse de manuels écrits par des collègues (ou par moi !). Parmi les élèves, comprenne qui pourra : de toute façon, j’ai bouclé le programme, c’est moi qui note, et l’institution m’offre même le choix entre narcissisme et sadisme, par les “ bonnes ” ou “ mauvaises ” notes, que le ministre en personne ne peut pas me faire changer. Mon pouvoir est ici absolu, sans recours. Je peux aussi ne pas regarder les élèves quand je parle : l’internet permet cela, de ne pas voir ceux auxquels on parle, et même si on les voit (grâce aux webcams), de ne jamais risquer de les toucher ou d’en être touché ; même s’il est vrai qu’ils peuvent se brancher ou se débrancher à volonté – ce qui n’est pas possible en classe, du moins en apparence –, l’avantage considérable des techniques actuelles de communication est que la “ distance ” est toute trouvée, je n’ai plus à m’épuiser dans les opérations du maintien de l’ordre, et personne ne peut me couper la parole !… puisque les “ messages ” s’échangent sur l’espace de l’écran et non dans le temps du parler ensemble, du parlement. Malheureusement, en attendant l’avenir radieux des réseaux, du savoir et de la sagesse en ligne, dans ma classe, ici et maintenant, « c’est eux ou c’est moi ! » Et donc, bien sûr, c’est moi. Quoique…

 

Il me semble aussi que celui de la philosophie redouble les difficultés propres à tout acte d’enseignement. Il ne s’agit plus seulement d’affronter la résistance toujours possible de la part de l’élève, ou pire son indifférence, ou même encore le dépassement dans l’expertise (je n’ai pas lu tous les corrigés de dissertations en vente dans le commerce) ou dans l’habileté (par exemple dans le maniement des écrans – vous aviez déjà remarqué bien sûr le double sens de ce mot : ce sur quoi se projette, dans l’illusion de la transparence, le miroitement du monde, réel ou virtuel, mais aussi ce qui cache, dissimule, “ fait écran ”), mais il s’agit d’assumer la subversion (je n’ai pas dit perversion) du philosopher, c’est-à-dire l’inachèvement, l’incertitude, la tension et ses angoisses, « l’écart qui écartèle » comme dit Michel Serres, signifiés par le préfixe même du mot “ philosophie ” – et sans qu’il soit besoin de remonter à Socrate ou Diogène, on sait que le philosophe est, par définition, toujours “ mal élevé ”, exhibant sa nudité c’est-à-dire son ignorance. Et comme je ne peux pas, évidemment, soutenir cette position, me voilà à courir le risque héroïque de la position du civilisateur qui brandit les Lumières devant les barbares – c’est une position assez répandue chez mes collègues de la discipline… – et en interdit la lecture, un peu à la façon dont, jadis, l’Église se réservait l’exclusivité des interprétations de la Bible en en interdisant la lecture aux fidèles. Et si on lit en classe, parfois, Le Discours de la Méthode, les professeurs évitent en général de s’appesantir par exemple sur ce passage :

 

C’est pourquoy sitost que l’aage me permit de sortir de la sujetion de mes Precepteurs, je quittay entierement l’estude des lettres. Et me resolvant de ne chercher plus d’autre science, que celle qui se pourroit trouver en moymesme, oubien dans le grand livre du monde, j’employay le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours, et des armées, à frequenter des gens de diverses humeurs et conditions, à receuillir diverses expériences, à m’ésprouver moymesme dans les rencontres que la fortune me proposoit, et partout à faire telle reflexion sur les choses qui se présentoient que j’en pusse tirer quelque profit. Car il me sembloit que je pourrois rencontrer beaucoup plus de vérité dans les raisonnemens que chascun fait ; touchant les affaires qui lui importent, et dont l’evenement le doit punir bientost après s’il a mal jugé ; que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet touchant des speculations qui ne produisent aucun effect, et qui ne luy sont d’autre consequence, sinon que peutestre il en tirera d’autant plus de vanité qu’elles seront plus esloignées du sens commun : a cause qu’il aura deu employer d’autant plus d’esprit et d’artifice à tascher de les rendre vraysemblables. Et j’avois tousjours un extreme désir d’apprendre a distinguer le vray d’avec le faux, pour voir clair en mes actions, et marcher avec assurance en cette vie.

 

Un premier élément de réponse, donc, à votre question : lire, et donc d’abord écrire. Pas sous la dictée. Écrire ce qui arrive dans l’existence : l’épreuve de soi-même, « dans les rencontres que la fortune » propose… ou impose ; écrire ces « raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent. » Soit donc le texte suivant, écrit par une élève d’une de mes classes de terminales, cette année :

 

Un exemple d’injustice me revient à l’esprit, dont j’ai été témoin. J’étais en deuxième ou troisième année de maternelle, nous étions en classe, et un des garçons, pour je ne sais plus quelle bêtise, avait été puni par la maîtresse ; cette punition m’a paru vraiment trop sévère et surtout trop marquante, pour une bêtise probablement anodine et qui ne m’a laissé aucun souvenir. La maîtresse a dénudé le garçon, l’a placé au milieu de toute la classe, et tous les camarades qui l’entouraient se sont mis à se moquer de lui, à l’insulter, à décrire minutieusement son corps et son sexe, et lui, certainement mort de honte, ne pouvait que pleurer. Et les filles dont j’étais, ne pouvaient que regarder aussi. Ce garçon est maintenant au lycée, je le vois toujours, et je me demande si cette expérience l’a marqué, s’il s’en souvient. Je pense que oui…

Jihane Laasami.

 

La question, pour moi en classe terminale, en cours de philosophie, n’est pas la violence infligée à ce garçon en maternelle. Cette violence relève du code pénal. Cela ne se discute pas. Qui prétendrait justifier le comportement de la maîtresse se placerait lui-même hors discussion. Mon seul acte sera ici d’envoyer à cette élève la transcription que vous allez faire de cette intervention. Quand je publie les textes de mes élèves, je leur envoie, même des années après, la revue ou le livre où ils sont cités et, parfois, certains me demandent un deuxième exemplaire à l’intention de l’adulte abuseur. Cela peut réparer un peu, du moins cicatriser. Mais, en philosophie donc, la question n’est pas d’abord celle de la justice, de la réparation, je ne suis ni magistrat ni psychologue, elle est d’abord : comment travailler maintenant, philosophiquement, à partir de ce témoignage ? Et de bien d’autres, parlés ou écrits en cours ? En quoi ce qui se passe dans le cours de philosophie – mais peut-il alors “ cours ” y avoir, en lieu et temps ? – peut-il permettre de se ressaisir, je veux dire d’entrer vraiment dans la classe, dans l’école, avec les autres entrants ? On me pose souvent la question : « Mais comment faites-vous pour obtenir de vos élèves qu’ils écrivent ces textes ? » La réponse est dans la question bien sûr, négativement. Il s’agit précisément de ne pas vouloir “ obtenir ”. Il ne s’agit pas de “ devoirs ”. Peut-être, oui, de résilience, comme on dit aujourd’hui, après Tomkiewicz et Cyrulnik (deux barbares déportés, exportés et importés). Mais surtout, me semble-t-il, de structure juridique qui autorise, qui permet de devenir auteur : le texte est libre, j’ai, enfin, ici et maintenant, en ce moment de philosophie, le droit de parler, et surtout d’écrire. Surtout d’écrire : parce que parler est difficile, à cause des camarades – je risque de passer pour un “ bouffon ”, ce qui est un mot intéressant relativement à la question du pouvoir monarchique qui règne dans la classe, mais ce mot est désormais périmé chez les élèves qui disent aujourd’hui “ suceur ”… –, et aussi à cause du prof qui me juge. Alors que si j’écris seulement, je peux toujours ne pas donner mon texte ou le redemander, exiger qu’il ne soit pas rendu public, publié, j’en suis l’auteur. Nouveau “ double lien ” : ne pas vouloir obtenir, tenir, et, cependant, demander, souvent, inlassablement. Quand l’un d’entre eux – je parle des élèves – raconte une histoire, les autres se moquent (de moi) en anticipant et en lui disant : « Écris-le ! » ou « Écrivez, amis… » Demander sans attendre de réponse. J’ai souvent l’impression, au fond, dans des interventions comme celle-ci, de n’être que le porte-parole (le go-between) de mes élèves. Et du coup, je cours un nouveau risque, celui du “ militant ” qui exhorte les nombreux travailleurs du social, de l’enseignement, de la justice, de la médecine, de la police, de la politique : « Regardez, écoutez plutôt, ces sauvageons de banlieue qui viennent de toute la planète, ou ces filles et garçons de classes-moyennes-catalogue-Camif, ils et elles pensent, parlent, écrivent, souffrent et aiment… Vous pouvez vous éviter les fatigues de la méprise et du mépris. » Or, tous n’écrivent pas, certains refusent, et c’est même la grande majorité (je ne suis pas sociologue, je ne fais pas d’“ enquêtes ”). Ce refus ne relève pas seulement de l’inhibition, résultat de quinze ans d’apprentissage de l’écriture soumise, sous la dictée, même si ça l’est aussi bien sûr. C’est aussi que je suis juge. Et donc, devant son juge – surtout d’instruction ! –, même l’innocent se sent coupable et a peur : « Qu’est-ce qu’il veut me faire dire ? Qu’est-ce que je vais mettre sur cette copie qui va faire bien et me permettra d’obtenir une bonne note ou au moins la “ moyenne ” ? Surtout ne pas oublier de citer tel ou tel bouquin puisque l’auteur est copain de l’un de ceux qui siègent au jury de ma thèse… »

 

Lamentation ordinaire des collègues de la discipline : « Ils ne peuvent pas écrire en philosophie puisqu’ils ne savent pas écrire en français… » Là aussi, je crois qu’il convient d’inverser la proposition – deuxième élément de réponse à votre question : c’est parce que l’enseignement, de toutes les disciplines, n’est pas (encore) philosophique qu’on ne peut pas, en classe, parler mais réciter, écrire mais recopier, critiquer mais commenter, penser mais répéter, obéir mais se soumettre, tout en donnant impérativement l’illusion du contraire au risque de passer pour scolaire. Lever l’inhibition, sans tomber dans l’exhibition : oui, mais comment ? pour parodier l’ami Meirieu… L’institution ne laisse à ce garçon humilié en maternelle que deux solutions : celle de la vengeance différée – et la collègue éventuellement victime d’injures sexistes de sa part plus tard, au collège par exemple, n’y comprendra rien bien sûr – ; ou bien celle de la soumission à cette mise à nu sacrificielle de l’examen, de la mise en examen, à chaque étape du cursus, où il convient d’être activement docile, demandeur de ce qui est imposé, c’est-à-dire “ motivé ”. Ces deux solutions confortent l’institution : la seconde évidemment, elle justifie ma propre soumission d’ancien bon élève et ses bénéfices secondaires ; la première aussi bien sûr : combien vivent de “ la violence à l’école ” et en font désormais leur fonds de commerce ? À combien procure-t-elle les jouissances de la lamentation, de la récrimination, des processions rituelles pour plus de “ moyens ”, et pour “ la défense de… ”, placer ici, au choix : le latin, le grec, les langues, la littérature, l’enseignement scientifique, la République et son école, la civilisation, la culture, l’universel… et la philosophie !

 

En réalité, Fatah Abou, qui est aussi un de mes élèves, français et kabyle, qui s’est reconnu dans l’histoire rapportée par Jihane, a réussi – pour ce que j’ai pu en percevoir – à ne verser ni dans la vengeance, ni dans la soumission :

 

(…) Aujourd’hui, la chose dont je me souviendrai toujours, c’est que, sûrement à cause de la honte que j’ai subie, j’ai été incapable de remettre mon pantalon. Oui j’ai pleuré, je n’ai rien fait pour arrêter ce scandale. (…) Les regards des autres à ce moment-là étaient si différents de l’ordinaire qu’on ne les reconnaissait même pas. Et la question que je me pose aujourd’hui, et que je ne m’étais jamais posé auparavant, est pourquoi la maîtresse m’a-t-elle fait subir ça ? (…) Bref, il ne sert à rien de se venger…

Fatah Abou.

 

Donc ils peuvent écrire. Et l’évidence de l’impossibilité de la note saute aux yeux (nos amis belges francophones disent la cote : ça indique mieux le “ niveau ”, les cotes d’alerte sont souvent atteintes…). Mais si je ne peux plus noter, quid de mon pouvoir ? Impuissant à les faire écrire (je demande, je n’ordonne pas, et d’ailleurs comment le philosophe pourrait-il ordonner ? C’est-à-dire aussi bien mettre de l’ordre dans le chaos qu’exiger tel ou tel comportement d’autrui sous peine de punition ?), je ne peux plus noter, même si je peux corriger en vue de la publication, et discuter aussi bien sûr, ne serait-ce que pour demander des précisions sur les circonstances exactes de l’événement raconté… Depuis que j’ai pu ouvrir des pages personnelles sur la toile – un “ site ” comme on dit, et vous avez remarqué aussi le génie de ce mot, un site, comme un site naturel, archéologique ou historique… –, les publications sont quasi-instantanées, du moins quand j’arrive à suivre le rythme. Écrire : c’est-à-dire laisser traces qui, sous réserves des possibilités techniques de leur conservation  – les bibliothèques peuvent brûler –, s’inscrivent alors pour l’éternité. Défi à la mort, oui, mais aussi plus simplement, plus modestement, tenter de faire entendre une injustice, une violence, une surprise, une joie. Devenir auteur, s’autoriser, comme sujet de sa propre existence, un parmi d’autres.

 

Troisième élément de réponse, donc, à votre question : s’autoriser à entrer à l’école, dans la classe, comme sujet. Si je vais à l’école, c’est que mes parents ne peuvent plus m’apprendre eux-mêmes ce dont je vais avoir besoin pour l’existence. Et je vais devoir affronter la culpabilité liée au fait de devenir désormais plus “ instruit ” qu’eux, me déprendre des tentations du mépris à l’égard de mon “ vieux ”, éventuellement analphabète. Combien d’enfants, dans nos banlieues, gèrent-ils, de fait, la famille, quand ils ne sont pas les seuls à rapporter l’argent du ménage par le biais des allocations ? Et les imbéciles criminels de proposer la suppression de ces allocations pour ramener les pères à leurs devoirs, c’est-à-dire au bon vieil usage de la ceinture… Je vais donc à l’école parce que je suis ignorant. Et j’y découvre en même temps que je n’ai pas le droit d’y être ignorant ! Qu’à intervalles réguliers – « Untel au tableau ! » – je suis coupable de ne pas savoir ma leçon. Que c’est grâce à ce que j’ai appris ailleurs qu’à l’école que je peux y réussir ou que c’est à cause des “ carences ” familiales que j’y échoue. Les tâches scolaires sont des devoirs, les notes ne sont pas basses ou élevées mais bonnes ou mauvaises, les sanctions sont des punitions, et je deviens “ bon ” ou “ mauvais ” élève… Les devoirs à la maison sont notés, interviennent dans la détermination du cursus, et donc, dans les classes moyennes et élevées, sont notées les cervelles ou bibliothèques parentales (les femmes ont désormais trois journées : le travail professionnel, les tâches ménagères et… l’école après l’école, dans le suivi des leçons et devoirs de la progéniture !), et dans les classes populaires, à l’extrême, on note le produit du racket aux devoirs… Seuls comptent les résultats, quels que soient les courts-circuits de leur obtention. L’ignorance risque, à l’école, d’être punie. La punition ? C’est-à-dire l’orientation.

 

Comme vous le savez, depuis juillet 2000, de nouveaux textes règlent les procédures disciplinaires et l’écriture des règlements intérieurs dans les lycées et collèges. Il s’agit de toute évidence d’un progrès décisif en ce qui concerne le respect des principes du droit dans le fonctionnement institutionnel des établissements. Notamment, se trouve clairement rappelée la nécessaire distinction entre l’évaluation du travail scolaire et les appréciations concernant les comportements, avec l’interdiction d’utilisation des notes comme moyen de punition des infractions, et celle de l’utilisation des punitions comme moyen de sanction pour des résultats scolaires jugés faibles ou pour “ manque de travail ”. Ces distinctions, évidentes pour un juriste (cela correspond à la distinction entre les procédures civiles et pénales), ont suscité quelques remous chez les enseignants dont certains y ont vu une diminution de leurs pouvoirs… L’affaire du bon vieux “ zéro de conduite ” notamment a obligé le ministère à l’écriture d’une nouvelle circulaire en mars dernier, reprécisant la portée de cette distinction. Ainsi, désormais, je ne peux plus punir un supposé manque de travail, une ignorance, une mauvaise note, un devoir non fait ou une leçon non sue. Certes. Mais je note toujours, mes propres élèves, et leur orientation est la conséquence de ces notes. Or, la vraie “ punition ”, ce n’est pas l’avertissement, le devoir supplémentaire ou l’heure de colle, ni même le conseil de discipline suivi du reclassement dans un autre établissement, c’est l’orientation, vécue comme menace d’exclusion, cette fois non pas seulement scolaire mais sociale. Il serait très étonnant que les divisions sociales du travail ne se reflètent pas dans les arbres de “ choix ” que propose l’organisation même de notre système éducatif – et dont les plus ardents critiques du “ libéralisme ” proposent le renforcement (voyez par exemple Jean-Pierre Le Goff ou Mélanchon…) ! –, où il est rigoureusement impossible de s’intéresser à la fois à l’archéologie égyptienne, à la musique sérielle, à l’électrotechnique et… aux philosophies scandinaves ! Interdit au futur ramasseur de poubelles ou au “ technicien de surface ” d’apprendre à lire Shakespeare ou Dante dans le texte, puisque Shakespeare ou Dante risqueraient de leur donner accès à la lucidité sur leur propre sort, ce qui serait bien sûr extrêmement dangereux…

 

(Petite digression anecdotique, si vous me permettez. J’ai raconté ailleurs, dans Les parents, les profs et l’école, l’histoire de Fabien qui jouait de la flûte traversière, avait fait de la danse classique pendant dix ans et s’était retrouvé orienté en BEP d’électronique, parce que la prof de musique en troisième distribuait des zéros à tour de bras dans l’espoir, vain évidemment, de ramener le calme dans la classe… Et donc ses “ moyennes ” en musique lui avaient barré l’accès aux sections spécialisées dans cet art. En terminale industrielle, avec deux ans de “ retard ” après la première dite d’adaptation, il nous avait joué la badinerie et avait aussi improvisé, et nous nous étions demandé pourquoi et comment de simples vibrations de l’air peuvent faire ressentir des émotions aussi fortes et ce qu’est la musique… Et pour se marrer un bon coup, lors d’un pique-nique au bord de la Marne, nous avions organisé un concert de tiges de pissenlit ! Cette classe avait eu d’excellents résultats au bac, et c’est aussi dans cette classe que j’ai vu, pour la seule fois de ma carrière, des larmes silencieuses couler sur le visage d’un élève, lui aussi passé par la première d’adaptation, qui nous racontait les brimades subies à l’internat lors de sa première année de BEP…)

 

Et puisque nos “ intégristes ” de la République considèrent l’enseignement de la philosophie comme couronnement des études et nécessaire à la formation du citoyen “ éclairé ”, pourquoi s’opposent-ils avec tant d’énergie à ce que la philosophie puisse être enseignée en lycées professionnels, en apprentissage, et même en troisième, puisque, pour bon nombre d’élèves encore, les études s’arrêtent là ? Et ne parlons pas de ces instituteurs qui ont institué l’heure philosophique au cours préparatoire, à l’âge de raison… L’opposition farouche de nos clercs  aux déjà anciennes propositions du GREPH d’extension en amont de la philosophie, ainsi qu’au travail de l’ACIREPH (Association pour la création d’instituts de recherche sur l’enseignement de la philosophie) ou aux timides tentatives de réforme des programmes, masque en réalité leur peur : la peur simple et nue d’avoir à s’affronter aux barbares, ceux dont on prétend qu’ils ne savent pas parler, et pire encore la peur d’avoir à prendre conscience que c’est sans doute un devoir aujourd’hui que de prendre leur parti. Non, ce n’est pas un devoir, c’est la condition même de notre parole. C’est toujours la même histoire : aujourd’hui comme hier, les clercs se divisent sur la nécessité historique de devoir “ passer aux barbares ”…

 

C’est le quatrième élément de réponse à votre question : non seulement tout l’enseignement, de toutes les disciplines, peut (pourrait) devenir philosophique, mais le travail proprement philosophique, en tant que travail de la pensée à partir de l’expérience vécue sur le bien et le mal, le juste ou l’injuste, le vrai et le faux, le beau ou le laid, la violence et l’amour, la richesse et la pauvreté, la vie et la mort, le sens et le non-sens, peut trouver sa place dans l’école, dès “ l’âge de raison ”. On évalue, à peu près, parce que c’est très difficile de compter exactement, voyez les travaux de Marie Choquet à l’INSERM, à quatre mille par an environ les suicides de mineurs, en France. Ça en représente douze ou treize par jour, en moyenne… Qui en parle ? Qui cela émeut ? Aucun, je dis bien aucun, de mes collègues rencontrés au cours de ma carrière ne connaissait ce chiffre. Travail spécifique du philosopher, dès l’âge de raison : non pas pour prévenir, enrayer, guérir les violences, non pas leçons de morale, inculcation du civisme, prévention des comportements à risques, ni même, comme je suis tenté de le croire souvent dans mes cours, résilience – même si je suis bien content que certains et certaines qui m’avaient fait part de leur intention ou désir de mourir ne se soient pas, finalement, à ce jour et pour ce qu’en j’en sais, suicidés. Mais travail du sens, interrogation perpétuellement ouverte sur ce qui se vit au quotidien, un quotidien intime, personnel, désormais branché sur le planétaire. Jean Oury disait, il y a longtemps déjà, que le rôle de l’instituteur est d’empêcher que les choses se referment… Derrida aussi, dans les Cahiers Pédagogiques, en mars 1988 :

 

« Je crois qu’il y a au moins deux fronts : d’une part, je serais du côté de ceux qui luttent pour une école, disons progressiste, enfin, bon, appelons ça comme ça… telle qu’on peut l’espérer d’un gouvernement de gauche, ouverte sur l’avenir, généreuse, égalitaire, etc. Une bonne école. Ça c’est un front : une bonne école contre une mauvaise école. Et puis il y a un autre front où, contre cette bonne école, non, pas “ contre ”, mais avec vigilance, il importerait de ne pas tout soumettre au programme de cette bonne école (…), que la philosophie soit un lieu de contestation de ce modèle scolaire-là, que la philosophie soit encore…

– Le moment des questions hors-programme, des interrogations…

– C’est ça, absolument. Et pas seulement des interrogations académiques (…), que le marginal puisse respirer. Que l’on n’essaye pas de tout vouloir programmer. La philosophie, c’est un lieu de déprogrammation, voilà ! »

(Et, pour l’anecdote, quelques mois après cet entretien que j’avais eu avec lui en mai 1988, le ministre de l’Éducation Nationale Jospin nommait Derrida co-président avec Jacques Bouveresse de la commission chargée de refondre… les programmes de philosophie !)

 

L’intime et le planétaire, l’individuel et l’universel : oui, parce qu’une des leçons du 20e siècle achevé est qu’on a vu des fonctionnaires dévoués administrer les déportations, des professeurs d’université inventer de nouvelles formes de tortures, des savants humanistes penser les armes de destruction massive, des ingénieurs instruits réaliser chambres à gaz et fours crématoires, des poètes ordonner viols collectifs et épurations ethniques ; que sciences, culture et compétences se sont mises au service des pires barbaries, que l’école s’est mise au service de la violence. C’est une déjà vieille question : science sans conscience n’est que ruine de l’âme, ou encore : tête bien faite vaut mieux que tête bien pleine ; c’est-à-dire que les savoirs sans la loi sont meurtriers, la loi sans les savoirs est impuissante. C’est la question que Georges Steiner pose, après d’autres (voyez Robert Antelme) : « Comment comprendre la capacité d’êtres humains à jouer Bach et Schubert le soir, et à torturer d’autres êtres humains le lendemain matin ? Existe-t-il des congruités intimes entre l’humain et l’inhumain ? » Comment donc articuler la construction des savoirs et l’institution de la loi ? Les savoirs : c’est-à-dire la recherche de l’habileté dans les techniques, de la beauté dans les arts, de la vérité dans les sciences. La loi : c’est-à-dire les conditions de la rencontre de l’autre comme un autre soi-même, de l’institution du vivre ensemble.

 

Pour le cinquième élément de réponse à votre question, permettez-moi donc de faire appel à un de mes élèves d’il y a deux ans, Nordine, qui écrit :

 

Un jour, une jeune fille de mon quartier a été violée par un jeune d’une autre cité. Elle est allée porter plainte au commissariat. Et bien sûr tous les jeunes de mon quartier ont été mis au courant de cette histoire. Connaissant cette jeune fille et sa famille, nous étions tous très tristes et très énervés. Au bout d’un certain temps, comme la plainte n’avait aucune suite, nous avons décidé de retrouver le violeur. Après quelques recherches, nous avons trouvé son adresse exacte et le numéro d’immatriculation de sa voiture. Et un soir nous sommes allés à une dizaine de jeunes de mon quartier l’attendre au pied de son immeuble. Mais il ne sortait pas… Alors, très impatients, vers une heure du matin, les jeunes de mon quartier sont entrés dans l’immeuble. Moi je les ai laissés et je suis rentré chez moi, parce que j’avais une interro de maths le lendemain. Ils sont entrés chez le violeur de force, l’ont attrapé et commençaient déjà à le rouer de coups. Ils l’ont sorti de l’immeuble, l’ont mis dans le coffre d’une voiture et emmené dans un stade près de chez moi. La jeune fille violée est venue l’identifier. Après quoi les jeunes de mon quartier l’ont mis tout nu, ils l’ont torturé, massacré, pratiquement violé (avec une batte de base-ball), jusqu’à ce que le soleil se lève et que le violeur ait perdu trop de sang. C’était les plus petits les plus acharnés, les grands étaient obligés de les retenir. Finalement, les jeunes de mon quartier l’ont abandonné là en pensant l’avoir tué. Mais quelques jours après la police est venue chercher l’un des grands frères de la jeune fille violée, le violeur l’a reconnu, et maintenant le grand frère est en prison. La famille a pris un avocat et celui-ci a découvert que la plainte de la fille n’était jamais sortie du commissariat et n’avait pas eu de suites, en partie parce que le père du violeur est un ancien policier…

Voilà le quotidien des jeunes de banlieue… Comment est-il possible, après de tels événements, que nous puissions avoir un dialogue avec la police ? C’est à cause de tels faits et de bien d’autres qu’une haine tenace envers la police et la justice s’est ancrée dans les esprits, et je pense qu’il faudra beaucoup de temps avant qu’elle disparaisse.


Là aussi, que les bonnes âmes ne se méprennent pas : la question à l’école n’est pas d’abord, même si elle l’est aussi, celle de la citoyenneté. Bien sûr, la police n’est pas encore, trop souvent, police ; bien sûr la justice n’est pas encore, justice. Bien sûr, nous avons décidé de nous interdire la vengeance, l’ordalie, le duel et le talion, pour instaurer la médiation, qui peut, parfois, peut-être, ouvrir au pardon : nul ne peut se faire justice à lui-même. J’ai indiqué à Nordine et au reste de la classe les procédures à suivre pour qu’une plainte soit suivie d’effet : écrire au procureur de la République, et pas seulement s’adresser aux policiers locaux, et le procureur n’aurait certainement pas classé la plainte initiale de la jeune fille… Mais ceci est du rôle de n’importe quel citoyen, n’est pas spécifique aux enseignants.

 

(Petite digression anecdotique à nouveau : avec un collègue, je traverse la vaste salle du restaurant scolaire où plusieurs centaines d’élèves déjeunent, pour rejoindre la file d’attente du self ; je vois tout à coup un élève se lever pour agresser celui qui est assis en face de lui, qui se lève à son tour évidemment, et je m’approche aussitôt en intervenant verbalement avec vigueur pour les calmer ; le premier élève se rassoit et l’autre prend son plateau et change de place ; j’attends quelques minutes pour m’assurer que ça ne va pas recommencer dès que j’aurais le dos tourné. Puis je rejoins la file d’attente où je retrouve mon collègue, qui me dit alors, ironiquement : « Mais de quoi tu t’occupes ? Il y a des pions qui sont là pour surveiller, non ? » Je lui fais remarquer que ce n’est pas en tant que prof que je suis intervenu mais simplement en tant que citoyen, tenu d’intervenir dans la limite des ses moyens pour faire cesser la commission d’une infraction quelconque dont il est témoin : en l’occurrence il était en mes moyens d’intervenir et d’ailleurs, le temps que le surveillant arrive, la bagarre se serait sans doute déjà déclenchée. Au passage, remarquez que, si les “ surveillants généraux ” sont devenus “ conseillers d’éducation ”, les surveillants, eux, sont restés “ surveillants ”… Il est très fréquent dans les récriminations concernant la violence à l’école d’entendre des collègues protester et se plaindre de ce qu’ils n’ont pas reçu “ la formation nécessaire ” à mater les voyous ! Qu’ils ne sont pas policiers, assistantes sociales, psychologues, animateurs socioculturels, éducateurs spécialisés voire “ éducateurs ” tout court. Ils ont raison, évidemment, toutes ces fonctions et ces métiers correspondent à des formations précises sanctionnées par des diplômes qui ne sont pas les miens. À vouloir jouer un rôle qui n’est pas le mien, je risque de commettre de graves erreurs, et c’est bien seulement dans la limite de mes moyens que je peux, que je dois, intervenir. Mais ces collègues ici s’enferment dans leur stricte fonction, dans leur discipline, pour esquiver en réalité leur fonction citoyenne, qui est bien celle de n’importe quel majeur, à partir de dix-huit ans, et qui donc concerne aussi les élèves majeurs. Certes, je suis instituteur, prof de maths, de biologie, d’électronique… de philosophie, c’est bien cela qui détermine mes compétences, mais je suis aussi, et même d’abord, citoyen et donc tenu aux devoirs ordinaires du citoyen, et la fonction policière ordinaire en fait partie, de même d’ailleurs que la fonction de magistrat si je suis tiré au sort parmi les autres citoyens ordinaires, sans “ formation ” particulière, pour siéger dans un jury de cour d’assises.)

 

Il me semble donc que la fonction première de l’école n’est pas la police ou la justice (ce que nous oublions dans les dispositifs de “ rappel à la loi ” : on ne peut rappeler une loi qui n’a pas été instituée), mais de permettre aux petits d’homme de découvrir et de vivre les processus par lesquels nous avons progressivement appris au cours de l’histoire de l’humanité à transformer les énergies qui sont à l’œuvre dans la violence en ce qui constitue les plus hautes formes de la création et de la culture : de quoi nous parlent les tragiques grecs, Shakespeare, Mozart, Goya ? De trahisons, de guerres, de meurtres, de massacres, de tortures, de viols, d’incestes… d’amour aussi. À la question du journaliste du Monde : « Quand vous écrivez, vous référez-vous aux tragédies antiques ? », Edward Bond répondait récemment : « Je dois rencontrer Antigone dans la rue. Réellement. Ou Lear, ou Hamlet. Mais je peux aussi passer sans les voir. » Et trop souvent, dans nos classes, nous passons sans les voir. Ce serait donc à l’école que Nordine devrait découvrir que cette histoire de viol et de vengeance, qui déchire son quartier et qu’il rapporte, est une histoire millénaire, immémoriale, et que s’il n’a pas de sang sur les mains, c’est aussi à cause de cette dérisoire “ interro de maths ”… Hélène était-elle “ consentante ”, enlevée et violée par Pâris ? Il s’ensuit dix ans d’une guerre sauvage dont Homère écrit le poème… Et Achille, fou de douleur après la mort de Patrocle, qui se rue et massacre tout ce qui bouge devant lui, n’entend pas la supplication de Lycaon, fils de Priam : « Je suis à tes genoux, Achille, aie pitié de moi, je viens en suppliant… », il l’égorge. Vous savez que decidere en latin, veut dire d’abord égorger : qu’est-ce qui pourrait nous protéger de nos tentations à décider ? Décider du sort scolaire et donc professionnel et donc social et donc humain de nos élèves ? C’est bien la structuration interne des savoirs, du savoir, par l’éthique qui permet de transformer la violence en jeu et en culture, qui permet aussi au fonctionnaire et au soldat de prendre conscience de leur devoir éventuel de désobéissance, au risque de leur vie parfois, au technicien, à l’agriculteur, au commerçant, à l’ingénieur et au savant de s’interroger sur le sens de ce qu’ils font, au risque de la faillite ou du licenciement, de l’ostracisme et de l’exclusion par leurs pairs, au médecin ou au professeur de considérer le malade ou l’élève comme sujets humains, au risque de se découvrir eux-mêmes malade ou élève.

 

C’est peut-être grâce à l’école que nous pouvons sortir de la guerre des libertés, et c’est ici la leçon des pédagogies coopératives, de la pédagogie institutionnelle (voyez par exemple les monographies écrites par les institutrices d’écoles maternelles de Seine-Saint-Denis qui travaillent avec Francis Imbert) qui constitue les deux derniers éléments de réponse à votre question. Comment un enseignement philosophique est-il possible aujourd’hui ?

 

D’abord sans doute, sixième élément de réponse, en cessant enfin de confondre les logiques de la loi et de la règle, les logiques spatiales et temporelles, comme lorsque nous disons en toute bonne conscience à l’agité, au violent : « Ta liberté s’arrête là où commence celle de l’autre », parce qu’alors, forcément – c’est le cas de le dire… –, il y a friction aux frontières des territoires, et comme un enfant ne peut grandir qu’à accroître son champ d’action et ses prises sur le monde, cette pseudo-évidence meurtrière que nous lui assénons risque de le conforter à croire qu’il ne peut augmenter sa liberté qu’au détriment de celle de l’autre. La règle s’occupe de … régler, précisément, l’usage des espaces communs, de stabiliser les distances réciproques, alors que la loi, elle, structure le temps et le désir, institue les différences (au sens de différer) et les médiations qui permettent aux libertés, non seulement de s’articuler mais de s’augmenter les unes des autres : à plusieurs, on peut faire plus de choses que tout seul et éprouver plus de plaisirs – pour jouer au foot, il faut être vingt-deux et je ne peux plus chercher à tuer l’ennemi, puisque, devenu adversaire, il est nécessaire à mon plaisir ! Et pour transmettre la vie, il faut être deux, dans les plus profondes expériences de plaisir que l’existence peut nous donner… C’est aussi pour cela qu’à l’école il faudrait commencer par la musique : art du temps et de la symphonie, passage du diabolique au symbolique, de la discorde à la concorde, de la guerre à la paix, par l’institution de la loi, des systèmes harmoniques. C’est ce que décrit par exemple, mais en creux, Claude Simon :

 

Et son père parlant toujours, comme pour lui-même, parlant de ce comment s’appelait-il philosophe qui a dit que l’homme ne connaissait que deux moyens de s’approprier ce qui appartient aux autres, la guerre et le commerce, et qu’il choisissait en général tout d’abord le premier parce qu’il lui paraissait le plus facile et le plus rapide et ensuite, mais seulement après avoir découvert les inconvénients et les dangers du premier, le second, c’est-à-dire le commerce qui était un moyen non moins déloyal et brutal mais plus confortable, et qu’au demeurant tous les peuples étaient obligatoirement passés par ces deux phases et avaient chacun à son tour mis l’Europe à feu et à sang avant de se transformer en sociétés anonymes de commis voyageurs comme les Anglais mais que guerre et commerce n’étaient jamais l’un comme l’autre que l’expression de leur rapacité et cette rapacité elle-même la conséquence de l’ancestrale terreur de la faim et de la mort, ce qui faisait que tuer voler piller et vendre n’étaient en réalité qu’une seule et même chose un simple besoin celui de se rassurer, comme les gamins qui sifflent ou chantent fort pour se donner du courage en traversant une forêt la nuit, ce qui expliquait pourquoi le chant en chœur faisait partie au même titre que le maniement d’armes ou les exercices de tir du programme d’instruction des troupes parce que rien n’est pire que le silence…

 

Ta liberté commence là où commence celle de l’autre. Vous entendez ici l’exigence proprement politique, qui est celle de l’école désormais. Et, vous l’avez compris, pas seulement de l’école, mais c’est à l’école que ça peut commencer et nous perdons vraiment trop de temps de notre vie d’adulte à guérir de l’école…

 

Et enfin, pour le septième, et provisoirement dernier, élément de réponse à votre question, une dernière petite histoire, qui se passe dans une école primaire de banlieue (entourée des silos construits pendant les “ trente glorieuses ” pour stocker la main-d’œuvre au moindre coût possible, école en “ chemin de grue ”, boîtes pédagogiques empilées, dix minutes pour monter en classe, cinq pour redescendre, quatre fois par jour, une année sur cinq passée à manœuvrer… une école-caserne ordinaire, comme disait Fernand Oury), un CE2, techniques Freinet, pédagogie institutionnelle, un mardi après-midi : les groupes sont au travail, et un élève vient auprès de l’institutrice lui demandant une explication, mais elle est occupée avec un groupe, et, avisant un autre élève plongé dans un livre de la bibliothèque parce qu’il a fini et attend que les autres finissent aussi, elle dit : « Tiens, va demander à Manuel, il sait faire, il va t’expliquer. » Et Manuel, qui a entendu, de s’écrier : « Ah non ! M’dame, il pue ! »… Bon. Nous sommes dans les quartiers nord de Bondy, combien d’enfants sont-ils les seuls, dans leurs familles, à se lever le matin pour aller travailler ? L’institutrice aurait pu avoir la réponse spontanée, morale, que nous aurions sans doute en pareil cas : « Oh ! Le vilain garçon, c’est pas gentil ce que tu viens de dire ! Tu sais bien que c’est pas de sa faute… », etc., il faut aider ceux qui ont des difficultés, il faut être gentil avec ceux qui sont dans la peine, il faut se pencher sur les “ défavorisés ”, et les exclus… (comme aurait pu dire Flaubert : « Exclusion : lutter contre… »), bref, elle aurait pu avoir la réponse humanitaire, très à la mode et utile à l’audimat. Non. Pas de leçon de morale ici, et l’institutrice a même une réponse plutôt… violente ! : « Je ne te demande pas ton avis, tu vas l’aider, et si tu n’es pas content, tu le diras au conseil ! » Pas de réplique possible ici, pas de discussion ! Dans le temps de l’action, la loi (ici l’obligation d’assistance à personne en danger) ne se discute pas, parce que, précisément, elle peut se discuter, à un moment précis, ritualisé, inscrit à l’emploi du temps, le “ conseil ”, le vendredi de 15 heures à 16 heures trente, avec président de séance, secrétaire, cahiers des décisions, etc., voyez les milliers de pages écrites par les instituteurs qui ont mis au point ces techniques et qui racontent ce qu’ils font au lieu de faire la leçon à leurs collègues…

 

Ce qui nous intéresse ici est que Manuel, pas content du tout d’être obligé d’aider son camarade – et après tout, la citoyenneté, c’est peut-être bien en effet apprendre à travailler avec ceux qu’éventuellement “ on ne peut pas sentir ” ! –, n’a cependant pas rapporté l’affaire au conseil suivant. Pourquoi ? Peut-être parce qu’en aidant son camarade, en lui expliquant ce qu’il ne comprenait pas, il le comprenait lui-même, du coup, beaucoup mieux en étant placé dans l’obligation – prière de ne pas confondre contrainte et obligation… – d’avoir à transmettre ce qu’il savait ou croyait savoir. Voyez Bachelard : « Qui est enseigné doit enseigner… », voyez aussi les réseaux d’échanges réciproques des savoirs. Le savoir, c’est ce qui s’augmente de se partager : j’en ai plus après l’avoir donné qu’avant ! Voyez ici comment se noue (devrait se nouer) à l’école, inextricablement, le savoir et l’éthique : je ne peux réellement m’approprier que ce que je donne, je deviens et je suis ce que je partage, ce que je transmets, l’autre m’aide en me demandant de l’aider. Et voyez aussi comment toutes les logiques actuelles, à l’école où le savoir se pervertit en outil de pouvoir et dans l’économie de prédation et de pillage où la concurrence veut la mort de l’autre, sont, au sens des deux “ Steiner ” (Rudolf et Georges), inhumaines, meurtrières, et d’ailleurs destructrices du savoir lui-même. Pour ne prendre qu’un seul exemple, qui jugera un jour Nestlé pour crime contre l’humanité ? Vous savez en effet comment cette multinationale a tué des millions d’enfants dans le tiers-monde pour écouler son lait en poudre en dénigrant l’allaitement maternel et à cause des difficultés pour les mères à trouver de l’eau, buvable. Les commerciaux de Nestlé ont réussi dans leurs études : y en a-t-il un seul qui ait désobéi ? Peut-être, mais on n’en a pas entendu parler…

 

Quand je dis qu’il y a urgence à cette articulation du savoir et de la loi, qu’il y a urgence à ce que l’école soit l’école, que peu importe, toutes proportions gardées, qu’on devienne balayeur ou cadre, si on peut entendre Bach, s’essayer à écrire un poème, et surtout dire non quand il est évident qu’il faut dire non, c’est parce que la question que vont avoir à résoudre les enfants actuellement à l’école dans le laps de temps de leur existence personnelle est celle de la poursuite ou non de l’aventure commencée il y a trois millions et demi d’années environ, grâce au fruit de “ l’arbre de la connaissance du bien et du mal ”. Je cite encore Edward Bond :


 

Pourquoi se soumet-on à des situations dans lesquelles certaines autorités ont du pouvoir sur nous ? – vous reconnaissez là la question de La Boétie – C’est une question fondamentale. La pièce la plus intéressante selon moi est Antigone. Elle divise le pouvoir. Supposons que quelqu’un ait écrit une Antigone qui dirait : “ Je me soumets. ” L’histoire de l’humanité serait différente. Et ce serait une chose épouvantable pour les dramaturges, car ce que doit faire le dramaturge, c’est offrir la liberté. Cela devient d’autant plus important que nous avons plus de responsabilités aujourd’hui. Dans le passé, vous pouviez laisser les responsabilités aux dieux. Armaguedon était l’œuvre de Dieu, pas des hommes. Maintenant, c’est nous qui pouvons détruire le monde. Et qui le détruisons lentement.

 

Croissances industrielles, urbaines, démographiques : les ressources de la planète sont limitées. Ce qui est en question ? C’est fort simple : la terre, l’air, l’eau, la vie, humaine si possible. L’école peut-elle les préparer à affronter cette question ? L’école peut-elle « offrir la liberté » ? Spinoza (dont j’abuse un peu en modifiant le texte pour remplacer “ État ” par “ école ” et “ homme ” par “ enfant ”) :

 

Des fondements de l’école, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n’est pas la domination ; ce n’est pas pour tenir l’enfant par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre, que l’école a été instituée ; au contraire c’est pour libérer l’enfant de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire conserve aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’école n’est pas de faire passer les enfants de la condition d’êtres raisonnables à celles de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire elle est instituée pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’école est donc la liberté.

 

Vous savez que Spinoza a porté toute sa vie le manteau percé par le couteau d’un fanatique qui avait tenté de l’assassiner à l’âge de vingt-quatre ans, et qu’à l’âge de quinze ans, il avait assisté à la flagellation publique d’Uriel da Costa. Celui-ci, d’origine juive mais élevé dans le christianisme, s’était converti au judaïsme, avait combattu ce qu’on appellerait aujourd’hui l’intégrisme et s’était tourné finalement vers une forme de religion naturelle. Mais en 1647, sans doute ne supportant plus l’ostracisme et la solitude, il avait demandé à réintégrer la communauté juive et avait accepté la sentence de trente-neuf coups de fouet. Et le soir même de la cérémonie, il s’était suicidé.

 

« Se supporter sans malveillance » : il ne s’agit pas de s’aimer à l’école, mais seulement d’apprendre à se supporter… Et sans doute jusqu’au sens anglais du mot : j’apprends à supporter mes élèves, à devenir leur premier supporter dans leur course. Une « raison libre » : articuler le savoir et la loi, c’est-à-dire, en effet, la raison et la liberté.

Un enseignement philosophique est-il possible à l’école ? Votre question revient à se demander si l’école est possible. Oui, l’école est possible. Et il ne s’agit pas là d’une croyance, d’un espoir ou d’un idéal : c’est une décision que je prends, à chaque fois que j’entre en classe, avec ces vingt-cinq ou trente élèves qui se lèvent, chaque matin, pour vivre, et venir à l’école.

 

Je vous remercie.