Paru dans les Cahiers Pédagogiques, n° 256, septembre 1987.

 

" L'amour est aveugle ", dit-on…

 

Comment surmonter la contradiction ? Je suis à la fois entraîneur et arbitre, en quelque sorte. Les notes que je mets aux devoirs et travaux divers de mes élèves compteront pour leurs moyennes trimestrielles, annuelles, et se retrouveront sur le livret scolaire. Or, au moment des délibérations de jury de bac, c'est souvent l'avis que le collègue a porté sur le livret et les notes qui me décideront à accorder les un ou deux points nécessaires au candidat pour être reçu au premier tour ou avoir une deuxième chance à l'oral… Je suppose donc que les collègues tiennent aussi compte de mes propres appréciations. J'ai donc une influence, même indirecte, sur le fait que mes élèves auront ou non le baccalauréat. Et que dire alors s'il s'agit simplement d'un passage d'une classe à l'autre, sans examen ? Ce sont bien ici les avis des enseignants qui sont prépondérants, non ?

Je provoque délibérément : en notant leurs élèves, les enseignants font-ils autre chose que se noter eux-mêmes ? Je sais bien que mes élèves finissent par connaître mes " tics " et manies, savent ce que, consciemment ou non, j'attends d'eux. Surtout quand les redoublants sont là pour les éclairer… Alors, bien sûr, le clivage devient inévitable : à ma droite, les " bons ", ceux qui se soumettent au rituel, à ma gauche, les " mauvais ", qui refusent – plus ou moins consciemment – d'entrer dans mes exigences. Le mécanisme est bien connu : " Qu'est-ce que je vais bien pouvoir mettre sur cette copie qui va faire bien, qui va lui faire plaisir ? " Alors on ingurgite le maximum en cours et on régurgite sur les copies. Les élèves sont jugés sur cette régurgitation…

Il me semble que dans la situation scolaire ordinaire, on confond allègrement situations de contrôle et situations d'apprentissages (Patrice Ranjard explique cela très bien dans son livre, Les Enseignants persécutés, Robert Jauze éd.) : si bien que tout exercice devient un mini-examen. Et comment peut-on avouer ses manques ou ses incompréhensions à celui qui est là théoriquement pour aider mais qui risque aussi de se servir de cet aveu pour noter, et, surtout, transmettra ces jugements et notes à l'administration, aux parents et aux jurys d'examen ? Je ne crois pas que l'on puisse à la fois former et sélectionner. Malheureusement, je soupçonne que c'est souvent dans ce pouvoir ultime de la note que réside le dernier rempart de " l'autorité " du professeur…

Comment résoudre la contradiction ? Je ne suis pas dans un lycée " idéal ", je dois remplir bulletins et livrets. Et les élèves ont envie de savoir où ils en sont par rapport aux exigences de l'examen. Donc je note leurs travaux. Mais ce ne sont pas ces notes que je porte sur les bulletins et livrets. Les notes " réelles " ne leur sont communiquées qu'à eux seuls, sauf la première de l'année qui servira de point de départ sur le premier bulletin ; sur les bulletins suivants, je porte des notes calculées de sorte qu'apparaissent une progression et une moyenne annuelle " honorables ", qui ne pourra donc pas jouer négativement au cas où le jury aurait à délibérer. Pour que l'effet de cette manière de faire puisse se faire sentir, il faut naturellement que je l'explique aux élèves, dès le début de l'année, et c'est d'ailleurs pour moi un bon indice de leur degré de " conditionnement " scolaire que de mesurer leur vitesse de compréhension de ce système. Les rôles d'entraîneur et de juge sont (presque) ainsi séparés (" presque ", puisqu'il y a encore la première note…) ; certains comprennent vite, d'autres ne comprennent que très lentement qu'ils peuvent s'entraîner à fond sans risque de voir leurs erreurs se retourner contre eux, qu'ils peuvent enfin travailler (y compris pour se mesurer aux exigences de l'examen, puisque je note comme je noterais des copies d'examen – mais, encore une fois, c'est à eux seuls que ces notes sont communiquées). Depuis huit ans que je pratique ainsi, j'ai constaté deux effets que je n'avais pas prévus mais qui ne me surprennent pas : 1. il m'arrive, surtout à l'approche de l'examen…, d'être passablement débordé sous les copies à corriger : ils tiennent après tout, dans leur immense majorité, à avoir leur bac ; 2. la " pompe " ou le copiage (ou recopiage de " corrigés " qu'on trouve facilement dans le commerce…) disparaissent complètement : à quoi ça servirait ?

J'entends bien les multiples objections qu'on pourrait formuler à l'égard d'un tel système, à commencer par celles que formulent certains élèves (" Moi, si on ne me force pas, je ne fais rien… "). Répétons donc : je ne suis pas dans l'école idéale, je dois d'une part faire mon travail de professeur de philosophie – ce qui ne se réduit pas à apprendre à faire une dissertation, encore moins à préparer un examen –, d'autre part, l'institution m'oblige à remplir bulletins et livrets. Donc je me contente d'essayer de casser – et d'abord dans la tête des élèves, ce qui est sans doute le plus difficile – la confusion entre maître et juge.

" Mais voyons, si tout le monde faisait comme vous ? " Eh bien, cela finirait peut-être par casser en effet ce système parfaitement archaïque des examens, c'est-à-dire de chantage permanent par lequel on prétend former et éduquer, et il faudrait peut-être alors inventer de véritables procédures d'évaluation. Personnellement je n'ai rien contre le fait d'avoir à juger, noter, évaluer, à condition que ce ne soit pas mes propres élèves. Je suis, de toute évidence, le plus mal placé pour le faire, puisque " l'amour est aveugle ", dit-on…

Bernard Defrance