Paru dans les Cahiers Pédagogiques, n° 270, janvier 1989.

Usinage.

Les anthropologues, les psychanalystes aussi, pourraient s’interroger : comment sont formées les " élites " du pays ? Il arrive que quelques-uns de mes anciens élèves de terminale E, après parcours en math-sup et math-spé technologiques, " intègrent " Arts & Métiers. Encore plus rarement, il m’arrive de les revoir : ils sont très fiers d’être " gadzarts ". Nous parlons de leur formation, de leur futur métier. Mais il y a un point sur lequel ils restent obstinément muets : c’est " l’usinage ", c’est-à-dire le bizutage qu’ils subissent dans les premiers mois de l’école.

Par de multiples recoupements, les copains, et aussi d’anciens élèves devenus ingénieurs, j’ai fini par savoir. Oh ! Pas tout, et à mots couverts, avec de multiples sous-entendus... Et le copain du copain qui a entendu un copain lui en parler raconte : " Ça dure les premiers mois de la première année ; chaque bizut a un " parrain " et doit, dès que le parrain le lui ordonne, exécuter les ordres, y compris les plus fous, faire cinquante pompes ou n’importe quoi. On oblige le bizut à dormir dans des conditions... sans matelas, ni draps ou couvertures, etc. On " piège " leur lit, leur nourriture ; on les réveille à n’importe quelle heure pour leur faire faire des conneries, on les enferme dans des armoires et on secoue... Le clou, c’est une nuit entière dans une cave : les anciens sont tous déguisés comme dans une société secrète, avec des cagoules ou des masques, on ne pourrait pas les reconnaître après. Le bizut est déshabillé complètement, attaché, insulté, rasé intégralement, on lui balance un tas de saloperies... "

Depuis les célèbres expériences de Milgram, on sait que l’obéissance est destructrice. J’invite les ethnologues à se pencher sur les mœurs en vigueur dans nos " grandes écoles " et, sans attendre qu’ils nous livrent les résultats de leurs enquêtes, je ne m’étonne plus tellement des comportements et de la maturité moyenne du technocrate moyen...

Je crois que le plus grave là-dedans n’est pas pour le marginal qui refuse l’usinage et se trouve par là-même exclu de l’association des élèves (et des services correspondants : les polycopiés par exemple) et de celle des Anciens élèves des Arts & Métiers (avec les difficultés ultérieures pour la carrière qu’on imagine) ; le plus grave n’est pas non plus pour le malheureux qui ne supporte pas et craque (les médecins sont tous tenus au secret médical) ; le plus grave est bien pour celui qui accepte et trouve cela " normal ", voire " rigolo " et qui deviendra bizuteur à son tour : c’est la majorité... puisqu’il paraît que " ça soude le groupe " !

Quelqu’un trouve à redire ? Certainement pas l’administration. Pourquoi s’étonner des résultats ? Comment donc croyez-vous que se forment les " élites républicaines " ? Je sais aussi que j’ai des élèves dont le niveau leur permettrait d’envisager de tenter les Arts & Métiers et qui, ayant appris ce qui les attendait, y renonceront.

Bernard Defrance.

 

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Note de 1996 : ce " billet " a suscité de violentes réactions de la part de la Société des Anciens Élèves des Arts & Métiers et les Cahiers se sont trouvés menacés d’un procès en diffamation ; les recherches ultérieures et publications multiples sur la question du bizutage ont largement confirmé les témoignages dont je fais état ici ; voir notamment la revue Panoramiques, n° 6, 1992, le livre d’Emmanuel Davidenkoff et Pascal Junghans, Du bizutage, des Grandes Écoles et de l’élite, Plon éd., 1993, ainsi que, concernant plus particulièrement les Arts & Métiers, le mémoire de maîtrise de Brigitte Largueze, Les Traditions à l’École Nationale Supérieure des Arts et Métiers, enquête dans la tribu des gadzarts du Tabagn’s de Châlons-sur-Marne, sous la direction de Pascal Dibie, Université Paris VII, UER d’ethnologie, 1989, et le mémoire de DEA de Myriam Marc-Germain, Traditions aux Écoles des Arts et Métiers, de 1820 à 1989, sous la direction de Patrick Fridenson, École des Hautes Études en Sciences Sociales, D.E.A. Histoire des Techniques, 1989. Voir aussi, Le plaisir d’enseigner, Quai Voltaire éd., 1992, pages 139-145, où je reprends avec plus de détails ce que je dis ici.

Note de 1998 : Le plaisir d’enseigner a été réédité en 1997, par les éditions Syros, avec une préface de Jean-Toussaint Desanti.

Note de décembre 1999/janvier 2000 : certains élèves ou anciens élèves des Arts & Métiers ont découvert ce texte tout récemment sur le site, et ont réagi sans prendre garde à la date de publication… J’ai envoyé une réponse collective qui semble avoir mis un point final à l’envoi de messages d’injures. Bien entendu la réponse qu’on peut lire ci-dessous ne s’adressait pas d’abord à ceux qui écrivaient poliment…

 

Messieurs,

Vous me pardonnerez le caractère collectif de cette réponse, mais il se trouve que j’ai vraiment d’autres choses à faire qu’à répondre individuellement à des gens qui, selon toute apparence, ne savent pas lire, ou tout au moins ne s’informent pas précisément sur les références de ce qu’ils prétendent critiquer. Le texte auquel vous réagissez date d’il y a maintenant plus de DIX ans (Cahiers Pédagogiques, n° 270, janvier 1989), ce que n’importe qui peut vérifier en se donnant la peine de regarder la table de mon site. Je suis donc fort heureux que vous confirmiez qu’en effet un certain nombre d’éléments de l’usinage ont depuis largement disparu. Et je crois savoir – vous devriez vous renseigner très précisément auprès de vos anciens... – que mon petit billet de l’époque n’y a pas été tout à fait pour rien. Si vous avez échappé à un certain nombre d’aspects des " Traditions " qui existaient encore à l’époque, eh bien, demandez-vous pourquoi et interrogez vos aînés...

En ce qui concerne l’allusion " au copain du copain " : il se trouve que je ne pouvais pas pour des raisons déontologiques évidentes dire – à l’époque – qu’il s’agissait de témoignages directs de mes anciens élèves : les élèves admis aux Arts & Métiers issus du lycée où j’enseignais n’étaient pas très nombreux, et pour leur propre sécurité – je parle sérieusement et j’ai dans mes archives les originaux des lettres de menaces physiques précises et d’insultes reçues par au moins l’un d’entre eux qui avait été soupçonné d’avoir " vendu la mèche " – je ne pouvais évidemment pas donner trop de précisions sur mes sources.

Le " billet " de 1989 avait suscité de violentes réactions de la part de la Société des Anciens Élèves et les Cahiers s’étaient trouvés menacés d’un procès en diffamation, qui n’a évidemment pas eu lieu... Ce billet avait été suivi en octobre 1989 d’un " Ciel mon Mardi " qui est resté dans les mémoires, et au cours duquel le président de la Société des Anciens Élèves de l’époque, par un appel téléphonique en cours d’émission, tout en critiquant – évidemment... – ma position, confirmait les faits que je dénonçais ; à tout hasard je vous précise que d’autres personnes que j’avais mises en cause au cours de l’émission m’avaient attaqué pour diffamation et qu’elles ont perdu leur procès devant la 17e chambre correctionnelle puis la 11e chambre de la cour d’appel de Paris. Les recherches ultérieures et publications multiples sur la question du bizutage ont largement confirmé les témoignages dont je faisais état dans ce billet ; vous pouvez vous référer notamment à la revue Panoramiques, n° 6, 1992, au livre d’Emmanuel Davidenkoff et Pascal Junghans, Du bizutage, des Grandes Écoles et de l’élite, Plon éd., 1993, ainsi que, concernant plus particulièrement les Arts & Métiers, au mémoire de maîtrise de Brigitte Larguèze, Les Traditions à l’École Nationale Supérieure des Arts et Métiers, enquête dans la tribu des gadzarts du Tabagn’s de Châlons-sur-Marne, sous la direction de Pascal Dibie, Université Paris VII, UER d’ethnologie, 1989, (Brigitte Larguèze a été documentaliste à Châlons pendant plusieurs années) et au mémoire de DEA de Myriam Marc-Germain, Traditions aux Écoles des Arts et Métiers, de 1820 à 1989, sous la direction de Patrick Fridenson, École des Hautes Études en Sciences Sociales, DEA Histoire des Techniques, 1989 (et ces travaux ne s’appuient pas vraiment sur des " fantasmes " ou des articles de presse...). Vous pouvez aussi consulter les pages 147 à 151 de mon livre Le plaisir d’enseigner, Quai Voltaire éd., 1992, réédition Syros, 1997 ; et pourquoi pas, consulter, par exemple, la collection du journal des élèves de Châlons-sur-Marne, Le Hun, dont je vous recommande spécialement le numéro du 11 juin 1989. Enfin, tenez-vous spécialement à voir les photos de " la nuit des sout’s " de Cluny en 1987 et à consulter les certificats médicaux d’un certain nombre de conscrits de la même année ? Vous pourriez aussi vous renseigner sur le sort exact d’un certain nombre de HU et surtout de HP de l’époque... C’est grâce à leur courage – y compris physique – que vous avez sans doute pu vous-mêmes bénéficier de conditions d’intégration, disons... plus " normales " !

Convenez donc, chers amis, que vous ignorez à peu près tout de l’histoire de votre propre école et que vous pouvez remercier un certain nombre de vos anciens qui ont eu le courage, à l’époque, de rompre la loi du silence et de nous permettre – à moi et à d’autres – de mener un combat contre les humiliations grotesques et les sévices auxquels ils avaient été soumis. Et je vous remercie vivement de confirmer donc que notre combat n’a pas été inefficace. Lire la date de mon texte vous aurait évité de vous ridiculiser (cette dernière appréciation principalement pour ceux qui se croient autorisés à tutoyer ou injurier par e-mail ; je rappelle que l’injure non publique relève de l’article R621-2 du Code pénal et constitue, y compris par voie de correspondance privée, une contravention de première classe, et que les correspondances par l’internet ne sont pas vraiment anonymes…).

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Un dernier mot : plusieurs correspondants me demandent les textes des deux mémoires cités ; il faut évidemment s’adresser aux institutions où ils ont été soutenus.