Paru dans les Cahiers Pédagogiques, n° 324, mai 1994.

 

La (ker)messe...

Nous sommes dans la nuit du samedi 29 au dimanche 30 janvier : stands divers, fripes, boissons, sandwichs, bijoux et objets artisanaux, quelques-uns de mes élèves, déguisés en clowns, vendent de la barbe-à-papa, les groupes vont et viennent, beaucoup dansent, plusieurs sketches à moitié improvisés se jouent parfois au milieu de la foule, cracheurs de feu... La structure de cette rave-party semble bien reconduire les schémas millénaires de la fête populaire.

Quelques différences cependant : ils sont douze mille dans ce hangar de l’aéroport du Bourget, le " H " et l’" acid " remplacent le rouge ou la gnôle, la " techno " les flons-flons de l’accordéon et les lasers les lampions... Pour une fille on peut compter au moins quinze garçons, qui dansent seuls, et je ne croiserais personne de plus de trente ans. Enfin, de toute la nuit, je ne verrais qu’un seul couple se livrant à des caresses un peu poussées...

Immense rassemblement sous le signe de la technologie la plus moderne et du religieux le plus archaïque. Toute dimension temporelle se trouve gommée : on est dans l’a-politique, voire l’a-sexué. Loin des rassemblements des années 60 et 70, agapês porteuses d’une eschatologie implicite, loin même du no future punk, encore porteur d’une révolte, d’une négativité historique, la foule ici assemblée se soumet au dieu " D.J. " (1), visible de loin, dominant la scène et la salle, enfermé dans sa cage de verre inaccessible, sculptant les espaces lumineux, déclenchant les éclairs qui font surgir brusquement de l’ombre corps et visages, rythmant le temps sonore qui s’écoulera entre accélérations et apaisements douze heures sans faille...

Sur les pourtours du centre où se pressent les danseurs solitaires, groupes épars assis en rond. Pour quelle parole ? Il faut se hurler dans l’oreille pour s’entendre. Beaucoup dansent, désarticulés, beaucoup, allongés ou assis la tête entre les genoux, partent dans leur " voyage " solitaire. Pas de " fusion " : la sérialité " techno "-logique. Service d’ordre discret et impeccable. Fouille à l’entrée, vigiles avec leurs chiens sur les parkings, portes surveillées, rondes discrètes, talkies en bandoulière...

Hervé, qui m’a persuadé de venir, s’inquiète : est-ce que je ne m’ennuie pas ? Non pas vraiment ! Je me promène, j’observe, beaucoup de regards surpris me suivent et me dévisagent, certains s’enhardissent à me demander comment je trouve " ça ", si j’apprécie. Mes élèves répondent aux questions des copains rencontrés et les renseignent à mon sujet. Je me fais l’effet d’un ethnologue observant les cérémonies rituelles d’une tribu des sociétés dites " sans histoire "… De quoi s’agit-il ? D’une immense et momentanée régression pré-historique et pré-génitale ? D’une vaste catharsis-masturbation collective ? Un sketch vers quatre heures du matin : des cracheurs de feu hurlants au milieu de la foule courent près un garçon à moitié nu qui sera capturé, traîné sur le sol, hissé sur scène et symboliquement décapité, le meneur brandissant la tête postiche dans les cris, sifflets, hurlements de la foule... Jeux sacrificiels et initiatiques ?

L’entrée coûte 120 francs. Cela doit " filtrer " un peu le public, qui me semble très majoritairement lycéen ou étudiant.

Je proposerais presque de rendre obligatoire, dans la formation des enseignants, la participation à une rave-party !... Qui sont nos élèves finalement ? Le pédagogue, si l’on en croit l’étymologie, " accompagne ". Sommes-nous capables, nous " adultes ", de leur permettre de découvrir aussi la génitalité et leurs pouvoirs historiques, de sortir du " religieux " ? D’aller les chercher là où ils sont pour les amener au politique ? Encore faudrait-il que notre propre manière de parcourir ce chemin ne les en détourne pas.

Bernard Defrance.

 

 

(1) Disc-jockey, prononcer " didji ".