Entretien publié dans la revue Panoramiques, n° 6, 1992, 106, boulevard de Saint-Denis, 92400 Courbevoie ; avec quelques légères coupes : ici, version complète.

À propos du bizutage...

Entretien du 10 septembre 1991, avec Alain Ammar, journaliste à TF1.

 

 

AA : Bernard Defrance, il semblerait que le phénomène du bizutage qu’on aurait pu croire en voie de disparition, connaisse une certaine recrudescence depuis peu de temps, disons depuis quelques années. À quoi attribuez-vous cette renaissance ?

BD : À une certaine forme de nostalgie. C’est-à-dire que, au moment, historique, où nous basculons dans des modèles nouveaux d’orga-nisation sociale, qu’il faut inventer, ce qui provoque quelques inquiétudes, se manifestent des mouvements de " réaction ", de réassurance identitaire, sur ce qu’on connaissait dans le passé comme modes d’intégration sociale. Et dans le passé, effectivement, tous les groupes humains, quels qu’ils soient, instituent des rituels par lesquels ceux qui ne font pas encore partie du groupe devront passer pour y être intégrés ; le novice doit satisfaire à un certain nombre d’épreuves qui lui permettent d’être reconnu comme pair par les autres membres du groupe.

AA : Alors, est-ce que ces épreuves doivent obligatoirement être pénibles pour ceux qui les subissent, comme c’est le cas, souvent ?

BD : Oui, elles sont en effet pénibles, et même très douloureuses dans les sociétés traditionnelles. Mais elles ne sont pas seulement pénibles, elles ouvrent aussi pour le jeune un monde nouveau, des pouvoirs nouveaux. Avez-vous vu le film de John Boorman, La Forêt d’Émeraude ? On y voit le héros, jeune, recevoir l’initiation de la part des membres de la tribu des " Invisibles " : c’est très fidèle à la réalité des rituels initiatiques indiens ; il se fait manger par les fourmis, il finit par s’évanouir sous la douleur, on le plonge dans le fleuve, c’est une sorte de baptême, et une fois qu’il a revêtu la tenue du guerrier adulte et les peintures rituelles, on lui administre une drogue qui le fait accéder à une jouissance extrême, lui procure des visions, une sorte de fusion avec le cosmos. On voit bien là de quoi il s’agit : le passage de l’enfance à l’âge adulte est probablement le moment le plus important dans une existence, et il s’agit donc de permettre au jeune de toucher ses limites, d’éprouver jusqu’où il peut aller, du côté de l’extrême douleur aussi bien que du côté de l’extrême jouissance. On trouve cela dans Platon par exemple : il faut que les jeunes soient placés dans des situations d’extrêmes difficultés et aussi d’extrêmes plaisirs, à la tentation desquels ils ne doivent pas céder au-delà d’une certaine limite, ce qui permet alors de distinguer les meilleurs. Dans le film de Boorman, la phrase rituelle prononcée par le chef indien est : " Le garçon est mort et l’homme est né ! ". Vous voyez ici la symbolique de la mort et de la résurrection. Au fond, c’est une question très courante : jusqu’où peut-on " aller trop loin ! ", avant d’accéder à la responsabilité adulte, au sens plein.

AA : Et c’est donc ce qui se passe dans les bizutages ?

BD : Non pas du tout !

AA : Comment ça ? Vous venez de...

BD : Disons, pour aller vite : alors que dans les sociétés traditionnelles l’initiation consacre l’accès à la plénitude adulte, le bizutage, tel qu’il se pratique et revient en effet en force aujourd’hui, achève l’infantilisation à laquelle l’institution scolaire réduit ceux qui y réussissent. Apparemment, ce sont les mêmes épreuves, les mêmes principes qui sont à l’œuvre dans l’initiation traditionnelle et dans le bizutage : en réalité c’est tout le contraire ! L’initiation autorise le passage à l’état adulte, l’égalité avec les pairs – et les pères ! –, alors que le bizutage achève l’infériorisation, consacre l’inscription dans des hiérarchies maffieuses, implacables, contraint le " bizut " à entrer dans le jeu prostitutionnel des " plans de carrière " et la jungle des rivalités professionnelles et des ambitions. Vous voyez, ce n’est plus du tout la même chose ! C’est-à-dire que le bizutage n’est plus du tout destiné à faire prendre conscience au jeune de ses limites et de ses pouvoirs dans le groupe ou plus largement dans la société dans laquelle il entre, mais tout au contraire à lui faire définitivement (ou presque : ça ne marche pas toujours !) intérioriser sa propre impuissance. Vous savez... quel est le pouvoir réel d’un cadre supérieur ou d’un technocrate quelconque ? Ce n’est finalement pas grand-chose ! Les savoirs ne donnent accès souvent qu’à des pouvoirs dérisoires... Celui de devenir bizuteur quand on a été bizuté ! Et plus tard d’em... bêter les autres qui vous sont soumis hiérarchiquement ! Voyez ici le bizutage est autant destructeur pour les acteurs que pour les victimes (et ce sont les mêmes, avec un an de décalage bien sûr... dans 99% des cas !), c’est le point final en quelque sorte de l’infantilisation à laquelle nous réduit le fonctionnement ordinaire des institutions, et notamment l’École.

AA : Alors je suppose que les gens qui font ça sont des gens qui ont analysé ce phénomène, ce sont des gens qui sont instruits, qui sont dans les " grandes écoles ", qui ne sont pas idiots, ils le savent tout ça, et alors comment se fait-il qu’ils continuent à...

BD : C’est peut-être justement parce qu’ils ont été, généralement, de bons élèves ! C’est très compliqué... Disons que les savoirs ne garantissent en rien contre la barbarie, que l’instruction sans l’éducation produit des individus encore plus dangereux que les ignorants, que la raison ne vous protège pas des pulsions, ou des " passions " pour parler de manière un peu archaïque. Vous savez, les tortionnaires nazis écoutaient aussi Mozart... Mais tout ça est un peu général. Reprenons, si vous voulez, deux arguments très fréquemment avancés par ceux qui sont partisans du bizutage : ils disent souvent que, d’une part, le bizutage permet de se " connaître " entre élèves et que, d’autre part, " ça soude le groupe " ; alors je passe rapidement – vous avez entendu les guillemets ! – sur cette " connaissance " : je ne connais l’autre en fait qu’à partir du moment où il n’est plus un autre justement, réduits que nous sommes ensemble par l’uniformisation (et parfois l’uniforme tout court !), par l’abrutissement du manque de sommeil, par l’ivresse des cris et chants collectifs, de l’alcool (la drogue occidentale !), etc. Je ne " connais " de l’autre rien, si ce n’est ce à quoi l’a réduit sa soumission aux sévices publics, de même qu’il ne connaît rien de moi, et nous ne faisons bien souvent que partager cette espèce de complicité secrètement honteuse d’avoir subi les mêmes humiliations, les mêmes défoulements paillards par lesquels je suis devenu objet entre ses mains et par lesquels il est devenu objet entre mes mains. Quant au deuxième argument : c’est très intéressant cette métaphore de la " soudure " ! Parce que, justement, ce qui est " soudé ", ça ne bouge plus ! Ça ne " travaille " plus... Il y a là une conception extrêmement archaïque de l’immobilité, du groupe composé d’individus qui n’existent plus en tant que personnes, comme devant tous être identiques, interchangeables, " intérimaires " anonymes !, et comme devant tous faire la même chose au même moment. Or, ça c’est un modèle qui est en train de s’effondrer aujourd’hui, ce modèle de l’homogénéité, de l’identique, de la répétition, partout, à l’école, à l’armée, dans l’entreprise, dans les quartiers, où la " crise des banlieues " est précisément un refus de l’entassement homogène. Ce qui est au contraire à inventer (et vous reconnaissez là ce que dit Michel Serres sur le mélange, le métissage, et ce que disent aussi bien d’autres, et c’est très difficile bien sûr, très pénible, parce que cela introduit à des dimensions de réflexions et d’actions extrêmement complexes) ce sont des formes d’organisation, d’institution, qui vont permettre aux individus d’entrer en relation les uns avec les autres et de travailler ensemble non pas parce qu’ils sont identiques mais au contraire parce qu’ils sont différents. C’est grâce à sa différence que je peux rencontrer l’autre... à commencer par cette différence fondatrice : la différence sexuelle ! Il s’agit donc de trouver des modes d’articulation de ces différences, à l’intérieur des groupes, par lesquels je vais pouvoir rencontrer l’autre et travailler avec, et aussi me faire plaisir avec !, justement parce qu’il est différent de moi. C’est aussi cette invention difficile qui se joue, dramatiquement, dans toutes les questions relatives à l’immigration, au racisme, à la construction européenne, aux différences culturelles...

AA : D’où l’anachronisme du bizutage...

BD : Oui, comme forme d’accrochage infantile à des modes d’intégration laminant. Alors, je dis cela indépendamment de toute considération morale ou moralisante ! Voire juridique, même s’il est vrai qu’il y a effectivement un certain nombre de choses qui se passent dans les bizutages qui relèvent du Code Pénal : n’oublions pas ça ! Il faut agir contre ça bien sûr, parce que des élèves sont détruits par ce genre de choses, parce que certains ne supportent pas de... de se retrouver mis à poil, obligé de bander en public, ou une bougie dans le cul ! Tout simplement ! Parce que la fille qui ne veut pas faire le strip-tease imposé se retrouvera en butte pendant le reste de l’année à l’ostracisme des autres ! Il y a, oui, en effet, des choses qui se passent et qui sont intolérables et qui relèvent de la morale, oui, du Code Pénal. Mais, outre le fait que l’action juridique est extrêmement difficile à mener, puisqu’il faut évidemment apporter les preuves, que cela aurait plutôt tendance à faire ricaner dans les prétoires, que les victimes ne parlent pas, sauf à être poussées à des limites qui vont les faire craquer psychologiquement de façon souvent dramatique, et dans ce cas on a plutôt recours au médecin qu’au juge, cette action juridique ou ces protestations morales ne suffisent pas, ne peuvent pas suffire à réduire le phénomène. Toute la difficulté est que nous avons à permettre aux jeunes d’entrer dans une société ouverte, inachevée, que nous savons inachevée et ouverte depuis l’invention de la démocratie, où il n’y a plus de références stables, où les adultes, qui donnaient eux-mêmes l’initiation dans les sociétés traditionnelles, ne peuvent plus la donner aujourd’hui par disparitions des références culturelles, j’allais dire religieuses, longues... Alors, il y a désarroi collectif, vécu individuellement. D’où ces exaltations identitaires, corporatistes, nationalistes, racistes, communautaires, religieuses... qui donnent l’illusion à chacun de se sentir exister. Les jeunes sont désemparés, et pas seulement eux...

AA : Mais alors comment s’y prendre pour affronter ces questions redoutables ?

BD : Oui, vous voyez qu’ici le retour du bizutage n’est qu’une petite parcelle de la question. Je reviens quand même, avant d’essayer d’esquisser quelques perspectives, à ce mot : " désemparé ". C’est un mot très intéressant parce que, bon, dans le sens ordinaire, ça veut dire que quand je suis désemparé, je ne sais plus que faire ou penser, je ne sais plus à qui me fier, c’est le désarroi, bon... Par parenthèse, c’est cette crainte des pertes de repères qui fait que bon nombre de jeunes essaient après le lycée d’entrer dans des filières où se prolongent les structures déjà infantilisantes du collège ou du lycée, c’est-à-dire les " classes prépas ". Vous devriez un jour faire une enquête sur le coût humain, sur le gâchis économique et... civique ! des classes prépas : c’est de là que sort l’élite ! Et que se forment les mafias d’anciens élèves, principal obstacle, chez nous en tout cas, à la démocratie. Je reviens à mon adjectif : " désemparé " ne veut pas dire seulement perdu, cela veut dire aussi libéré ! Être désemparé c’est le contraire d’être " emparé "… par des modèles, des structures, des idéologies, dans lesquels vous devez vous " fondre " (" se fondre dans le groupe ", comme disent les partisans du bizutage !), vous couler, et qui vous empêchent d’être vous-mêmes. Notre peur ici est d’avoir à assumer notre liberté.

AA : Oui, mais alors, ça fait effectivement très peur ce que vous dites, parce qu’on se demande comment on va pouvoir assumer ça, éviter par exemple le balancement perpétuel entre l’atomisation des individus renvoyés à leurs solitudes et la " soudure " des groupes, des commandos, des bandes...

BD : ... des gangs, des tribus, oui.

AA : Parce que ça va prendre du temps et que pendant ce temps-là, le bizutage continue !

BD : Oui... Mais à l’échelle historique, vous savez... Alors quelles solutions ? Je crois qu’un des moyens pour les élèves, et éventuellement leurs parents, est d’essayer de s’organiser. Vous savez il y a des exemples : à l’École de Santé militaire de Lyon, il n’y a pas de bizutages et c’est par le fils d’un ami que j’ai su pourquoi ; il avait subi, comme tous ses camarades, le bizutage traditionnel en première année, très... comment dire ? hard ! Parce qu’on est ici au croisement des traditions de la médecine et de l’armée, (et ça se passe toujours à l’École de Santé militaire de Bordeaux où le cas d’un élève renvoyé en fin de première année a défrayé la chronique en 1989 – il a été renvoyé parce qu’on avait falsifié ses notes et qu’il ne se pliait pas aux " traditions ", beuveries et partouzes hebdomadaires, l’affaire est devant le tribunal administratif) bref, à Lyon, le fils de cet ami, une fois passé en position de bizuteur, avec d’autres camarades qu’il avait réussi à persuader, ils ont tout simplement refusé de devenir bizuteurs à leur tour ! Vous voyez ? Là c’est efficace ! Je dis souvent à mes élèves que s’il leur arrive d’avoir à subir ce genre de choses, ils peuvent s’efforcer de le supporter avec sérénité, et, une fois passés de l’autre côté, en deuxième année, alors il est en leur pouvoir de refuser, de transformer le bizutage en autre chose... Il est vrai qu’en première année, vous n’y pouvez rien : il y en a cinq ou dix qui vous tombent dessus, vous foutent à poil... bon ! Vous attendez que ça se passe, bof ! Si ça les amuse... ! Vous n’y pouvez rien. En revanche quand vous passez en seconde année, alors, là, oui, vous y pouvez quelque chose ! Et vous pouvez refuser d’entrer dans ces jeux grotesques, et vous pouvez refuser d’infliger aux nouveaux ce que vous aviez vous-mêmes refusé ! Tout au moins supporté sans en être complices... Évidemment il y faut une certaine solidité psychologique, et à cela, professeurs de lycée, nous pouvons essayer de préparer nos élèves de terminales. Alors, bien sûr, il faudrait aussi que les professeurs sortent de leur cécité, de leur aveuglement devant ces phénomènes, voire de leur complicité ! Quand on voit l’attitude des responsables de la Catho de Lille par exemple, ça a quelque chose de proprement terrifiant, accablant, sur leur degré... comment dire ? de débilité profonde et d’ignorance qui est la leur quant aux effets produits par ces bizutages, y compris et surtout pour ceux des étudiants qui aiment ça, approuvent et organisent ! Je ne vois pas très bien d’ailleurs comment ils concilient leur " morale " – entendez les guillemets ! – avec le fait de savoir que des bizuts, " récals " comme ils disent, c’est-à-dire récalcitrants !, filles ou garçons, se retrouvent " largués ", comme ils disent, en pleine nuit, sans papier ni argent, en Belgique ou ailleurs et doivent se débrouiller, et subissent d’autres sévices nettement moins racontables... Mais bon, passons sur ces responsables qui se croient responsables... Oui, je crois qu’il faudrait que les éducateurs, et au premier chef les enseignants bien sûr, sortent de leur aveuglement quant à la violence qui règne souvent en effet entre les jeunes eux-mêmes et même entre les enfants. Parce que nous parlons là des bizutages dans les classes préparatoires, les facultés de médecine, les " grandes écoles ", etc., mais il faudrait aussi parler des cours de récréation d’écoles primaires et maternelles, des collèges, où les " grands " suspendent les " petits " aux porte-manteaux et bien pire, de ce qui se passe dans certains internats, etc. J’ai là-dessus des quantités de témoignages : dans une classe de 35 élèves de terminales, et j’ai entre six et dix classes de terminales tous les ans, faites le calcul, pas un qui n’ait une histoire à raconter là-dessus... et cela fait vingt ans que j’enseigne ! Le pire est pour l’enfant, le jeune, de n’avoir personne à qui parler de cela, de cette violence qu’il subit, à laquelle il finit par se résigner, pire qu’il finit par exercer lui-même ou retourner contre lui-même dans la dépression, la drogue ou le suicide... Que nous sachions apprendre, nous enseignants, 1/ à entendre ce que disent ou ne disent plus nos élèves, 2/ à organiser nos classes pour qu’elles commencent à devenir des lieux de parole et de savoir, de connaissance et de reconnaissance, et 3/ à assumer, limiter, notre propre violence ; que nous inventions des situations pédagogiques où les jeunes puissent commencer à découvrir leurs pouvoirs, leur liberté, avec les autres et non contre les autres... Si j’apprends un certain nombre de choses, c’est pour augmenter mes capacités, accroître mes pouvoirs, apprendre à articuler ma liberté avec celle de l’autre, et c’est donc dans la classe, à l’école, que je dois pouvoir apprendre cela, pas seulement pour " plus tard " mais pour le présent même de la classe et de l’école. J’ai travaillé dans des classes primaires avec des instituteurs qui font cela. Mais tant que l’école, la classe, sont vécues comme le lieu des fatalités instituées, inscrites dans les emplois du temps et de l’espace, ce sont alors les sentiments d’impuissance, du " on n’y peut rien, c’est comme ça ", qui se développent, s’intériorisent, et ce sont ces sentiments, joints à ce que j’appelle l’effet " cause toujours ", qui empêchent l’accès à la citoyenneté, qui constituent le principal obstacle au développement de la démocratie. Et c’est très grave, parce que si les élèves ne peuvent apprendre à exercer leurs libertés dans l’école, alors le rapport à la loi s’en trouve irrémédiablement perverti, de même que le rapport au savoir. Et alors ce n’est que dans les " failles ", les interstices que laisse encore libres, – enfin " libres ", disons plutôt vides ! –, le jeu des institutions qu’ils vont alors essayer d’exercer des pouvoirs dérisoires, et d’éprouver les plaisirs souvent destructeurs et auto-destructeurs qui vont avec : ce sont alors les " cuites " ou les " bastons " rituels des samedis soirs, l’usage extrême de la moto ou de la voiture, les paris stupides, les défis, la violence... J’ai eu un élève qui m’avait écrit un texte où il expliquait qu’il " s’éclatait " en roulant à 180 dans le brouillard, jusqu’au jour où il s’était effectivement " éclaté " contre un camion, il lui a fallu deux ans pour recoller les morceaux...

AA : Mais nous sommes loin du bizutage, là...

BD : Non, c’est bien toujours la même nostalgie des rituels initiatiques, le même frôlement de la mort dans les déchaînements primaires, la même traduction des mêmes angoisses fondatrices. Dans le bizutage on retrouve tout à fait cela, ce mélange très complexe de fascination-répulsion, de peur et de plaisir. Simplement dans les sociétés traditionnelles il s’agit de " passages " ritualisés, réglés par les adultes, alors que dans le bizutage c’est tout le contraire comme je le disais au début de notre entretien. Voyez, au fond, et ça va peut-être paraître un peu dur ce que je dis là pour ceux et celles qui ont subi des sévices qui les ont marqués, humiliés, mais finalement tout ça est beaucoup plus grave pour ceux qui " consentent ", et qui deviendront bizuteurs à leur tour, que pour ceux qui sont victimes et, de plus fort, que pour ceux qui essaient de résister. Bien sûr, il est hors de question d’oublier que c’est souvent absolument scandaleux, que des élèves sont amenés régulièrement à démissionner, à renoncer à leur vocation, au métier qu’ils avaient choisi, à la suite de ces humiliations, parfois extrêmes. Et il ne faut pas non plus oublier, ce qui est très important et imprévisible tant qu’on n’y est pas confronté, qu’une même brimade, un déshabillage forcé par exemple, peut être ressentie très violemment par l’un et de manière tout à fait anodine par un autre. J’ai ainsi connu un élève qui avait fait une tentative de suicide suite à une " mise à l’air " et une " bite au cirage " dans un internat : ce que ne savaient évidemment pas ses gentils camarades c’était qu’il avait déjà subi des sévices sexuels dans sa prime enfance, et que ce n’était pas tout à fait guéri... Et quoi de plus banal que la bite au cirage, n’est-ce pas ? Il paraît que ça se pratique aussi chez les pompiers volontaires : j’ai appris ça cette année d’un de mes élèves qui est pompier volontaire... Mais je maintiens, oui, que c’est plus grave pour celui qui se plie à la chose, à moins que ce ne soit une tactique pour rester serein et sans être dupe de ce qui se passe – voyez comme c’est compliqué ! – c’est plus grave pour celui qui entre dans ces déchaînements sado-masochistes en les habillant de pseudo-rationalisations idéologiques – et en y croyant ! – que pour celui qui résiste, au prix d’une cassure, irréversible parfois. Et il faudrait creuser plus loin encore l’analyse : un de mes anciens élèves m’a ainsi raconté le joyeux carnaval en quoi a consisté son bizutage en maths-sup dans un grand lycée technique parisien, ça s’était passé... assez bien pour lui, quoi ! Et je l’interrogeais sur la suite et, là, il exprimait sa souffrance de n’avoir plus une minute à lui à cause du changement de rythme considérable dans le travail entre la terminale et la maths-sup, qu’il essayait de s’accrocher, que c’était l’enfer... Et je me souviens de lui avoir dit en manière de boutade que le vrai bizutage commençait seulement... D’ailleurs il n’a pas tenu le coup et a changé son orientation. Faites cette enquête dont je parlais plus haut sur notre système de formation-destruction des " élites " ! Le carnaval du bizutage ne sert peut-être qu’à amener à accepter la suite ! Cela servirait, pour parler de manière un peu simpliste, de défouloir... Ce qui explique du coup la complicité, implicite ou explicite, des administrations et des enseignants : pendant qu’ils s’amusent, ils ne songent pas à remettre en cause les structures et les contenus de leur formation.

AA : Alors pourquoi y a-t-il tant de violences parfois ?

BD : … Parce que… cette violence-là, elle est en chacun de nous. Parce qu’il n’y a pas d’un côté les violents et de l’autre les non-violents. Parce que vous et moi, placés dans des situations où toute limite est abolie, nous serions capables de... faire la même chose ! Enfin... peut-être pas ! Mais en tout cas, il est sûr que ce mélange de violences et de paillardises provoque en nous des excitations inavouables : si nous étions placés dans des situations où, non seulement nous serions assurés de l’impunité, mais où ces déchaînements trouveraient une pseudo-justification liée aux " traditions ", alors sommes-nous vraiment sûrs que nous pourrions résister aux pressions collectives ? C’est pour cela que j’essaie de rester très prudent dans le maniement des indignations morales... Et c’est précisément la tâche de l’éducateur que d’arriver, non pas magiquement à faire comme si ces pulsions n’existaient pas, se fermer les yeux devant la violence, mais à créer les situations dans lesquelles cette énergie pourra être utilisée de manière créatrice et non destructrice. Ce sont des choses finalement assez banales vous savez : quand un groupe de jeunes constitue un groupe-rock, ils utilisent cette énergie qui aurait pu tourner en violence dans le domaine de l’art ; quoi de plus extraordinairement violent qu’Hamlet ou Don Giovanni, ou Le Loup et l’Agneau ? Il y a donc pour les éducateurs une tâche tout à fait fondamentale, à commencer pour eux-mêmes – et ça pose de très profondes exigences quant à la formation des enseignants ! –, qui est d’essayer d’utiliser ce qu’il peut y avoir de plus obscur, de plus destructeur et parfois auto-destructeur en nous, de manière positive, constructive, créatrice. Et ensuite de permettre aux élèves, aux jeunes, de se constituer une solidité psychologique et morale, de devenir capables aussi de voir où sont les véritables violences. Le Loup et l’Agneau, justement : l’agneau est victime innocente bien sûr, mais le loup ? Dissident solitaire, exclu, pourchassé depuis l’aube des temps par la meute des " bons bergers ", d’où lui vient sa violence ? D’où vient la violence des " bons élèves " dans le bizutage ? D’où vient la violence de l’honnête locataire qui tire sur les gamins qui discutent au pied de l’immeuble ? De mécanismes anthropologiques extrêmement archaïques, et vous reconnaissez là ce que dit René Girard par exemple sur la violence sacrificielle : au fond, les bizutages sont autant, sinon plus, des résurgences des antiques sacrifices humains que des rituels initiatiques. Sur quels " meurtres " cachés se fondent la cohésion des groupes, l’homogénéité, la " bonne ambiance " ? Pas une seule classe sans sa " tête de turc ", pas un seul groupe de professeur sans son " chahuté ", parfois abominablement, et sur le sort duquel les autres collègues ferment pudiquement les yeux...

AA : Oui... Mais alors comment faire ? Comment faites-vous vous-même, puisque vous êtes professeur de philosophie ? Si je peux me permettre cette question... peut-être indiscrète ? Peut-être avez-vous vous-même vécu le bizutage ?

BD : Non, je n’ai jamais été bizuté moi-même. Mais, quand j’étais maître d’internat, j’ai assisté à un certain nombre de séances, que j’interrompais d’ailleurs lorsque c’était en mon pouvoir, dans le dortoir que je surveillais par exemple. Et voilà justement pour illustrer ce que je disais à l’instant sur le rôle de l’éducateur : j’arrive un soir au dortoir, un peu en retard, et je tombe sur une séance de " mise à l’air ", un gamin est en train de se faire foutre à poil par quelques autres. J’interromps la chose bien sûr, sans aucune espèce de douceur... Bon. Une fois l’ordre rétabli, je demande aux élèves pourquoi ils font ça. Par parenthèse, pourquoi rétablir l’ordre si ce n’est pour rouvrir le champ de la parole ? Pourquoi faire taire si ce n’est pour pouvoir faire parler ? Toute la pédagogie est dans ce nœud... Donc je demande pourquoi ces petites séances. Réponses : " Ben, m’sieur, on s’défoule, on s’éclate... " Je leur demande derechef : " Oui ? Mais pourquoi ça tombe sur certains et pas sur d’autres ? " Je désigne le leader : " Si je dis aux autres de te le faire, qu’est-ce qui se passe ? - Ben... " Vous me demandiez ce que je fais comme professeur de philosophie aujourd’hui : ce serait évidemment trop long à raconter maintenant – je vous enverrai le futur bouquin sur la question ! (1) – mais nous expérimentons parfois cette question de la réciprocité et de l’égalité, de la fondation du droit. Donc, nous parlons et les élèves, ce sont des secondes et des premières dans ce dortoir, m’expliquent que tout ça est rigolo, que " c’est pas méchant "... La discussion peut durer, tout le dortoir est là, jusqu’à une heure du matin ! Ils découvrent des choses qui les habitent, et qui m’habite aussi bien sûr !, les défoulements, la sexualité, les rapports de forces, l’homosexualité de ces internats, les mécanismes pulsionnels et institutionnels : " Vous vous défoulez de quoi ? - Ben, les huit heures de cours, les deux heures d’étude, les profs, la famille, ceci, cela, il n’y a que là qu’on se marre... " Bref, ils décrivent la fonction de ces petites failles dans le réseau de la surveillance, qui permettent précisément de se défouler de la pression institutionnelle, aux dépens des plus " faibles ", des timides, des inhibés. Mais je n’arrive pas tellement à les convaincre ! Les discours... efficacité limitée ! Alors : " Bon, ok ! On va jouer ! Jouons ! Mais j’impose trois règles : un, on a le droit, sans courir le risque de se faire moquer, de ne pas jouer, deux, on peut s’arrêter quand on veut même si on a commencé, trois, celui qui fait subir à quelqu’un quelque chose accepte du même coup qu’on le lui fasse subir ". Vous voyez ? Liberté et réciprocité. Et nous avons joué bien sûr ! Et nous avons beaucoup ri ! Mais je ne vais pas vous raconter la nature de ces jeux, je ne sais pas s’il y a prescription !

AA : Vous y participiez ?

BD : Oui, bien sûr !

AA : Et donc ?

BD : Eh bien... Peut-être ont-ils pu découvrir que la véritable autorité ne réside pas dans les signes extérieurs du " pouvoir ", que ce n’est pas forcément le chef qui a la plus grosse !

AA : Ah, oui... je vois ! Mais vous courriez quelques risques, là, non ?

BD : Oui.

AA : Vous ne... voulez pas en dire plus ?

BD : Non.

AA : Bon, alors revenons-en au bizutage, à l’urgence, si vous voulez bien : les administrations, la justice même, ferment les yeux. Et il y a dans les bizutages des cas dramatiques, plus qu’on ne croit. Alors faut-il condamner, interdire, de manière énergique, ou bien laisser faire ?

BD : Sûrement pas laisser faire ! Évidemment c’est très difficile pour une administration de découvrir qu’il se passe dans ses murs des choses qui relèvent du Code Pénal et qu’elle ne contrôle pas...

AA : Et les administrateurs font souvent tout pour essayer d’étouffer les scandales !

BD : Eh oui ! Vous vous en êtes sûrement aperçus dans votre enquête ! C’est toujours le même principe, la même logique de l’immobilité : que rien ne bouge ! " Surtout pas d’histoires ! " Alors que parfois cela relèverait de la brigade des mœurs ! La justice elle-même est aveugle ! On se dit : ils se sont laissés emporter par l’ambiance ! Vous comprenez : cinq à dix ans de réclusion criminelle pour un balai de chiottes dans le cul, ça peut paraître complètement disproportionné ! Et pourtant c’est bien un viol... Bon. Il y a une espèce de loi du silence qui doit être brisée. Mais, du point de vue de l’éducateur, les choses sont beaucoup plus compliquées qu’il n’y paraît, ce n’est pas une question... comment dire ? quantitative. L’important pour un éducateur, je ne dis pas pour un juriste ou même pour les parents, mais pour l’éducateur que je suis l’important n’est pas dans le degré de violence, ce n’est pas une question de quantité et de sanctions tarifées, de seuil en-deçà duquel il y aurait brimade anodine et au-delà duquel il y aurait violence condamnable, l’important est de savoir quel est le moment (et je disais cela tout à l’heure à propos de cet ancien élève qui avait fait une tentative de suicide : ce moment est très variable d’une personne à l’autre en fonction de son histoire personnelle) à partir duquel la victime se trouve complètement débordée, réduite au rang d’objet, et entre véritablement dans quelque chose qui est de l’ordre d’une souffrance intolérable, où la mort devient brutalement une éventualité proche, immédiate, pour soi, ou pour l’autre. Pour certains, ce moment où tout bascule, ce sera la simple moquerie... Xavier a écrit un texte l’an dernier en cours de philosophie, où il raconte comment il s’était senti emporté par une rage dévastatrice, devenu en quelques secondes capable de tuer, vraiment : il était en sixième et un de ses amis – son meilleur ami ! – venait une fois de plus, une fois de trop, de l’appeler par le surnom moqueur qui le poursuivait depuis le cours préparatoire... La bataille fut sanglante, au sens propre. Et les larmes l’ont submergé après la crise... Par parenthèse, je vous laisse à penser l’efficacité du cours de maths qui suivait ! Mais les profs ne voient rien... S’il fallait s’occuper de tous les enfants qui pleurent, déchirés... par ces " histoires " minuscules et dérisoires ! La question radicale est donc bien celle-là : nous sommes, dans nos faiblesses et richesses, irréductiblement semblables et différents, et donc comment le groupe, l’institution, la vie en commun avec les autres, va me permettre d’être moi-même, avec mes richesses certes, mais aussi mes limites, mes timidités, mes handicaps... J’ai bien le droit d’être timide, inhibé, puceau ! Est-ce que le groupe, la classe, peuvent me permettre d’être moi-même ? Avec les autres ?

AA : Alors, justement, si vous voulez, quittons ce terrain de l’analyse, de la philosophie, un instant, et essayons de voir pratiquement comment faire. Par exemple, un élève qui entre dans une école vétérinaire, ou ailleurs, et qui, du fait de ce bizutage qu’il ne supporte pas, se trouve obligé d’abandonner ses études, c’est quand même tout à fait intolérable !

BD : Tout à fait, oui.

AA : Et donc, comment faire ? Quels moyens ?

BD : Il y a d’abord là quelque chose qui est de la responsabilité directe des administrations qui dirigent ces écoles. Un point d’analyse quand même en ce qui concerne la médecine ou véto : ce sont des gens qui vont, toute leur vie professionnelle, s’affronter à la mort, à la maladie. Et peut-être que l’extrême paillardise qu’on voit se déchaîner dans les amphis constitue en quelque sorte un moyen de conjurer cette angoisse de la mort, et la brutalité militaire serait aussi peut-être à mettre à ce compte, puisqu’il faudrait là se prémunir contre l’angoisse et la culpabilité inévitables qu’il y a à devoir donner la mort. Ces déchaînements obscènes ou violents joueraient l’angoisse, affirmeraient la pulsion de vie contre la pulsion de mort. Pourquoi y a-t-il, au-delà de l’image dégradante, machiste, de la femme qui s’y manifeste, toutes ces photos de femmes nues dans les casernes, les ateliers, les internats, les prisons ? Peut-être parce qu’il y a là en quelque sorte, tout de même, affirmation de la vie contre la mort, contre ces lieux de mort que sont en effet souvent ces institutions et leur homosexualité institutionnelle. Il y a sans doute, oui, dans un certain rapport à la pornographie, quelque chose qui demeure d’une certaine revendication de la vie, du plaisir... Mais bon, laissons l’analyse : ce que je viens de dire n’enlève rien, au contraire, au caractère intolérable de la chose pour celui ou celle qui a dû renoncer définitivement à ses études, à une vocation, un idéal. Alors que faire ? Je vais vous raconter une histoire : ça se passe au collège, bien avant les écoles qui se croient " grandes " ! Un jour donc, un grand de troisième est surpris à tabasser un petit de sixième, pour rien, comme ça, pour le plaisir ! Il y a du plaisir dans la violence, ne l’oublions pas... Donc ça l’amuse de persécuter et terroriser un petit. Bien. Le pion emmène les deux élèves chez le conseiller d’éducation, qui engueule l’agresseur bien sûr. Et alors quelle a été la punition ? Le conseiller d’éducation a fait inscrire dans l’emploi du temps de cet élève de troisième deux fois une heure par semaine, pendant lesquelles, au CDI, il a dû aider le petit de sixième à faire ses devoirs, tenir son cahier de textes, apprendre ses leçons, etc. Accessoirement, le grand, qui était un cancre, a fait du coup quelques progrès ! Bien mieux, il angoissait quant aux résultats du petit les veilles d’interros ! C’est un système qui a été institutionnalisé dans certains collèges : le monitorat entre élèves, pour lutter contre l’échec scolaire. Ce qui est curieux, c’est de constater que c’est une structure du même ordre qui existe bien souvent dans le bizutage : chaque bizut a un " parrain ", mais, même si certains élèves – on dit " élève " dans les " grandes écoles " et non " étudiant "... – utilisent positivement ce système, ils ne sont pas tous idiots ou sadiques !, cela tourne évidemment très fréquemment à ce que l’on connaît du système des " fags " en Angleterre (voyez le film de Lindsay Anderson : If... ), c’est-à-dire que le bizut devient l’esclave du parrain...

AA : Il faut donc interdire le bizutage !

BD : Il l’est déjà, depuis longtemps, interdit ! Tous ces établissements dépendent du ministère de l’Éducation, ou de la Défense, ou de l’Agriculture, etc. même les établissements privés ou les universités, qui, de toute façon, restent soumis aux lois de la République ! Il y a des inspecteurs dits " de la vie scolaire " qui ont quelques pouvoirs pour faire respecter les règlements. Mais... attention ! Faire respecter cette interdiction, qui remonte à une circulaire de 1928, très bien !, c’est nécessaire. Cependant, pourquoi ne pas faire la fête ? S’il y a lieu de célébrer l’arrivée des " nouveaux " pourquoi ne pas se réjouir, accueillir, faire la fête ? C’est une des dimensions capitales de notre existence, ça, que de se faire plaisir ensemble ! Seulement les responsables doivent être, avec la plus extrême vigilance, les gardiens de la loi, les gardiens de ce que j’appelais à l’instant à propos de nos jeux, en effet parfois obscènes !, à l’internat, la liberté et la réciprocité. Mais combien de " responsables " seraient capables de cette liberté et de cette réciprocité eux-mêmes ? Madame la directrice, – je pense ici à cette directrice d’une " business-school " (le grotesque de cette appellation !) qu’on avait vue chez Dechavanne –, vous êtes pour le bizutage ? Très bien : alors allez-y, faites-nous donc un joli strip-tease... Vous ne voulez pas ? Bon, je vous envoie dix ou quinze élèves qui vont vous le faire de force... Vous direz après vos impressions. Monsieur l’officier, vous estimez négligeable – " on n’est pas des gonzesses, quoi, hein ? " – la plainte de ce garçon qu’on a rasé intégralement, exhibé nu dans les chambrées et filmé contraint à se branler (c’est ce qu’un de mes anciens élèves a vu lui-même, de ses yeux vu !, pendant son service) ? Très bien. Alors montrez vous-même que c’est en effet négligeable… Remarquez on en trouverait qui le feraient ! Massu s’était bien branché lui-même la gégène ! Voyez : nous pouvons faire la fête, nous pouvons, si nous aimons ça, nous livrer à tous les jeux obscènes que nous voulons, mais à la condition impérative que la liberté de chacun soit respectée ! Il y a, justement, dans la fête, si nous voulons qu’elle reste une fête et qu’elle ne tourne pas au cauchemar, liberté, réciprocité, plaisir pris grâce à l’autre et non contre lui. Une deuxième manière de réduire la violence serait aussi de donner plus de pouvoir aux élèves, à condition qu’on s’y prenne tôt et que ce pouvoir ne se limite pas aux questions " périphériques " de ce qu’on appelle " la vie scolaire " c’est-à-dire reste en dehors des questions de l’organisation même de la formation, des cours et de l’évaluation. La question de l’apprentissage de la démocratie à l’école, de la genèse de la loi en chacun, va bien au-delà de la consultation des élèves sur les menus de la cantine, même si ce n’est pas négligeable…

AA : Donc, organisation de vraies fêtes, entraide entre les élèves, apprentissage de la démocratie, et dans l’immédiat, préparer les élèves à subir sereinement le bizutage et à le supprimer lorsqu’ils passent en seconde année pour le remplacer par autre chose.

BD : Oui, j’ai un ami qui avait fait ça aux Beaux-Arts : il avait été élu responsable de l’orga-nisation du bizutage lorsqu’il était passé en seconde année. Et les épreuves consistaient à demander, au cours d’une joyeuse fête, aux bizuts volontaires, qui d’ailleurs pour les réaliser pouvaient embaucher des anciens, de reproduire en tableaux vivants des tableaux ou des sculptures célèbres de l’histoire de l’art : alors vous voyez ce que peuvent donner par exemples L’En-lèvement des Sabines de David, ou Le Baiser de Rodin ! C’était très drôle et ça n’avait évidemment plus rien à voir avec les bizutages plus ou moins humiliants et malsains des années précédentes. Par parenthèse, voyez l’habileté de cet ami qui n’approuve pas les bizutages et se fait élire responsable de leur organisation !

AA : Pourquoi, à votre avis, les victimes ne parlent pas ? Pourquoi est-ce si extraordinairement difficile d’obtenir leurs témoignages, comme nous nous en sommes rendu compte ?

BD : Alors, il faut revenir un peu à l’analyse : les victimes ne parlent pas parce qu’elles se sentent coupables de ce qui leur est arrivé ! Parce que, quand vous avez été gravement humilié, vous n’en parlez pas ! J’ai eu un élève qui s’appelait Christophe Trognon : impossible de lui faire écrire, encore aujourd’hui, même s’il m’a autorisé à citer son nom, ce qu’il a pu subir comme moqueries, pour reprendre cet exemple banal des " jeux " sur le nom, il me l’a pourtant promis à plusieurs reprises, mais pour passer à l’acte !... C’est dur ! La ruse suprême de la violence, du sadisme, et les médecins qui soignent les enfants victimes de violences ou des gens qui ont été torturés le savent bien, est de faire en sorte que la victime se sente coupable de ce qui lui arrive, de ce qu’elle subit. C’est très profond ça ! Cela nous ramène à l’intériorisation inconsciente dans la prime enfance du principe hiérarchique : quand j’avais deux, trois ou quatre ans et que papa ou maman se fâchaient, c’était de ma faute, bien sûr ! Forcément ! Les adultes ne pouvaient pas, jusqu’à sept-huit ans, " l’âge de raison ", avoir tort ! Et c’est enfoui au plus profond de moi et quand je me retrouve en position d’infériorisation, d’humiliation, ça se réveille cette culpabilité. On peut alors comprendre pourquoi les victimes ne parlent pas, ou tout au moins l’extrême difficulté à parler de cela. D’autant qu’en ce qui concerne plus spécifiquement le bizutage, j’ai toujours, de manière plus ou moins consciente, au moment de " l’entrée dans la vie ", envie d’éprouver mes propres limites et donc, dans un premier temps, j’accepte ! Je joue avec ma peur et mon désir, et les bizuteurs, qui sont " passés par là " avant, en jouent aussi. Et lorsque je m’aperçois que je ne peux plus supporter, il est trop tard... Mais j’avais accepté au départ, et donc comment se plaindre ? C’est cette ambivalence extrêmement profonde en nous des pulsions de vie et de mort qui est en jeu ici... C’est là-dessus que s’établit l’omerta, la loi du silence...

AA : Alors les bizuteurs ou les responsables qui ferment les yeux le savent ça, ils en profitent !

BD : Ils en jouissent même... Mais n’oublions pas, encore une fois, que les bizuteurs sont d’anciens bizutés et que, devenir bizuteur permet justement en faisant subir à d’autres ce qu’on a soi-même subi de se débarrasser en partie de cette culpabilité en la faisant partager à d’autres : les transgressions sont plus faciles à commettre en groupe, bien sûr. Il y a là un mécanisme de répétition morbide : j’en suis passé par là (et souvent j’en suis fier !) et donc il n’y a pas de raisons pour que le suivant n’en chie pas aussi ! Donc les acteurs ne parlent pas, liés par leur complicité, et les victimes non plus, surtout celles qui ont craqué : c’est comme un viol, qui détruit, souvent irrémédiablement, quelque chose d’essentiel dans l’image de soi, de sa propre identité.

AA : Alors c’est quand même étonnant que, dans notre société, à l’époque où nous vivons, nous ne parvenions pas à enrayer ces mécanismes archaïques, qu’on ne puisse pas réprimer avec plus d’efficacité !

BD : Si ! On y arrive, à réprimer, mais, justement, bien souvent on ne fait que cela ! Réprimer ! Très bien ! Mais pour ouvrir à quoi ? Si on cherche seulement à réprimer, on ne fait bien souvent que renforcer ce que l’on voulait réprimer, qui se maintient clandestinement. La difficulté n’est pas de réprimer – quoique ! – mais la répression reste inefficace si elle n’est que répression. C’est ce que je disais tout à l’heure à propos de cette " mise à l’air " dans mon dortoir : avant toute chose, je réprime bien sûr ! Mais pour qu’ensuite nous puissions parler ! Pour – quoi, en deux mots, faut-il réprimer et au besoin sanctionner ? Pour redonner la parole à la victime et à l’agresseur : le loup de la fable pourrait alors dire la longue chasse dont il est victime depuis si longtemps... D’ailleurs, il le dit dans la fable, La Fontaine le dit : " Vous ne m’épargnez guère, vous, vos bergers et vos chiens ! ", mais nous n’entendons pas. Le bizuteur a été bizuté et il continue à payer en faisant payer aux autres, il continue à se détruire lui-même en entraînant l’autre dans son cercle destructeur. La violence laisse toujours deux " morts " sur le carreau : le violé et le violeur. Donc la seule finalité de la répression, de la punition, surtout en situation éducative !, est de rétablir l’ordre de l’échange humain, et je connais des classes, des établissements même, où les élèves apprennent qu’on peut parler au lieu de se taper dessus. C’est le travail de l’éducation.

AA : Oui mais c’est quand même curieux que ce soit justement aux niveaux les plus élevés de notre système éducatif qu’il se passe précisément tout le contraire !

BD : Eh oui ! Ce sont de bons élèves ! Ces grandes écoles – ou petites ! parce que les " petites " veulent imiter les " grandes " ! – font perdurer un régime de rapport à la loi et au savoir qui est déjà inadapté pour des enfants de sept ans ! J’ai travaillé dans des classes, pendant longtemps, quand j’étais professeur en École Normale d’instituteurs, où les enfants apprennent à régler leurs comptes en parlant, à faire la loi ensemble, à décider des emplois du temps et de l’espace, à décider des activités, à gérer leurs outils et leur budget, en plus d’apprendre à lire, écrire et compter... où l’ordre est la condition de la liberté, et où on fait la fête ! Faites une enquête aussi là-dessus, parce que les instituteurs ou les professeurs qui font cela restent vraiment trop discrets !

AA : Alors vous pensez que le bizutage vit ses derniers moments ?

BD : Espérons, oui, probablement ! Mais c’est toujours au moment où ça va disparaître que ça devient le plus virulent ! C’est un peu la même chose en Europe, vous savez, les nationalismes s’exaspèrent au moment où ils se savent sans avenir... Cela dit, pour ce qui est de la violence dans les bizutages, il s’agit encore, d’une certaine manière, d’une violence " réglée ", le rituel sacrificiel est un rituel réglé, et je crois que le pire est encore à venir, s’il n’a pas déjà commencé : la violence anomique, non réglée, " gratuite "... Voyez nos " banlieues ", voyez les " raiders " internationaux, les guerres... Voyez aussi, dans l’École, la bêtise de nos défenseurs de " l’élitisme républicain " et leur impuissance à préserver un ordre " pédagogique " après lequel ils pleurent, parce qu’il les préservait de la " barbarie "... Oui, aujourd’hui, comme l’Église hier, l’École doit " passer aux barbares ". Et les barbares sont dans nos classes, puisque nous avons désormais, irréversiblement, la chance inouïe, historique, d’avoir le tiers-monde chez nous... Nos seules réponses, la seule réponse possible à la violence, dont les bizutages ne sont pas l’exemple le plus grave, même s’il est très inquiétant puisqu’il touche les futurs " décideurs ", la seule réponse est d’ordre pédagogique, éducatif : comment je peux trouver dans la classe, dans l’école, les moyens de découvrir et développer mes pouvoirs, mes plaisirs, ma liberté, en apprenant à les articuler à ceux des autres ? Comment puis-je apprendre à me faire plaisir grâce à l’autre et non contre lui ? Ce sont là des questions profondes : elles engagent le sens de la vie et le rapport à la mort. Elles sont à mon programme de philosophie...

AA : Bernard Defrance, merci.

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(1)     Livre paru depuis l’entretien : Le plaisir d’enseigner, éd. Quai Voltaire, 1992, rééd. Syros, préface de Jean-Toussaint Desanti, 1997.