Paru dans Réforme (hebdomadaire de la Fédération Protestante de France), n° 2449, 21 mars 1992 ; le chapeau est de la rédaction de Réforme et les deux derniers paragraphes avait été reporté en tête d’article ; excepté celui de Franck, écrit au cours de l’Université d’été des délégués de classe d’Île-de-France à la Toussaint 1991, tous les textes des élèves ici réunis ont été écrits pendant mes cours de philosophie, au lycée Pierre de Coubertin à Meaux.

 

 

La violence dans les lycées.

Ce ne sont pas des événements extraordinaires qui sont relatés ici.

Rien que des faits quotidiens, normaux… cruels.

Une violence sourde qui ne dit pas son nom mais qui surprend par sa proximité.

L’intolérable derrière le banal.

Ils la vivent dans la classe. Des élèves témoignent. 

 

 

 

 

 

Les mammifères ne s’entre-tuent pas à l’intérieur d’une même espèce. Excepté l’homme. Sans doute payons-nous notre liberté de la perte de cette inhibition biologique. Et la violence entre les hommes ne date pas d’aujourd’hui. Ce qui est sans doute nouveau aujourd’hui – l’évangile c’est aujourd’hui – est le refus de cette violence et la recherche par tous les moyens possibles de la régler, de l’abolir. Donc le racket et le meurtre, les bagarres et les guerres, les violences institutionnelles ne datent pas d’aujourd’hui. La question de la violence est à mon programme de philosophie, et j’ai l’habitude d’introduire très souvent les notions du programme à partir de quelques " faits divers ". En voici donc deux.

Il était une fois un jeune homme de 25 ans, voyageant en Allemagne, qui loua un bateau pour traverser l’Elbe. Les matelots qui le conduisaient entreprirent de le dépouiller de son argent et de s’en débarrasser en le jetant par-dessus bord : malheureusement pour eux, ce jeune homme comprenait leur langue et, prenant les devants en tirant l’épée, les menaça de telle sorte que, terrorisés, ils le conduisirent finalement à bon port.

Il était une autre fois un jeune homme de 19 ans qui, sortant d’une fête à une heure très tardive, se fit raccompagner chez lui en voiture par un automobiliste serviable. Quelque temps plus tard, il fut arrêté, jugé et condamné à 10 000 francs d’amende et quatre mois de prison avec sursis : la voiture était volée, l’inconnu serviable l’avait abandonnée à deux pas du domicile du jeune homme dont seules les empreintes avait été relevées...

En 1621, si Descartes n’avait su manier l’épée – puisque c’est de lui qu’il s’agit dans le premier fait divers –, nous n’aurions jamais eu, entre autres œuvres, le Discours de la Méthode (1637). En 1991, Arnaud, l’un de mes deux cents élèves environ, ne réussit pas à persuader de son innocence, non seulement la police et les magistrats, ce qui ne serait pas trop grave, mais surtout ses propres parents. Depuis, il travaille toutes les fins de semaine, les petites et grandes vacances pour rembourser son père qui a avancé le paiement de l’amende, de l’avocat, des frais de justice et de remise en état de la voiture.

Violences tout à fait banales : ni René, ni Arnaud n’attachent d’importance excessive à ces micro-événements. Si son biographe, Baillet, n’avait rapporté l’anecdote, nous ignorerions tout de cette tentative de " dépouille " et de meurtre sur le jeune Descartes, et si, en cours de philosophie, Arnaud ne s’était cru autorisé à raconter son histoire je n’en aurais jamais entendu parler, comme je n’entends jamais parler de tout ce qui peut bien arriver à mes élèves dans leurs existences, sauf quelquefois à en provoquer les récits.

Nous le savons bien. La question du mal est la première. Et sera sans doute la dernière. Qu’avons-nous de plus urgent, de plus radical, que de tenter de permettre à nos enfants de construire les moyens de diminuer la violence en leurs vies ? Je ne suis pas juriste. Ni policier. Seulement père et professeur. Comme père, je suis impuissant : quoique je fasse, il faudra bien que mes enfants apprennent eux-mêmes à se débarrasser de mes peurs de les voir courir des risques, à commencer par le risque de grandir, pendant que je vieillis. Comme professeur, je ne sais que parler, et, parfois, me taire – si ! je sais me taire... – pour qu’ils et elles puissent parler.

Je leur demande aussi, souvent, d’écrire. Ce qui est, souvent, difficile. Non pas qu’ils ne sachent pas écrire ! Mais écrire à l’école ? Vraiment ? " Ce sera noté ? " : j’ai appris à ne pas répondre à cette question ; je souris seulement. Alors, peut-être, certains vont-ils oser... Là se révèle la violence invisible subie depuis tant d’années. Je me tais : lisez ces textes. Vous pourrez sans doute deviner les lectures et commentaires que nous en faisons ensemble pendant ces soixante ou soixante-dix heures de moments philosophiques que le contribuable leur offre pour l’existence.

Bernard Defrance.

 

Un professeur de français partageait son temps entre deux classes : une de quatrième, la mienne, et une de première ; et c’est dans cette classe de première que s’est passée l’histoire suivante. À chaque fois qu’il jugeait ses élèves trop bruyants, il leur donnait à faire un devoir supplémentaire. Le frère d’un ami ne put faire le devoir à temps afin de le rendre le lundi. C’est pourquoi il avala des médicaments afin d’être " malade " le lundi matin et de ne pas aller en classe. Mais le matin, quand sa mère, inquiète de son retard, est allée le réveiller… il était mort.

À ce même professeur, les élèves, saturés par le nombre de devoirs qu’il leur donnait, pillèrent deux fois sa voiture en brisant le pare-brise avec un pavé afin de s’emparer des copies.

Benoît, terminale E, 1985.

En classe de cinquième, j’ai été témoin du comportement continuel de mon professeur de mathématiques. Il était, comme on dit, spécial. Il persécutait sans cesse les élèves, je pense qu’il prenait ça comme un jeu. Ses persécutions étaient diverses, morales ou physiques. À l’appel des noms, il s’amusait à les déformer. Pendant les heures de cours, si un élève discutait ou chahutait, il lui lançait craies, tampons, règles, enfin tout ce qui lui tombait sous la main (et quand je dis " règles ", je ne parle pas des règles d’écolier, mais de celles qui servent à tracer des droites au tableau). Ou alors ce qui pouvait arriver de pire, c’était lorsqu’il passait les mains tout du long du support en bas du tableau où l’on pose les craies et venait ensuite barbouiller tout le visage de l’élève. Je crois qu’il n’y a rien de plus humiliant que de se retrouver les cheveux en bataille et avec de la craie jusqu’au fond des oreilles. Ce qui était aussi très pénible, c’était de supporter les ricanements et moqueries des camarades. Heureusement ceci ne m’est jamais arrivé !

Nathalie, TF12, 1991.

J’avais un copain dont le père était décédé. Il était en butte aux moqueries incessantes de ses camarades, dans sa classe. Un jour, il s’est énervé et a fini par mettre un coup de tête au leader du groupe. Conséquence : fracture du nez et transport à l’hôpital. Du coup, sans qu’elle cherche le moins du monde à comprendre ce qui s’était réellement passé, la directrice l’a exclu du collège.

Ziane, TG3b, 1990.

Après un conseil de classe, où j’avais défendu un élève perturbateur en lui évitant un avertissement pour son comportement et alors qu’il avait de bons résultats, il vint me voir en me demandant s’il avait eu les encouragements ! Quand je lui ai répondu que non bien sûr, il a eu le culot de me dire que je faisais mal mon boulot de délégué !

Franck, lycée Duperré, Paris.

Je pense que nous sommes tous auteurs de violences psychologiques à certains moments, même involontairement. Quand j’avais dix ans, c’étaient les railleries incessantes des garçons qui se plaisaient à se moquer de nous : ce sont bien ces violences psychologiques qui sont les plus blessantes et les plus humiliantes. Le plus grave c’est quand, de victimes, nous devenons auteurs. Avec les années, nous prenons plus d’assurance, et ce sont très souvent les majorités qui persécutent les minorités. Je me suis donc vue tirer les cheveux, soulever ma jupe, me lancer des insectes dans les cheveux. J’ai été profondément choquée et humiliée… Et lorsque j’étais en seconde, je n’hésitais pas à prendre ma revanche en traitant les garçons de " boutonneux ". Maintenant j’essaie de réduire ces sarcasmes, mais je sais que j’en éprouve quand même un certain contentement. C’est cela la vraie violence que l’on tait parce qu’elle est trop évidente : " On est tous passé par là et on les fera tous passer par là ! "

Sandrine, TG1, 1990.

À la fin de ma seconde, le terrible problème de l’orientation s’est posé à moi. J’étais au lycée Moissan et je n’avais pas d’idée précise du métier que je voulais exercer, et d’ailleurs, cela ne s’est pas éclairci depuis… J’avais le choix entre plusieurs orientations : A2, G1, et peut-être même B. Mais moi, comme une idiote, je pensais qu’après les bacs A et B, il n’y avait que l’Université, qui, de mon point de vue, était réservée à l’élite, aux " bêtes " de travail. Je me suis donc orientée en G1, car je croyais que c’était bien suffisant pour une " bête " comme moi, qui n’entrerait jamais à l’Université. Mais voilà, aujourd’hui j’ai compris que ce que je pensais à l’époque était faux, et si j’ai mon bac à la fin de l’année, j’entrerais certainement à l’Université. Seulement, avec un bac G1, un grand nombre de voies sont bouchées. Si seulement quelqu’un avait éclairé ma lanterne en fin de seconde, je ne serais pas là, dans cette classe, en train de noircir du papier inutilement… Quel gâchis, quand il s’agit d’une vie !

Katy, TG1, 1990.

Une de mes copines a été orientée en BEP à cause de la couleur de sa peau. En effet, la conseillère d’orientation lui a dit qu’elle n’arriverait jamais à avoir un diplôme, qu’elle devrait plutôt rester chez elle ou se marier et avoir des enfants ou, mieux encore, retourner dans son pays car, si elle essayait de trouver un emploi en France, elle n’en trouverait jamais à cause de son origine africaine… Ma copine a fait appel de cette décision et, après avoir eu son bac, elle fait aujourd’hui une fac de psychologie et voudrait devenir professeur de français. On ne devrait pas nous orienter à cause de nos origines ou, pire encore, à cause de la couleur de notre peau, mais plutôt sur nos véritables capacités. Ce n’est pas parce qu’on est africain, arabe ou autre, qu’on est plus bêtes que les blancs et que les métiers de balayeur nous sont obligatoirement réservés.

Yacintha, TG1, 1990.

L’action se situait derrière les poubelles d’une école maternelle de Nanterre. J’étais le seul blond dans une classe composée presqu’entièrement de blacks, beurs et autres. À chaque récréation, je devais me réfugier derrière ces conteneurs pour essayer d’échapper aux sévices interminables d’une métisse de CM2. Personne n’était là pour me protéger et éviter ces affrontements. Les institutrices prenaient le thé pendant que des enfants se faisaient maltraiter dans la cour. Un soir où j’étais rentré avec un œil poché et les vêtements déchirés, ma mère a immédiatement couru à l’école pour avoir des explications. Alors, une grande blonde avec une queue de cheval vint à sa rencontre et lui déclara, sans aucune sympathie : " On ne peut pas s’occuper de cinquante enfants à la fois, si vous n’êtes pas satisfaite de nos services, allez voir une autre école ! "

David, TF12, 1991.

Le problème de la violence scolaire ne date malheureusement pas d’hier, qu’il s’agisse des moqueries ou des bagarres. Il y a aussi du plaisir dans la violence. Je me souviens qu’à l’école maternelle, un jour de fête, je me suis disputée avec une de mes camarades de classe et que je l’ai giflée. La maîtresse, pour me punir, m’a enfermée tout l’après-midi dans un placard obscur. J’avais trois ans.

Pendant l’été 1985, en colonie de vacances, une de mes amies a été victime d’une agression sexuelle : elle n’avait que treize ans. Ce sont des garçons de son âge qui l’ont déshabillée et… vous pouvez imaginer la suite. Elle est restée en état de choc pendant plus de deux jours, sans dormir ni manger, n’adressant plus la parole qu’à un moniteur. Je ne l’ai pas revue depuis.

Au collège je me souviens qu’un élève de quatrième avait tabassé un professeur, une femme, parce qu’il avait été renvoyé. Cette femme a passé plusieurs jours à l’hôpital et n’a pas porté plainte. À l’école primaire où j’étais, un maître qui enseignait en CM2 tabassait ses élèves en les heurtant violemment contre un mur, lorsqu’ils ne suivaient pas les leçons ou chahutaient. Cet instituteur n’a jamais fait l’objet de la moindre inspection et n’a pas été destitué de son poste.

Nathalie, TF12, 1991.

Un de mes bons camarades, à l’école, était devenu la " tête de turc " de tous les autres. Je ne savais pas comment réagir. Il se prenait au moins deux claques par jour… Personnellement, je n’aime pas la violence physique, mais lorsqu’on m’attaque, il y a renversement de la situation et je deviens violent afin de me faire respecter. Quand on prend des coups il faut savoir les rendre. J’ai aussi été " bizuteur " après avoir moi-même été bizuté. Mais j’avais pris ça bien, c’était du premier degré : porter des " chaussettes " peintes au marqueur sur les pieds ne va pas bien loin, mis à part le fait que c’est difficile à enlever… Une fois, avec un groupe de copains, tous internes comme moi, nous étions allés prendre une douche. En entrant dans la salle, alors que nous n’étions pas encore déshabillés, un autre élève s’est mis à nous arroser volontairement. Après plusieurs tentatives pour l’arrêter calmement, nous nous sommes énervés et nous avons décidé de le sortir dans la cour dans le plus simple appareil. Aujourd’hui je me rends compte que nous avions peut-être été trop loin : se retrouver " à poil " devant trois cents élèves, dont une cinquantaine de filles, cela aurait pu le choquer. Mais heureusement il l’a bien pris… Bilan des opérations : une colle pour le week-end dans l’établissement.

Stéphane, TG2, 1990.

L’année dernière, un de mes professeurs m’a terriblement vexée. Je savais qu’il m’aimait bien, mais je pensais que c’était parce que j’étais une bonne élève. Mais un jour, je me suis mise en minijupe et, comme j’étais arrivée en retard, je me suis retrouvée au premier rang. Alors il a écarté son bureau en prétextant que c’était pour mieux voir tout le monde, mais en réalité c’était pour mieux pouvoir regarder mes jambes. Tous les autres élèves l’ont remarqué, ils ont tous ri, mais lui ça ne l’a pas gêné et il a continué son cours ainsi…

Malika, TG3, 1990.

J’ai vu à l’école primaire des instituteurs lancer des craies à la figure des élèves, ou bien encore tirer par les oreilles. Au collège, en sixième et cinquième, nous étions " brimés " par les " grands " de troisième ou quatrième : c’était des violences physiques, et nous devions nous battre pour nous faire admettre et respecter par les plus grands ; c’était d’incessantes bagarres…

Un camarade de classe avait un jour déclaré qu’il ne pouvait pas " voir " la classe, que nous étions tous des " gamins ". Il a ensuite été sujet à toutes les " vannes " possibles. Il était rejeté par tous les élèves…

En sixième et en cinquième, nous faisions souffrir un professeur trop gentil, il n’avait aucune autorité. Nous en profitions lâchement, il partait se cacher pour pleurer. Il s’était mis à boire et vomissait en classe… Nos persécutions l’ont peu à peu détruit.

Fabien, TG3, 1990.