A.V.V.E.J. – Angers – 24 sept. 1993.

Atelier " Formation à la citoyenneté ".

Texte rédigé pour les actes du colloque.

 

 

 

 

Formation à la citoyenneté.

 

Depuis Montesquieu, on définit la démocratie comme étant le régime dans lequel les " pouvoirs " (législatif, exécutif et judiciaire) sont à la fois distincts et articulés. Non sans difficultés considérables, et avec encore beaucoup d’imperfections, cette conception a fini historiquement par prévaloir dans l’organisation de l’État, tout au moins dans les sociétés laïques-démocratiques. C’est le résultat d’une longue évolution historique qui voit progressivement le principe d’égalité entre les hommes prévaloir sur le principe hiérarchique ; dans l’Ancien Régime, aristocratique, chacun est défini par l’appartenance à sa classe, l’ordre hiérarchique a son fondement en Dieu dont le Roi est le " lieu-tenant " sur Terre, l’autorité a une origine transcendante. Dans le régime démocratique, la place du pouvoir est vide : celui qui l’occupe ne l’occupe que provisoirement, au terme d’une compétition réglée ; chaque citoyen est l’égal de tout autre et le fondement de l’autorité ne peut résulter que de l’accord entre les hommes ; la disparition de la référence transcendante renvoie chacun, pour ce qui est du choix des valeurs, à sa propre conscience. Le pluralisme devient ainsi la règle et le principe démocratique dissout l’unification dans une seule compréhension du monde. Cependant, les individus, dés-emparés, peuvent être tentés de s’en remettre à l’État du soin de leur protection pour ne pas assumer leur citoyenneté. D’où l’importance extrême, contre les risques de l’État, excessivement " protecteur ", " tentaculaire " voire totalitaire,

– des libertés, de la presse principalement, et d’association ;

– de la séparation des pouvoirs, l’indépendance des magistrats se trouvant alors au cœur du dispositif qui garantit la démocratie contre les risques qu’elle engendre elle-même ;

– et de la question de l’éducation, puisqu’il ne s’agit plus seulement pour le citoyen d’obéir à la loi, mais aussi de contribuer à son élaboration ; ce qui suppose que chaque citoyen puisse se rendre capable d’en comprendre rationnellement l’exigence fondatrice d’articulation des libertés individuelles.

La distinction des pouvoirs semble aujourd’hui acquise, au niveau de l’État, en France. L’élection du président de la République au suffrage universel constitue cependant la principale menace contre cette distinction des pouvoirs, puisqu’elle institue une " légitimité " directe de l’exécutif, pouvant entrer en conflit avec celle du législatif. Cette disposition n’est pas autre chose qu’une survivance, nostalgique sans doute, du pouvoir monarchique. De plus, cette distinction des pouvoirs est encore moins acquise aux niveaux locaux, départementaux et régionaux, où le maire, le président du conseil général et celui du conseil régional cumulent législatif et exécutif : comme si le président de l’Assemblée nationale était en même temps président de la République...

Cette distinction des pouvoirs n’existe pas du tout dans les institutions, puisqu’au législatif et à l’exécutif la confusion ajoute le judiciaire, qui prend ici la forme du " réglementaire ". Le pouvoir de punir, à l’école, dans l’entreprise, à l’armée, dans n’importe quelle administration, appartient à la même instance ou personne qui fixe et exécute les prescriptions réglementaires, même si, en théorie, les décisions restent susceptibles de recours devant les tribunaux (judiciaires ou administratifs). L’institution prolonge ainsi le modèle familial d’autorité parentale sur les enfants, alors qu’elle est organisée par et pour des citoyens. De nombreux " règlements intérieurs " comportent ainsi des dispositions illégales, et nombreux sont les responsables qui commettent des abus de pouvoir en toute bonne conscience, de même que sont nombreuses les victimes de ces décisions qui ignorent tout de leurs droits.

À l’école, la question se pose avec d’autant plus de complexité que les enfants et les adolescents sont déjà sujets de droit mais pas encore citoyens. La tension entre ce " déjà " et ce " pas encore " traverse toute la question de la pédagogie : l’école ne peut pas être un lieu de démocratie mais doit en être un lieu d’apprentissage. En effet, toujours selon Montesquieu, la démocratie suppose la vertu en chaque citoyen. L’organisation du système éducatif doit donc permettre l’éclosion et la consolidation de cette " vertu " : ce qui explique que l’école a une double fonction, savante et morale, d’instruction et d’éducation.

En effet, l’école est le seul lieu social où les ignorances sont légitimes : celle des savoirs et celle de la loi, puisqu’on y vient précisément pour les combler. La différence essentielle entre le monde du travail et l’école est que, à l’inverse de l’écolier, le travailleur est soumis à l’obligation de résultats. De même, à partir de la majorité, nul n’est censé ignorer la loi, ce qui n’est pas le cas des mineurs. De plus, si le citoyen n’est pas seulement celui qui obéit à la loi mais aussi celui qui la fait, cela suppose que le futur (pas encore) citoyen apprenne, certes à obéir à la loi, mais aussi à la faire, avec les autres. Ce qui distingue essentiellement l’école et la famille.

De nombreuses expériences pédagogiques ont montré, depuis longtemps, que cet apprentissage progressif de la démocratie et de ses exigences est possible à l’école. La caractéristique commune à toutes les expériences de pédagogies actives, coopératives, institutionnelles, est de tenter de permettre aux enfants d’organiser ensemble l’espace et le temps, de décider des travaux et activités, de se donner les outils matériels, culturels et institutionnels de leur liberté.

Cependant l’immense majorité des classes et établissements fonctionnent encore sous le principe " monarchique ", c’est-à-dire celui de la confusion des pouvoirs. Cette confusion joue aussi bien sur le plan des comportements que sur celui de l’acquisition des savoirs. La question ne dépend pas ici des qualités " psychologiques " des acteurs (les aptitudes à la " relation ", à l’" écoute ", le " charisme " du maître...) mais tient à la structure institutionnelle même, qui contredit les principes fondateurs du droit : nul ne peut être juge et partie, nul ne peut se faire justice à lui-même, la loi est la même pour tous... Impossible de respecter ces principes dans une situation où c’est le même qui enseigne et qui juge ensuite des résultats de cet enseignement, où c’est le même qui peut être atteint par l’injure et la punir, où celui qui impose telle ou telle règle peut se dispenser de l’observer lui-même. Les conséquences sont graves : non seulement cette structure institutionnelle interdit la genèse de la loi en chacun mais elle pervertit aussi l’accès aux savoirs, dont l’acquisition ne sera alors finalisée que par le désir de passer, grâce aux " diplômes ", du côté de ceux qui peuvent, de leur place hiérarchique, imposer leur " loi " aux autres.

Dès lors, l’apprentissage de la citoyenneté ne peut pas se limiter aux questions " périphériques " qui ne relèvent pas de la mission spécifique de l’école : gestion de foyers socio-éducatifs, menus de la cantine, clubs, commissions santé, journaux lycéens, etc. Certes, ces activités peuvent constituer des occasions non négligeables de formation aux responsabilités associatives, mais, outre le fait que les qualités d’initiative et de civisme ainsi développées ne sont pas validées dans le cursus, ces responsabilités ne s’exercent pas sur ce qui fait l’essentiel du sens de la présence à l’école, c’est-à-dire les procédures centrales d’instruction, de construction par le sujet apprenant des savoirs et savoir-faire, leurs évaluations et validations. Ainsi l’institution des délégués dans les collèges et lycées, de fait, soit reste un échec (à cause des impuissances réelles auxquelles ces délégués doivent se résigner la plupart du temps, puisque leur parole n’est entendue que lorsque que les " adultes " le veulent bien...), soit contribue à la fabrication de petits " notables " qui n’ont aucune prise sur les processus réels.

L’articulation de la démocratie représentative et de la démocratie participative reste – et pas seulement à l’école ! – encore largement à inventer. L’élection de représentants correspond trop souvent, dans les faits, à une démission civique. Les actions qui se multiplient de formation des délégués de classe sont l’occasion d’expériences très intéressantes pour ceux qui en bénéficient, et elles font, du même coup, s’interroger sur le fait que les autres élèves, appelés tous à devenir citoyens, n’en bénéficient pas... Bien des activités menées ainsi en dehors de la sphère d’apprentissage proprement dite pourraient être avantageusement réintégrées dans les cours eux-mêmes. Les classes " Freinet ", par exemple, ont depuis longtemps montré l’efficacité du journal scolaire dans l’apprentissage de la langue.

Enfin, l’apprentissage de la démocratie à l’école suppose l’intégration, dans le fonctionnement institutionnel lui-même, de trois exigences essentielles qui fondent la démocratie elle-même et qui sont, y compris dans les débats et actions politiques, très souvent " oubliées " :

– d’une part, les principes éthiques qui permettent la démocratie ne peuvent pas se " discuter " démocratiquement : l’interdit de la violence, par exemple, ne se discute pas puisqu’il est précisément ce qui permet la " discussion " ; mais, par ailleurs, ce principe ne saurait être imposé et doit faire l’objet de la décision libre de chaque citoyen, qui consent par là à la liberté de l’autre ; ce qui oblige alors, à l’école notamment mais pas seulement, à distinguer clairement, coutumes, règles et lois, morale et éthique, ce qui est " discutable " et ce qui ne l’est pas...

– d’autre part, la démocratie ne consiste pas en l’application mécanique de la loi de la " majorité " : elle est tout autant institution des procédures de protection des minorités ; en effet, comment une idée neuve (et éventuellement vraie ou juste) pourrait-elle être d’emblée majoritaire ? Comment s’assurer que majorité et vérité coïncident ? Tout " règlement " doit ainsi comporter ses propres règles de modification ainsi que les procédures qui permettent de le faire respecter également par tous les acteurs de l’institution ; avec cette exigence supplémentaire pour l’école de distinguer, notamment dans l’application des sanctions, entre ceux, parmi ses acteurs, qui sont déjà citoyens et ceux qui ne le sont pas encore : la violence d’un majeur est évidemment plus grave que celle d’un mineur...

– enfin, la caractéristique de la démocratie est d’être inachevée et inachevable : équilibre instable qui ne dépend que du degré de vertu en chaque citoyen ; lesquels citoyens ne sont eux-mêmes qu’adultes imparfaits... Peut-être que devenir adulte, devenir citoyen, c’est commencer à comprendre qu’on ne le sera jamais. Et donc la formation à la citoyenneté à l’école doit pouvoir permettre d’assumer cet inachèvement inéluctable.

Bernard Defrance.