Paru dans les Cahiers Pédagogiques, n° 237, octobre 1985, et auparavant, dans Infordoc, revue de Culture & Liberté, octobre 1984 ; les notes 2, 3, 4, 6, 9, 14 et 15 ci-dessous ont été ajoutées pour le présent tirage.

La résistance au changement

chez les enseignants.

Tout effort de rénovation du système éducatif, tout projet de lutte contre l’échec scolaire, passent obligatoirement par les enseignants. Sans eux, aucune possibilité réelle de transformer l’école. Les dispositifs les plus intelligents, les intentions les plus généreuses, ne sont rien sans la volonté de ceux qui sont chargés de les mettre en œuvre.

Les réactions du corps enseignant à la publication des différents rapports officiels concernant les collèges, les lycées ou la formations des personnels (1), montrent que les obstacles sont nombreux : les enseignants n’aiment pas le changement. Bien sûr, il y a des exceptions : nous connaissons tous des enseignants qui s’acharnent à donner sens à leur travail et qui, inlassablement, inventent, se forment, donnent pouvoir à leurs élèves. Mais ils sont, à l’évidence, une minorité, souvent rejetée par les collègues et les parents, en butte aux tracasseries administratives (2). D’où vient la résistance au changement, souvent constatée chez les enseignants ? S’éclairer un peu sur la " psychologie " de l’enseignant "  moyen " peut être utile.

Pourquoi vouloir passer sa vie à transmettre un savoir préalablement acquis plutôt que de le mettre en œuvre dans une pratique professionnelle ? Si j’apprends l’électricité par exemple, ou la musique, c’est pour devenir électricien ou musicien. Un savoir et un savoir-faire n’ont de sens que dans une pratique réelle qui les engage. Comment se fait-il alors que certains choisissent d’enseigner plutôt que de pratiquer ? Certes, certains savoirs ne semblent guère pouvoir déboucher sur une pratique " professionnelle " : l’histoire, le français, par exemple (3). Mais, même dans ces cas, qu’est-ce qui explique le choix de la carrière d’enseignant ?

Une observation de bon sens pour commencer : pour devenir enseignant, il faut avoir soi-même réussi à l’école… Et peut-être pour certains cette " réussite " donne-t-elle envie de prolonger la situation, c’est-à-dire de rester à l’école : un enseignant entre à l’école à l’âge de trois ans et y reste jusqu’à la retraite. Peut-être cette situation explique-t-elle en partie les difficultés des enseignants : pourquoi vouloir changer un système dans lequel on a soi-même réussi ? Et ce désir de " rester à l’école " ne cache-t-il pas aussi une sorte de refus de devenir adulte ? Refus inconscient, bien sûr. Et la situation vécue par les enseignants n’est-elle pas finalement infantilisante ? Pour ce qui constitue l’essentiel de son travail, l’enseignant n’a affaire qu’à des " inférieurs ", par l’âge, le statut, le savoir. Où et comment pourrait-il vivre des relations de coopération, de travail, avec des égaux ?

Montesquieu disait de la république démocratique qu’elle est la forme de société dans laquelle on peut alternativement obéir et commander à ses égaux. De ce point de vue, la classe et l’école ne sont certes pas des lieux de démocratie… en dépit de toutes les circulaires officielles qui préconisent l’apprentissage des responsabilités, la formation civique et la concertation avec les parents !

Cette situation explique peut-être pourquoi les enseignants rencontrent souvent des difficultés dans leurs relations avec d’autres adultes et notamment les parents : comment admettre que l’autre puisse avoir raison contre soi puisqu’on est payé pour détenir et transmettre la vérité ? Comment accepter de se remettre en question puisqu’on occupe, grâce à ses " mérites ", la position du pouvoir ? Cette difficulté de relation entre égaux peut expliquer la fragilité particulière des enseignants et le fait que la moindre contestation de leur pouvoir ou, plus simplement, de leurs méthodes, leur apparaisse comme une véritable agression, qui déclenche alors toute une série de comportements de défense, le plus souvent sur un mode névrotique. Savoir aussi que ces " agressions " déclenchent des réflexes quasi-automatiques de corporatisme souvent démesurés. Cette fragilité particulière a pour conséquence de rendre très souvent tout dialogue réel impossible entre un enseignant et un adulte extérieur au monde clos de l’école (4). Et ne parlons pas des réunions…

Qu’est-ce qui rend la situation faite aux enseignants infantilisante ? L’enseignant, au contact permanent d’enfants et d’adolescents, se voit sollicité au plus profond de lui-même par ces enfants et ces adolescents. Les menaces de " régression " que font peser sur sa personnalité ce contact quotidien peuvent le conduire à construire des systèmes de défense variés pour, en quelque sorte, refouler " l’enfant " en lui-même, " oublier " ce qu’il en a été de sa propre enfance et adolescence, et, sur ce refoulement, construire une sorte de carapace défensive, s’appuyant sur les possibilités offertes par la position institutionnelle – notations, sanctions, etc. – pour s’assurer de son statut toujours menacé d’adulte, de " maître ". Mais cette carapace se révèle le plus souvent une coquille vide…

On voit ici qu’il ne s’agit pas de dispositions caractérielles particulières à l’enseignant : toute fonction d’autorité est menacée par cette " névrose ". " Le pouvoir rend fou ", dit-on. Pourquoi ? Parce que celui qui l’exerce peut être tenté de croire, non pas qu’il assume une fonction provisoire, technique, parmi ses égaux, mais qu’il remplit une " mission " se référant à un pseudo-absolu (" Dieu ", " le Prolétariat ", " le Savoir "… ) (5), n’ayant de comptes à rendre qu’à cet " absolu ". Position contradictoire : on veut être obéi et aimé en même temps. Il ne suffit pas alors à ceux qui sont soumis de manifester par leur comportement qu’ils le sont effectivement, il leur faut encore donner l’impression d’aimer cette servitude… puisque " c’est pour leur bien " ! C’est cette contradiction qui rend " fou ", puisque, évidemment, ça ne marche pas ! En effet, un certain type de consensus dans le rapport à l’autorité (familiale, scolaire, militaire, professionnelle…) se désagrège aujourd’hui sous nos yeux. Et si cette évolution est une chance de progrès moral, elle comporte cependant des risques évidents pour ceux qui n’envisagent pas l’acquisition des savoirs et savoir-faire autrement que par la voie de l’autorité, puisque c’est par cette voie qu’ils les ont eux-mêmes acquis : " Au cours d’une carrière déjà longue et diverse, je n’ai jamais vu un éducateur changer de méthode d’éducation. Un éducateur n’a pas le sens de l’échec précisément parce qu’il se croit un maître. Qui enseigne commande. D’où une coulée d’instincts. " (6) Et si le rapport traditionnel d’autorité adulte-enfant s’effondre, alors les frontières ne sont plus aussi nettes qu’autrefois entre l’état d’enfance, de jeunesse et l’âge adulte.

Lorsque les rites de passage traditionnels – dont on peut considérer les examens comme des survivances archaïques – ne suffisent plus à marquer ces limites, lorsque les adultes eux-mêmes – et " la société de consommation ", fut-elle " en crise ", sait pousser en ce sens – courent après leur jeunesse, alors les modes d’autorité des générations précédentes sur les suivantes ne peuvent plus s’opérer de la même manière. Mais demeurent malgré tout les nécessités de l’intégration des jeunes aux valeurs sociales en vigueur ; et si, dans la famille, " l’autorité " ne s’exerce plus ou peu, alors la société peut être tentée de se débarrasser sur un corps de " spécialistes " – les enseignants – du rôle d’exercer ce qui demeure nécessaire comme " autorité " (7). Il ne s’agit pas d’une quelconque " démission des parents ", comme on le dit trop vite et trop souvent – surtout les enseignants d’ailleurs ! – (8) mais d’une sorte de partage des tâches : à la famille, la convivialité, l’autonomie, la chaleur des relations, à l’école, le savoir, l’autorité, l’intégration. Caricatural ? Oui, bien sûr, puisque la famille est loin d’être toujours " conviviale " ! et, à l’école, on alterne entre autoritarisme et laisser-faire. Mais il y a tout de même quelque chose de vrai dans cette évolution : l’autonomie des individus se réfugie dans la sphère privée, aux institutions, à l’État, l’exercice des intégrations nécessaires.

Encore une difficulté donc pour les enseignants : ils sont ballottés entre des exigences contradictoires, la nécessité d’imposer, avec le savoir et la " culture ", des normes de comportements, d’une part et, d’autre part, le désir d’entrer eux aussi dans cette nouvelle définition des rapports entre les générations. Les enseignants " doivent à chaque instant réaliser des situations à la fois rondes et carrées. Enseigner mais ne pas contraindre ; imposer des apprentissages non désirés mais garder de bonnes relations ; favoriser l’épanouissement des personnalités mais porter sur ces personnes des jugements définitifs et sans appel ; former des esprits et les sélectionner ; aider à devenir adulte et infantiliser en permanence ! " (9) Et les tentatives de " libéralisation " tournent vite à la pagaille : " prof autoritaire " ou " prof sympa " ? Jeux de balançoire qui ne devraient plus être de mise chez des adultes… On peut alors comprendre le " malaise ", l’insécurité et la fragilité.

Cette situation explique aussi l’acharnement des enseignants à s’accrocher à ce qui demeure comme leur dernière possibilité de conserver le pouvoir : la notation, la sélection. Il y a belle lurette que l’arbitraire de la notation a été démontré (10) : mais si on enlève cette dernière ligne de défense aux enseignants, ils peuvent avoir alors le sentiment qu’il ne leur reste plus rien… Lorsque l’autorité ne peut plus s’imposer, lorsque les consensus sur les savoirs ont disparu, lorsque les régressions conduisent à l’anomie, alors demeure ce " noyau dur ", sur lequel finalement repose tout l’édifice : les notes, les examens, les commentaires sur les livrets. C’est en effet là-dessus que se décide l’orientation des élèves et c’est par là que s’effectue la sélection sociale. Alors, si on démontre aux enseignants que leur seul dernier " pouvoir " n’a rigoureusement aucun fondement sérieux… c’est la catastrophe ! D’où des réactions souvent violentes. Les enseignants n’ont guère de possibilités d’envisager d’autres modes d’évaluation que ceux qu’ils ont eux-mêmes subis. Cet ultime pouvoir se révèle alors clairement pour ce qu’il est : une impuissance cachée. Impuissance ou incapacité à entrer en relation avec l’autre comme égal, à lui faire partager sa passion pour tel ou tel savoir ou savoir-faire, à évoluer dans un groupe hétérogène en y travaillant avec ceux qui le composent, à formuler des demandes qui ne soient pas des ordres, à accepter des demandes qui ne soient pas des " concessions ", à sortir du cercle infernal séduction-répression, du rapport des forces qui interdit aux personnes de se rencontrer à propos d’un projet commun.

Ajoutons à ce tableau déjà chargé le fait que les évolutions récentes montrent un certain " embourgeoisement " de la profession : chez les instituteurs (-trices) notamment, l’origine socioprofessionnelle s’élève. Lorsque certains syndicats d’enseignants réclament pour les instituteurs " une formation de haut niveau " (traduite en termes d’obtention de diplômes universitaires…), ils oublient qu’alors les enseignants se recruteront (et se recrutent déjà) de plus en plus dans la population universitaire, c’est-à-dire qu’à ce niveau la sélection sociale a déjà produit tous ses effets : il y a et il y aura de moins en moins d’instituteurs et d’institutrices issus du milieu populaire. Donc, le décalage culturel déjà marqué entre les enseignants et la majorité de leurs élèves ne pourra aller qu’en s’accentuant. Ce n’est pas d’ailleurs de " décalage " à proprement parler qu’il s’agit mais bien de véritable contradiction culturelle (11). Ce qui frappe souvent les militants associatifs et syndicaux dans leurs contacts avec les enseignants, c’est l’ignorance massive des conditions de vie réelles dans lesquelles les enfants et les adolescents du milieu populaire sont plongés. Aucun moyen n’est actuellement fourni dans leur formation aux enseignants pour appréhender de manière correcte l’ensemble des problèmes souvent aigus auxquels sont affrontés les enfants et les adolescents qui leur sont confiés. Il est vrai que leur seul véritable moyen de formation sur ces questions serait qu’ils acceptent de s’intégrer à la vie quotidienne même des populations dont les enfants sont issus, qu’ils entrent dans une véritable pratique de transformation sociale et de lutte sur les terrains du logement, de l’urbanisme, de la santé, de la consommation et… de l’école ! (12) Or, combien d’enseignants habitent le quartier ou la commune de leur établissement ? Ce ne serait pas suffisant, bien sûr (13), mais c’est tout de même un signe…

Résumons-nous : ignorance des conditions de vie réelles des parents et des élèves, contradictions culturelles, fragilités psychologiques, difficultés à se remettre en question, accrochage à des formes de pouvoir dérisoires, position institutionnelle infantilisante… faut-il en rajouter ? Tout cela est déjà bon à savoir quand on a affaire à des enseignants. Quelles solutions à cet état de fait ? Les développer dépasserait le cadre de cet article : il faudra donc y revenir. Une piste seulement ici à l’intention des militants associatifs et syndicaux (14) qui voudraient, si peu que ce soit, contribuer à la " formation " des enseignants : s’efforcer au maximum de les intégrer à des luttes concrètes qui ne concernent pas d’abord directement l’école. Lorsqu’un enseignant découvre avec les autres locataires que, comme eux, il ne comprend rien à son décompte de charges locatives ou à sa quittance d’électricité et qu’avec eux il essaie d’y voir plus clair et d’organiser les réclamations, bien des choses peuvent changer et notamment son rapport à autrui.

C’est peut-être là au fond un des nœuds fondamentaux : apprendre avec d’autres pour transformer le réel quotidien. Ce sont des questions que Culture & Liberté a déjà maintes fois développées : on se " cultive " pour changer l’ordre des choses et des relations. Il serait temps que les enseignants s’en aperçoivent… Et il serait temps aussi que les militants associatifs et syndicaux fassent sortir de leur ghetto tous les enseignants qui s’occupent de leurs enfants.

Encore une piste : quand on a la chance d’avoir dans sa commune, dans son quartier, des enseignants qui veulent effectivement changer l’école, qui conduisent des expériences neuves, qui veulent donner sens à leur travail, qui mettent sur pied des projets, ne pas les laisser seuls… parce que les collègues ne sont généralement pas tendres pour ceux qui dérangent leurs habitudes et parce que l’administration… c’est l’administration !

Bernard Defrance.

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1. Rapports publiés sous le ministère Savary, et qu’on a pris l’habitude de désigner du nom de leur auteur principal : Legrand, pour les collèges, Prost, pour les lycées, et de Peretti, pour la formation des personnels, ce dernier rapport étant le seul qui ait abouti à une mise en œuvre, au moins partielle, par la création des Mafpen (Missions académiques à la formation des personnels de l’Éducation nationale) dans chaque rectorat.

2. Avant de paraître dans les Cahiers (voir note 1), ce texte avait été écrit pour un public de parents, militants de l’éducation populaire et de syndicats, qui exprimaient très souvent, au cours des stages de Culture & Liberté, les difficultés considérables qu’ils rencontraient dans leurs contacts avec les enseignants de leurs enfants.

3. Cf. Les parents, les profs et l’école, Syros éd., 1990, p. 85, rééd. 1998.

4. Cf. Patrice Ranjard, Les enseignants persécutés, Robert Jauze éd., 1984, p. 19-22.

5. … " la République ", " le Marché " : la liste est longue !

6. Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin éd., p. 19.

7. Cf. Patrice Ranjard, op. cit., p. 149-153.

8. Rappelons qu’il n’est pas encore nécessaire de posséder un " diplôme " pour procréer, et que, donc, les " erreurs " éducatives des parents ne sauraient être mises sur le même plan que celles de professionnels de l’éducation supposés avoir reçu une formation appropriée à leur fonction…

9. Patrice Ranjard, op. cit., p. 151.

10. Cf. Henri Pieron, La docimologie, PUF éd. ; travaux rappelés avec bien d’autres expériences par Patrice Ranjard, op. cit.

11. Cf. le Rapport sur le système éducatif, assemblée générale de Culture & Liberte, 1974.

12. Cf. Claire et Marc Héber-Suffrin, L’école éclatée, Stock éd.

13. Et ce n’est pas non plus obligatoire : il s’agit de pratiques sociales et civiques.

14. Rappel : notes 1 et 3.