Paru dans Vers une nouvelle culture pédagogique, chemins de praticiens,

sous la direction de Jean Hassenforder, coéd. INRP - L’Harmattan, 1992.

 

  

Vingt ans d’enseignement philosophique :

chemins de traverse...

 

Raconter soi-même le chemin parcouru en vingt-cinq ans d’Éducation Nationale... Dangereux ! J’ai quarante-cinq ans et je ne me sens pas encore prêt à affronter ce genre d’exercice qui sent un peu... la mort ! Disons plus modestement le " bilan ".

Mais après tout, pourquoi pas ? Le plus gênant, parce que les philosophes n’y sont guère préparés (malgré le Discours de la Méthode), est peut-être de parler à la première personne. Et puis aussi le sentiment qu’une aventure personnelle est sans doute irréductible à toute autre et que je ne vois pas qui ça peut bien intéresser, à part quelques amis que cela pourra faire rire et encore... Et puis le vague sentiment de se ridiculiser, de s’exposer... surtout s’agissant des lectures instructives ! Tant pis.

Parcours hors programmes...

Et puis il me faut remonter loin... À la bibliothèque paternelle pour tout dire. Laquelle contenait des ouvrages passablement hors normes... scolaires ! Par exemple, Blavatsky, René Guénon, Rudolf Steiner. Je me dis souvent que je l’ai échappé belle, non pas que ces auteurs ne soient pas respectables, mais plutôt qu’un certain fatras " spiritualiste " et pseudo-oriental ne prédispose guère à l’exercice de l’esprit critique. Fort heureusement, il y avait aussi quantité d’ouvrages traitant de la question des origines de l’homme : Jean Rostand, Lecomte du Noüy, des traités de paléontologie et de préhistoire, et aussi un curieux bouquin, L’Évolution régressive (Lafont et Salet), qui a longtemps alimenté les thèses anti-évolutionnistes dont mon père était un adepte fervent (je dois avoir encore un exemplaire de la conférence qu’il donnait parfois sur la question et dont il faisait répétition devant ses enfants). Et je crois bien avoir été moi-même adepte de cette théorie, tout au moins jusqu’à ma deuxième première : j’avais des polémiques furieuses avec l’aumônier du lycée, qui était plutôt porté sur Teilhard de Chardin, dont je réfutais hardiment les thèses sans en avoir lu une ligne.

Ma " deuxième " première... C’est qu’en effet lire tous ces ouvrages, grosso-modo depuis la quatrième, et auxquels s’étaient ajoutées à partir de la classe de seconde les productions Pauwels et Bergier, la revue Planète, ne laissait plus beaucoup de temps pour le travail et les auteurs scolaires. Surtout qu’arrivé en première, j’avais entrepris une autre polémique, cette fois-ci avec Voltaire et les Encyclopédistes : ce qui n’était pas, m’a-t-il semblé, du goût de notre professeur. Je lisais aussi beaucoup d’auteurs bizarres et hors programme du genre Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam, Edgar Poë, Léon Bloy, Huysmans, Lautréamont... Tout ceci n’était pas très utile, scolairement parlant. J’avais déjà redoublé la cinquième et la quatrième... Et la passion pour la question des origines se tarissait d’autant moins que je passais les vacances, avec frères et sœurs, à explorer les grottes de la vallée de la Vézère, à la recherche de fossiles, stalactites excentriques et autres silex taillés. L’abbé Glory habitait Le Bugue et sa bibliothèque était également bien fournie. J’avais visité Lascaux avant sa fermeture, et je me souviens encore de mon frère aîné tenant sa chaise à l’abbé Breuil en visite à la caverne de Bara-Bahau... Bref, ce qu’on me racontait au lycée, dans toutes les disciplines, ne m’intéressait que rarement. Je n’ai de souvenirs très précis que de ce que j’ai moi-même cherché et écrit : une brochure sur la Lune en classe de sixième, dont une bonne partie des informations provenait de l’exposé du professeur Tournesol dans la fusée de On a marché sur la Lune (le journal Tintin arrivait toutes les semaines à la maison) ; une rédaction en cinquième, avec un 16, qui m’a ancré dans la certitude que je savais écrire ; un exposé en troisième sur Le Misanthrope, qui n’était pas au programme. Bref, je n’apprenais pas mes leçons et je ne faisais que le plus rarement possible mes devoirs, ce qui me valait, ajouté à une certaine tendance à la réplique " insolente ", de nombreuses heures de colle.

Enfin ! Ma deuxième première : je commençais à entendre parler de choses intéressantes. Et surtout, le professeur de français et latin avait l’air de considérer comme tout à fait admissible de ne pas remettre les versions imposées ou de rédiger des dissertations sur d’autres sujets que ceux qu’il demandait, dissertations qu’il corrigeait mais ne notait pas ! J’étais très flatté de ses appréciations élogieuses...

En classe de philosophie, l’éblouissement : neuf heures par semaine, j’écoutais, fasciné, et je grattais des cahiers entiers (qu’il m’arrive encore de relire et d’utiliser). Depuis la première première j’appliquais un précepte curieux que nous avait indiqué le professeur de français : écrire une page tous les jours, sur n’importe quel sujet ; j’y arrivais assez bien et j’y pris rapidement du plaisir. Notre professeur de philosophie était un ancien élève d’Alain. Outre ses cours je me plongeais dans la phénoménologie (Merleau-Ponty). De plus, je faisais partie, depuis la seconde, d’une équipe de la JEC dans laquelle les discussions allaient bon train, ce qui m’amenait à lire aussi quelques théologiens. Bref, la philosophie me paraissait vraiment la seule discipline digne d’intérêt, et, du coup, à cause des cours en philo sur ces questions, je reprenais goût aux mathématiques, à l’histoire, à la littérature (je fis un exposé sur Le Procès), aux sciences (ce qui me permit de rectifier les théories invraisemblables qui me hantaient encore l’année d’avant) : mais ces intérêts se réveillaient un peu tard pour être rentables scolairement. Je finis quand même par obtenir le bac, en juin 1965, à presque vingt ans. Ouf ! Nommé maître d’internat dès la rentrée suivante, je m’inscrivis aussitôt en philosophie à la Sorbonne.

 

La formation universitaire ne suffit pas...

Là, première expérience assez douloureuse : le cours de Jankélévitch ; tout le monde dans l’amphi semblait comprendre et j’avais brusquement le sentiment d’être devenu débile mental. Pendant de longs mois je fus incapable de prendre la moindre note, tout en étant littéralement hypnotisé par le personnage. Ce qui me sauva fut le groupe de travaux dirigés du mercredi soir – je rentrais au lycée de Mantes-la-Jolie à minuit passé par le dernier train, à vapeur et banquettes de bois... Y participaient une douzaine de personnes, médecins, ingénieurs, professeurs, deux autres " pions " comme moi, etc. L’assistant, amateur d’haltérophilie, n’était pas le plus âgé. Chacun à notre tour nous faisions un exposé. J’en profitais pour régler son compte à cette vieille passion sur la question des origines, et, voulant être exhaustif, j’occupais cinq séances d’affilée de deux heures chacune sur la théorie de l’évolution ! Je me demande encore comment les membres du groupe ont pu supporter... Je lus pour ce travail à peu près tout ce qui pouvait être disponible en librairie – ma paie de pion y passait – sur la question. À la fin, l’assistant me dit que j’avais en quelque sorte, trois ans avant, rédigé mon mémoire de maîtrise. J’étais bien content. Mais je ne fis évidemment pas mon mémoire sur ce sujet... Et la perspective de la licence me paraissait encore fort lointaine et incertaine. J’avais le vague projet d’enseigner en effet et je croyais naïvement que, pour ce faire, la licence (puisqu’elle était dite " d’enseignement ") suffisait. Pour l’instant, ce qui me réjouissait était de gagner ma vie et de n’étudier que ce qui m’intéressait.

Je m’inscrivis en deuxième année à Nanterre : mais je n’y mis pratiquement pas les pieds et n’obtins aucun diplôme. Nous étions en 1966-67. On m’avait confié à la JEC la responsabilité des départements de l’ex-Seine & Oise : cela donnait beaucoup de travail, d’autant que l’équipe régionale parisienne était en conflit avec l’équipe nationale, mise en place par les évêques, suite au coup de crosse de Veuillot en 1965. Il nous fallait reconstruire et nous y parvînmes à peu près suffisamment pour que la JEC ne soit pas trop déphasée en Mai 68. Pendant cette année universitairement sabbatique je picorais au hasard dans les philosophes et les scientifiques : Bergson, Kant, Platon, l’histoire de la philosophie de Bréhier, des savants comme Heisenberg, Max Planck, et aussi Marx, par l’intermédiaire du livre de Calvez (sans doute si un jésuite avait pu écrire un aussi bon livre, recommandé par les marxistes eux-mêmes, c’est que Marx n’était pas aussi sulfureux que le prétendaient certains). Je lisais aussi les théologiens conciliaires : Rahner, Metz, Congar, Chenu. J’ignorais tout, jusqu’à leur existence ou presque, des " maîtres à penser " du moment, Lacan, Althusser, Barthes, Foucault ou Lévi-Strauss. En revanche, pour mes responsabilités à la JEC, Les Héritiers de Bourdieu et Passeron me fut fort utile. Et bien sûr, à cause de " la liberté ", je ne quittais pas Sartre et Merleau-Ponty.

L’année 1967-68 : explosive ! – pas seulement pour moi... Il faut dire que les lycéens de Mantes-la-Jolie avaient " fait " Mai 68 un an avant tout le monde, en Mai 67 ! J’étais donc préparé à la suite... Le proviseur avait failli être lynché et, à l’internat, ce furent de joyeuses bacchanales. Toute l’équipe administrative fut mutée et je me retrouvais pion au lycée Hoche à Versailles où j’avais été élève deux ans avant. Curieux effet de retrouver ses anciens profs presque sur un pied d’égalité ! Malheureusement le professeur de philosophie avait entre temps pris sa retraite.

L’histoire s’accélérait : renversement de l’équipe nationale JEC et mise en place d’une nouvelle ; dans les lycées, les " comités Vietnam " se mettaient en place clandestinement ; je participais à l’assemblée générale de fondation des Comités d’Action Lycéens comme observateur de la JEC, dont l’équipe parisienne réunit près de trois cents lycéens à Charenton en février 1968, les thèmes des journées étant : les relations profs-élèves, les notations, les orientations, la démocratie au lycée, etc., – les documents de l’époque n’ont pas pris une ride ! Les cours à Nanterre : un peu de sociologie, et surtout Zac, Ramnoux et Lévinas. Mais je n’y prenais toujours pratiquement pas de notes : j’y allais un peu comme au concert ou au théâtre... Passons sur le reste de l’année : les récits d’anciens combattants ne sont pas forcément passionnants. Je lus aussi Marcuse, Reich, Freud (un peu), et j’obtins ce qui s’appela le DUEL. J’achetais aussi, à un stand dans la cour de la Sorbonne occupée, presque par hasard, Vers une pédagogie institutionnelle de Vasquez et Oury : je ne le lus vraiment que bien plus tard, dans la perspective d’avoir à enseigner la psychopédagogie en école normale d'instituteurs. Pendant l’année de licence, Duméry nous fit un cours sur Plotin, je fis un exposé sur les rapports entre foi chrétienne et politique, qui décida l’année suivante du thème de mon mémoire de maîtrise : Utopies politiques et Royaume de Dieu, dont Duméry eut l’indulgence de suivre l’élaboration ; je lus tout ce qui pouvait se rapporter à la question, notamment sur les mouvements millénaristes (Mühlmann, Ernst Bloch, notamment).

Je découvris alors que, pour enseigner la philosophie, il fallait se présenter aux concours de l’agrégation ou du CAPES. L’agrégation, il ne fallait pas trop y compter : il y avait un programme ! J’avais peut-être plus de chances au CAPES qui me semblait offrir plus de liberté dans la nature même de ses épreuves. Mais les pourcentages de succès étaient tels (1 ou 2% !) que je commençais à me renseigner sur les possibilités de devenir surveillant général (on ne disait pas encore conseiller d’éducation), puisqu’entre temps je m’étais marié et qu’il fallait tout de même songer à entrer dans la " vie active " !

Enseigner la philosophie, oui, mais comment ?

La " vie active "... Certes ! Sans pour autant renoncer aux passions politiques, religieuses et pédagogiques. Cela tombait bien, puisque mon épouse était précisément une ancienne responsable de la JEC, et enseignait la mathématique. Elle s’occupait aussi d’une association locale, à Livry-Gargan, l’Association Populaire Familiale, rattachée à une organisation nationale. Ce qui me permit de faire la connaissance de militants de l’éducation populaire (Louis Caul-Futy, Pierre Boucault, Guy Baudrillart, Antoine Lejay...) qui venaient expliquer dans les quartiers, à un public qui n’avait pas le certificat d’études, des questions aussi compliquées que la fiscalité ou la gestion communale, à l’aide de moyens audiovisuels, et avec beaucoup d’efficacité. Ma décision fut vite prise de quitter cette " salle des pas perdus " qu’était devenu le PSU et où, à l’évidence, ne se réalisait pas du tout cette " alliance ", tant invoquée et espérée dans les jours de Mai, entre " travailleurs et intellectuels ". Je m’engageais donc au M.L.O. (Mouvement de Libération Ouvrière, qui travaillait surtout avec les A.P.F. et qui fusionna en 1972 avec le C.C.O., Centre de Culture Ouvrière, pour fonder Culture & Liberté), dans l’idée de participer à ce travail étonnant de " conscientisation des masses " (comme disaient les théologiens latino-américains de la révolution – je découvris notamment Paulo Freire). J’étais alors pion au lycée technique d’Aulnay-sous-Bois et l’ambiance n’y était pas exactement la même qu’à Versailles... J’y appris notamment à parler avec les élèves. J’en profitais aussi pour faire de nombreux stages sur des questions multiples, l’économie, la gestion municipale, la planification, l’urbanisme, la fiscalité, et aussi d’expression corporelle et théâtrale. Je lus alors tout ce qui me tombait sous la main sur ces questions, notamment Henri Lefèbvre, Le droit à la ville et Henri Laborit, L’homme et la ville.

Par un heureux hasard, je fus reçu au CAPES. La question de la " profession " était donc réglée. Et la rencontre de l’année de CPR. fut celle de Roland Brunet dans ses classes du lycée Voltaire à Paris. Je me souviens notamment d’une séance dans une terminale C où il expliquait, calculs et formules à l’appui, trois tableaux couverts, la relativité restreinte et générale... Et aussi de cette tirade enflammée le lendemain de l’assassinat de Pierre Overney. Les déjeuners dans un bistrot du coin étaient fort instructifs, de même que ce repas de préparation de l’épreuve pratique, chez lui : je n’étais pas prévenu et j’eus quelques difficultés à retrouver mes esprits après avoir goûté aux différents crus de sa cave... Cette année-là, je suivis aussi un groupe de formation qui se réunissait une fois par semaine, animé par André de Peretti : nous nous connaissions déjà, puisqu’il était venu dans plusieurs sessions de la JEC et qu’en Mai 68 nous avions parcouru ensemble quelques amphis en ébullition. Du coup je me mis à lire quelques psychosociologues, Rogers et d’autres.

L’épreuve pratique passée (ce fut mauvais), je reçus ma première nomination : l’École Normale d’instituteurs de Châteauroux. J’étais bien content : il me semblait en effet que toute " aliénation " prenait sa source, pas seulement dans la famille, mais aussi dans ce qui se passait à l’école primaire et que, donc, travailler à la formation des instituteurs permettait de s’attaquer à la racine même de " l’aliénation des travailleurs " et des citoyens. À l’occasion des élections municipales, l’année précédente, j’avais parcouru une vingtaine de communes de la Seine-St-Denis, diapositives et panneaux à l’appui, pour expliquer à l’attention des APF les enjeux de la démocratie locale : les réunions rassemblaient à chaque fois de quarante à quatre-vingts personnes, et j’y ai appris là à parler en public. La perspective de me retrouver en École Normale me fit plonger tout l’été dans Piaget, en commençant par l’épistémologie. J’avais acheté De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle : ce fut un nouvel éblouissement et je retrouvais Vers une pédagogie institutionnelle. Je tenais là, et je tiens toujours, la clé, plus exactement l’outil. J’arrivais enfin, grâce à la pédagogie, à articuler l’Eschatologie et l’Histoire !

De la question des " Origines " à celle des " Fins ", j’en arrivais au " présent " : que faire, ici et maintenant, avec les normaliens ? Que savent faire les profs ? Réciter ce qu’ils ont appris. Je récitais donc Piaget, avec quelques zestes de Freud. Au bout d’un mois et demi, Jean-Marc Luneau et quelques autres élèves prirent leur courage à deux mains pour me faire remarquer qu’ils pouvaient tout aussi bien lire Piaget eux-mêmes et que l’on pouvait peut-être passer les heures de philosophie de manière plus intéressante pour tout le monde : ce fut le début de l’aventure, qui dure encore... Je pus expérimenter, en situation scolaire, ce que j’avais appris à faire à la JEC et à Culture & Liberté. A savoir, avant toute tentative de réflexion globale ou théorique, avant tout " cours ", prendre en compte dans toute son épaisseur l’expérience personnelle de chacun des membres du groupe, ce qui suppose alors de créer les conditions grâce auxquelles cette expérience peut s’exprimer en toute liberté. Je ne trouvais alors d’outils proprement pédagogiques que dans Vasquez et Oury, dans les techniques Freinet. Ce fut là le point de départ de ma méthode : situations qui créent la nécessité et le plaisir de parler, de raconter, puis écriture, puis publication, et lectures philosophiques diverses. Je ne crois pas avoir trouvé beaucoup d’aide du côté des " sciences de l’éducation "... Je lisais plutôt les praticiens qui s’exprimaient – et s’expriment toujours – dans L’Éducateur et les Cahiers Pédagogiques. Bien sûr, je lus aussi Baudelot et Establet, et beaucoup de psychologie de l’enfant et de l’adolescent. Mais, pour tout dire, ces traités de psychologie, tout en étant fort intéressants, ne me fournissaient pas beaucoup d’outils pour le travail proprement pédagogique. Quant aux analyses de Baudelot et Establet, elles me semblaient surtout utiles pour chercher les moyens de les faire mentir ! C’est sans doute la raison pour laquelle j’ai participé à des recherches (sur l’enseignement du français, sur l’évaluation) dirigées par l’INRP. Ce qui m’a sans doute été le plus utile fut :

1/ le travail que je poursuivais bénévolement à Culture & Liberté dans la formation d’adultes, qui m’obligeait à beaucoup de lectures " transversales " (Pierre Belleville et la revue de l’ADELS, notamment), surtout lorsque je dus rédiger le rapport à l’assemblée générale de 1974, rédaction pour laquelle je rencontrais à peu près tous les groupes Culture & Liberté en France ;

2/ la participation progressive à l’action syndicale de quartier aux Associations Populaires Familiales, qui devinrent en 1976 la Confédération Syndicale du Cadre de Vie – ce qui n’alla pas sans quelques conflits ; et avec un petit groupe de militants de la région parisienne, nous produisîmes un montage audiovisuel dénonçant assez violemment " l’École-caserne " (le livre de Jacques Pain et Fernand Oury était devenu mon livre de – quasiment ! – chevet) ;

3/ la présence à l’École Normale de Châteauroux, à partir de la fusion des deux Écoles normales (d’instituteurs et d’institutrices), de Jean Aubegny, qui était membre du comité de rédaction des Cahiers Pédagogiques, et qui me demanda mon premier article, et celle de Francis et Anne-Marie Imbert, dont les travaux commençaient à me passionner tout à fait : c’était un grand plaisir de lire certains de leurs textes avant publication, et chaque événement à l’École Normale était prétexte à des analyses extrêmement subtiles et utiles. Je me souviens aussi de polémiques serrées concernant Illich et sa critique de l'École…

Je continuais par ailleurs à faire des stages, dans la mesure de mes disponibilités, sur le logement, la consommation, le système judiciaire, la santé, etc. Mais au bout de six années d’allers et retours entre Livry-Gargan et Châteauroux, j’éprouvais le besoin de me rapprocher un peu de chez moi, où l’action dans les quartiers me prenait de plus en plus de temps.

J’ai donc passé, avant de me retrouver au lycée Pierre de Coubertin à Meaux, dix années au lycée La Fayette à Champagne-sur-Seine. Et là j’ai découvert une certaine efficacité de l’enseignement philosophique avec des classes de terminales techniques industrielles, à condition de poursuivre dans le même sens que ce que j’avais déjà expérimenté à Châteauroux, et dans le même esprit que la formation chez les adultes. Récits, écritures, publications, quelques émissions de radio, et... lectures philosophiques ! J’avais également suivi les travaux du GREPH, grâce à Roland Brunet et Francis Godet, et, puisque je complétais mon service en classes préparatoires aux divers BTS, j’avais souvent un grand nombre d’élèves deux ou trois ans de suite, ce qui donnait encore une dimension supplémentaire à l’enseignement philosophique. J’ai eu le sentiment à ce moment-là de reprendre contact avec la philosophie proprement dite, et je me suis mis à lire les contemporains : découverte de Derrida, Serres, Foucault, ainsi que des anthropologues, notamment Clastres, Jaulin, Sahlins, Girard, Balandier... Du côté de la pédagogie et des sciences de l’éducation mes lectures se limitaient aux Cahiers Pédagogiques dont je devins membre du comité de rédaction. Et c’est grâce à cette participation que je pus lire (et rencontrer) Meirieu, Astolfi, Ranjard, Hameline et bien d’autres. J’ai fait aussi deux stages de pédagogie institutionnelle et participé à la " moulinette ", avant sa publication, du livre de Catherine Pochet et Fernand Oury, Qui c’est l’conseil ?. Je dois dire aussi que la participation, pendant ces dix ans, à un groupe de recherche et d’analyse clinique avec Francis Imbert et d’autres, me fut aussi une formation extrêmement précieuse : j’y ai appris à essayer de commencer à comprendre mes fantasmes de maîtrise et de totalité, à défaut de m’en défaire totalement... Travail sur soi, constamment relié à l’intensité et à la complexité du travail en classe, et aussi du travail de formation d’autres enseignants, en collège et en lycée, puisque je commençais à animer des stages en établissements pour la MAFPEN de Créteil, en collaboration avec Pierre Mahieu.

Comment dire l’influence des lectures et des formations ? Je crois qu’elles m’ont été d’autant plus utiles qu’elles provenaient de praticiens : j’ai une véritable passion pour le récit et rien ne m’intéresse plus que quelqu’un qui essaie d’expliquer dans un groupe, un livre, un article, ce qu’il fait, comment et pourquoi il le fait. D’autre part, je crois que ces formations m’ont été d’autant plus utiles que j’étais déjà disposé à l’excentricité et à la transversalité : qu’on me pardonne ces mots, mais je n’en trouve pas de meilleurs. Enfin, je crois qu’on ne peut vraiment lire les autres que si on écrit soi-même.

Une des questions posées pour cet article était celles des changements qui ont pu affecter ma pratique : je ne crois pas avoir beaucoup " changé " en vingt-cinq ans d’Éducation nationale, j’ai accru la palette de mes " outils ", et j’ai l’impression de devenir d’années en années, plus radical et plus critique.

Et tout ceci explique peut-être que si j’ai écrit un petit livre sur la question de la violence à l’école, c’était précisément parce que je travaillais dans un lycée parfaitement paisible... Ce travail continue, et le plaisir aussi. J’en ai beaucoup souffert à l’époque, mais je ne suis pas trop mécontent, finalement (dans les deux sens de l’adverbe), d’avoir été un ancien cancre. Se placer délibérément du côté des " mauvais élèves " me paraît de plus en plus nécessaire : on regarde la " réussite scolaire " d’un autre œil, et c’est ce qui me semble aujourd’hui le plus urgent.

Bernard Defrance.

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(1) Cf. Cahiers Pédagogiques, n° 324, mai 1994 (note ajoutée après publication ).

(2) Jeunesse Étudiante Chrétienne, ce qui m’a permis aussi plus tard quelques rencontres formatrices avec Patrick Viveret, Pierre Rosanvallon, Jean-Pierre Sueur, Michel Bourguignat, Robert Jorens, Michel Clévenot... et ma future épouse, Nicole Lévêque ! et quelques autres... C’est cet engagement qui m’a permis d’échapper aux pièges de l’extrême droite intégriste catholique, dominante dans ma famille et dans les milieux militaires de Bourges (en seconde) et au lycée Hoche à Versailles (à partir de la première), surtout en pleine période de la fin de la guerre d’Algérie. Il est vrai tout de même que si j’étais " Algérie Française ", c’était surtout, si j’en crois mes textes de l’époque (les pages quotidiennes), parce que j’étais opposé aux frontières elles-mêmes ! Et je ne regrette pas aujourd’hui d’avoir pu connaître ces milieux-là de l’intérieur, et aussi de se souvenir de l’imbécile que j’étais (politiquement !) me permet de ne pas m’énerver bêtement quand j’ai des classes à moitié ou presque spontanément " lepénistes " : c’est précisément dans ces classes-là que le travail philosophique devient utile me semble-t-il... (Note ajoutée après publication).