Paru dans La Rue, n° 3, janvier 1994.

 

L’École : machine à exclure ?

Constat qui n’a rien d’original : dans l’itinéraire de ceux qui se retrouvent en situation d’exclusion, l’échec scolaire tient une place décisive. Non pas à cause de difficultés dans l’acquisition des savoirs (les personnes " exclues " ne sont ni plus ni moins " intelligentes " que les autres !), mais à cause d’exigences propres à l’école : c’est l’école qui ne supporte pas certains enfants. On a l’habitude, surtout les enseignants, d’attribuer ces échecs à l’enfant lui-même, qui serait " incapable " d’apprendre et de se conformer à l’ordre scolaire ; les élèves en échec finissent par intérioriser ces jugements et par se croire eux-mêmes " paresseux " ou " débiles " !

Or, c’est la structure institutionnelle même de l’école qui est ici en cause. En effet, qu’apprend-on à l’école, avant même la lecture, l’écriture, le calcul et le reste ? On apprend à se soumettre à ce qui n’est perçu la plupart du temps que comme l’arbitraire des exigences de comportement imposé par l’adulte. Et pourquoi faut-il " se soumettre ", quels que soient par ailleurs les qualités ou défauts psychologiques de l’enseignant, le caractère plus ou moins bienveillant ou violent de l’autorité qu’il exerce ? Parce qu’en sa personne se trouvent confondues, institutionnellement, deux fonctions essentielles : c’est le même qui enseigne et qui juge ensuite des résultats de cet enseignement (un peu comme si, en sport, c’était le même qui était entraîneur et arbitre ou juge). Et cette confusion des pouvoirs d’instruction et d’évaluation (évaluation qui porte à la fois sur les compétences et les comportements) a deux conséquences, sur l’enseignant et sur les élèves :

– si l’enseignant doit à la fois instruire et évaluer, alors il se juge lui-même, plus ou moins consciemment ; la culpabilisation qu’il risque de développer si des élèves " n’écoutent pas " ou " ne comprennent pas " peut l’amener à rejeter la faute sur l’élève lui-même et l’abandonner à son sort, pour éviter les remises en question de ses propres pratiques ; personne ne se remet en question facilement et les enseignants moins que quiconque puisqu’ils sont payés pour avoir raison, incarner la vérité !

– en ce qui concerne l’élève, la recherche de la vérité est remplacée par celle de la conformité : " attention à ne pas déplaire à celui qui a pouvoir (quasi-absolu ou du moins ressenti comme tel) sur moi " !

[ Et donc, les élèves vont (schématiquement) se répartir en trois catégories :

– ceux qui vont s’employer, grâce aux diplômes, à " passer de l’autre côté du manche " pour pouvoir à leur tour imposer leur " loi " aux autres : ils deviendront " bons élèves " et " décideurs " (et chacun peut constater, en ouvrant le journal, les résultats de la politique des " instruits ") ;

– ceux qui refusent, consciemment ou non, cet apprentissage systématique de l’hypocrisie, qui se retrouvent démunis devant l’exigence de mentir à eux-mêmes et devant les autres, et qui risquent (ce n’est pas une fatalité : il y a de bons élèves qui ne sont pas dupes !) la marginalisation ;

- et enfin, la masse intermédiaire de ceux qui font juste ce qu’il faut pour " ne pas avoir d’ennuis " et qui formeront plus tard les majorités silencieuses indifférentes aux responsabilités civiques. ] (1)

Autrement dit, c’est la structure du fonctionnement ordinaire de la classe qui provoque l’échec scolaire et peut-être que ce qui condamne notre système éducatif n’est justement pas d’abord l’échec mais le modèle de réussite scolaire imposé... Les enfants et les adolescents passent six à huit heures par jour à l’école pendant au moins quinze ans : il serait temps de s’apercevoir des effets que cet apprentissage quotidien de la soumission finit par produire.

Bernard Defrance.

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(1)     Passage entre crochets non publié, faute de place.