Bernard Defrance,

professeur de philosophie,

lycée Maurice Utrillo, Stains.

 

 

La classe, au quotidien.

Les témoignages d’élèves de terminales techniques, dont on trouvera la transcription ci-après (1), ont été enregistrés dans mes classes du lycée La Fayette à Champagne-sur-Seine en 1985, et ont fait l’objet de trois émissions de huit minutes chacune diffusées sur France-Culture les 3, 10 et 17 avril 1985 dans le cadre des émissions du Centre National de Documentation Pédagogique. Ces trois fois huit minutes ont été extraites et montées à partir de cinq heures d’enregistrement, les élèves ayant pu contrôler avant la diffusion que leurs propos n’avaient pas été déformés au montage.

C’est une des dimensions fondamentales du travail philosophique que je tente de conduire avec mes élèves qui se trouve ici révélée : tenter de comprendre sa propre situation pour, si possible, essayer de ne plus se contenter de la subir. Qu’est-ce en effet qu’un travail philosophique s’il n’est pas d’abord interrogation sur le sens de ce que l’on fait ? Et le " faire " des élèves est bien leur travail scolaire. " Qu’est-ce que vous faites là ? " : c’est la première question que je pose à mes élèves au début de l’année scolaire (2). Et ce sera aussi la dernière question, celle qui court, souvent invisible, à travers les vicissitudes des apprentissages (la dissertation du bac !), des lectures de textes, des écritures originales, banales ou  " délirantes " (le délire philosophique !), des débats mornes ou serrés, des " règlements de comptes " (verbaux !), des enjeux scolaires ou vitaux, qui les feront fuir et revenir, s’inquiéter ou s’endormir, travailler (comme on dit que le bois travaille), qui se posera encore lorsque nous nous quitterons, ayant appris, peut-être, qu’elle n’a pas de réponse autre que celle qu’on peut décider ou non de lui donner, désormais, peut-être, aguerris, si peu que ce soit, à supporter l’inachèvement inévitable de toute quête de sens.

Les auditeurs pourront aussi bien sûr s’interroger sur ce qui rend possibles de tels échanges, en classe. Sur ce qui rend possible que, devant ses camarades, Franck Deschamps (3) ose dire : " Je me sens nul...". Sur ce qui rend possible que Brahim Siraï, marocain arrivé en France à l’âge de sept ans sans connaître un mot de français (4), parle de la manière dont il le fait. Sur ce qui donne à Gilles Baulard (5) cette intelligence si fine des rapports de pouvoir dans la classe et l’atelier et qui lui permet de dévoiler ses " ruses " à un professeur qu’il voussoie et tutoie alternativement...

Mais, plus encore, ce que révèlent ici les élèves est la difficulté à se construire soi-même, comme personne et comme citoyen. Qu’en est-il, en effet, des caractéristiques institutionnelles, voire juridiques (et pas seulement psychologiques), des relations entre professeurs et élèves ? Comment construire le rapport au savoir quand la recherche de la vérité se trouve réduite à celle de la conformité ? Comment construire le rapport à la loi quand celle-ci se réduit aux règles, parfois contradictoires entre elles, imposées par les enseignants ?

Aucune fatalité, cependant, ici : puisque ces élèves sont lucides et peuvent verbaliser, analyser les situations dans lesquelles ils sont pris, et dès lors peuvent commencer à s’en déprendre...

(1) La transcription de ces émissions, l’introduction et les notes ont été réalisées pour les chefs d’établissements participant à un stage national de formation au centre Condorcet à Paris, le 18 mai 1994, ainsi que pour les participants à l’Université d’Été de la Police Nationale, à Marseille, le 31 août 1994. Ces enregistrements sont également utilisés lors d’interventions au Centre National de formation pédagogique des Maisons Familiales Rurales à Chaingy (45) depuis 1989, et dans divers stages Mafpen. Cette transcription a été reprise dans La planète lycéenne, éditions Syros, 1996, avec des commentaires supplémentaires. La cassette audio est disponible, sous réserve de me fournir une cassette vierge, d’assurer les frais de port et de s’engager à me rédiger un compte-rendu de la (ou des) séance(s) où elle sera utilisée, ou bien de m’en rédiger un commentaire (même bref !).

Note de mai 2000 : j’espère pouvoir bientôt fournir sur Internet la possibilité d’entendre les enregistrements eux-mêmes.

(2) Cf. Le Plaisir d’enseigner, éd. Quai Voltaire, 1992, p.22-47.

(3) Aujourd’hui architecte.

(4) Aujourd’hui naturalisé français, professeur agrégé d’électrotechnique après son succès à l’ENSET.

(5) Aujourd’hui ingénieur.

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1ère émission

 

" Vivre au lieu de suivre... "

Les trois élèves qui s’expriment ici, Franck Deschamps, Frank Mahieu et Frédéric Doucet, faisaient partie d’un groupe d’une quinzaine d’élèves de la classe de terminale F1 (Fabrication mécanique) de l’année 1984-85, qui venaient régulièrement participer à l’heure de Français optionnel destinée à ceux qui se préparaient à repasser l’épreuve de Français du baccalauréat. En réalité, aucun d’entre eux n’avait l’intention de repasser cette épreuve, et, comme ils n’avaient pas encore, à cette époque, de philosophie à leur programme de terminale, nous faisions de la philosophie... Lors de l’entretien, ils sont tous présents et tous ont parlé. Si l’on en n’entend que trois, c’est par suite des choix au montage (cette remarque vaut également pour les deux autres émissions). Ces huit minutes sont tirées d’une heure d’enregistrement (1). J’ajoute quelques notes destinées à donner un éclairage sur le contexte ou à souligner quelques pistes de réflexion possibles. Ces notes sont en fin de chaque émission.

 

 

 

 

Bernard Defrance : Alors, la vie quotidienne au lycée ? Qu’est-ce que vous en pensez ?

Franck Deschamps : Très dur, très... enfin, c’est la vie. Savoir pourquoi on fait ça (2). On se demande souvent, c’est... Sinon on peut travailler bêtement, et accumuler des tensions (3), qui se rejettent après dans l’internat (4) ou dans les réfectoires ou pendant les récréations, ou même pendant les cours contre les profs. Faire des choses qu’on a n’a pas envie de faire (5), ça crée des tensions, avec soi-même, on n’est pas d’accord avec soi-même, et on le fait comprendre aux autres, même sans le savoir (6) qu’on n’est pas d’accord avec soi-même... Et après ça fait un report, je ne sais pas, je ne peux pas expliquer ça moi, je ne suis pas...

Frank Mahieu : Pour ma part, j’ai constaté que la classe, le milieu scolaire créent une situation de surrenchérissement constant, et qu’on est tout le temps en train d’essayer d’être meilleur que l’autre, et c’est une compétition constante, énervante, fatigante, et moi, je suis externe, et quand je rentre chez moi, je m’aperçois que mes parents sont calmes et que moi je suis complètement excité par la journée, et qu’ils n’arrivent pas à me suivre, et ils me demandent de me calmer, parce qu’avec eux j’ai pas à essayer d’être important. Il y a une espèce de... j’appellerais pas ça une psychose mais une maladie... une maladie qui veut que, quand on parle, en groupe, avec des camarades, on est tout le temps en train de vouloir être le centre de la discussion (7), même si dans la vie je dirais extrascolaire on est tout à fait anodin et pas égocentrique du tout. Donc ça crée des tensions, et un climat tout à fait énervant, et qui ne correspond pas du tout aux études, ça peut pas... ça peut pas coller en somme (8).

B.D. : Tu veux dire que dans ta famille tu n’es pas obligé de jouer un rôle, et ici, tu es constamment obligé de jouer un rôle ? (9)

F.M. : Oui.

B.D. : Pourquoi ?

F.M. : C’est une façade... C’est le côté " moi je suis le plus beau, moi je suis le plus fort " qui ressort, il est obligé de ressortir même si on se bagarre (10)... À un moment ou à un autre on va, soit mentir, soit exagérer un fait, pour être le centre de la discussion ou le... celui qui a fait ça (11). Et ça, c’est tout le temps sur le qui-vive à chercher même les fautes des autres pour pouvoir les rabaisser et donc monter de niveau, et c’est assez énervant et fatigant.

F.De. : En F1, on est assez vite classé. C’est une classe de (12)... de manuels, de... de gros... enfin de gros durs, ça se vérifie cette année d’ailleurs, c’est marrant, moi je ne voulais absolument pas ça (13), quand je suis allé en F1, on m’a dit: attention... c’est le truc où il fallait pas aller, quoi ! C’est quelque chose... le plus bas qu’il puisse y avoir à La Fayette ! (14) C’est toujours le même problème, il y a des gens qui ne savent pas pourquoi ils sont là, mais qui viennent quand même, d’ailleurs à mon avis même moi je ne sais pas pourquoi je viens là (15), seulement il faudrait que les gens qui viennent et qui savent pas pourquoi ils sont là, qu’ils comprennent que, à la limite, il vaudrait mieux pas qu’ils viennent que de gêner les autres.

Frédéric Doucet : Ce que j’ai à dire, c’est à peu près la même chose que Franck, c’est-à-dire que, il y a cette sélection, cette compétition, et on a... en terminale, le but, c’est quand même le bac, donc, ce qui fait que c’est un peu la course aux bonnes notes (16), et donc comme on a, c’est vrai qu’on a un emploi du temps chargé (17), en fait on profite pas tellement de la vie qu’il pourrait y avoir à l’intérieur du bahut, quoi, parce que, bon, on pourrait faire des choses très intéressantes et on n’a pas toujours le temps de le faire, si on voulait vraiment faire tout notre travail scolaire, on y serait tous les soirs, quoi... On n’arrêterait pas souvent, donc il faut... ou alors il faudrait faire des sacrifices, c’est ce qu’on fait de temps en temps, des fois, bon, on n’a pas envie de bosser, alors on bosse pas, quoi, mais disons qu’on pourrait profiter de la vie un petit peu plus, quoi, disons vivre au lieu de suivre. Enfin moi c’est mon impression, j’ai l’impression de suivre le flot de tous les élèves, c’est ça... (18)

B.D. : Est-ce qu’il vous arrive de le dire cela, ce que vous venez de dire, est-ce qu’il vous arrive de le dire à des profs ?

F.Do. : Non (19).

B.D. : Pas seulement entre vous, mais...

F.Do. : Non, parce qu’on a des relations avec les profs qui sont des relations profs-élèves et qui vont pas plus loin, quoi. C’est-à-dire les profs ont fini leur cours, bon, ils s’en vont de leur côté, nous du nôtre, et on les revoit pas après, quoi. (20)

B.D. : Comment ça se passe avec les profs ? Comment tu les vois les profs ?

F.De. : Les profs ? Avec autant de problèmes que nous, hein (21)... Peut-être plus même, mais... Mais ils ont des atouts, des armes (22), dont ils se servent des fois mal, mais ils ont plus d’armes que nous, ils peuvent nous embêter... J’ai remarqué une chose, j’ai essayé d’être délégué deux, trois fois dans ma scolarité, et une classe c’est extrêmement ingrat, ça vous remercie pas, ça prend tout ce que ça peut, mais ça ne donne jamais rien (23). Une classe c’est très fragile en fait, une ambiance de classe pour que ça marche parfaitement bien, c’est pratiquement impossible, quoi, mais on peut s’en approcher...

F.M. : Mais dans une classe comme la TF1, et dans (24) les professeurs qu’on a, où ce sont des matières assez techniques ou scientifiques, l’esprit de compétitivité ou d’animosité entre classe et professeur est accru par la difficulté de compréhension de la matière...

(...)

F.De. : Si je cherche un but dans ma vie scolaire, c’est-à-dire que je cherche un but aussi dans ma vie, et j’en trouve nulle part, alors ça fait très peur...

B.D. : Ça fait très ?

F.De. : Très peur !

B.D. : Très peur... (25)

F.De. : Enfin... ça fait pas peur, mais... je me sens nul, abstrait (26), je ne sais pas ce que je fais, je me domine pas et... je fais quelque chose, pour quoi ? pour qui ?... J’en sais rien, alors c’est... ça sort du domaine scolaire, mais ça rentre aussi dans le domaine scolaire...

 

(1) Effectué par Robert Tison, ingénieur du son au CNDP.

(2) " Pourquoi " : il ne s’agit pas ici du " pourquoi " au sens de la cause mais au sens du but, de la finalité, du sens justement ; " pour - quoi ?  " ; d’emblée, il s’agit de la question philosophique la plus radicale : si le sens de ce que l’on fait échappe, les tâches perdent alors tout intérêt, et les enseignants de se lamenter : " Ils ne sont pas motivés...".

(3) " Tensions " : j’étais fort surpris les premières années de mon travail au lycée La Fayette de constater, dans le train entre Champagne-sur-Seine et Melun, entre 18 heures et 18 heures 30, chez les nombreux élèves du lycée, du lycée professionnel tertiaire (beaucoup de filles) ou du CFA de Montereau qui l’empruntaient, des comportements qui me semblaient relever carrément de la psychiatrie ! Hurlements, fous-rires sans raison apparente, moqueries réciproques parfois féroces, esquisses de " bagarres " ou brimades diverses (empêcher l’un d’entre eux de descendre à sa station, en barbouiller un autre au crayon marqueur, etc.), et aussi abattements apathiques complets... Voir, sur ces mécanismes de compression-décompression, les travaux d’Henri Laborit sur les origines de l’agressivité : le stress de la pression institutionnelle provoque bien des violences ou des inhibitions ; Henri Laborit, La nouvelle grille, Robert Laffont éd., 1974.

(4) Le lycée La Fayette est un lycée technique industriel : 800 élèves environ, dont près de 500 internes, une quinzaine de filles perdues au milieu des garçons...

(5) " Envie " : encore une question radicale ici, celle du désir. Objection habituelle : " Comment les élèves pourraient-ils désirer ce qu’ils ne connaissent pas encore ? " Bien sûr... Mais comment connaître sans désirer ? Question extraordinairement complexe. Cf. Françoise Dolto, Au jeu du désir, éd. du Seuil, 1981, notamment la communication du 22 avril 1972 à la Société française de Philosophie, p. 268-328.

(6) " Sans le savoir " : l’inconscient " parle " dans la classe, mieux vaut le savoir et donc prendre quelques précautions ; cf. Fernand Oury et Aïda Vasquez, Vers une pédagogie institutionnelle, Maspéro éd., 1967, rééd. Matrice, 1992.

(7) Sur la question du " centre " : position convoitée mais aussi dangereuse, celle du pouvoir et aussi du "  bouc émissaire ", celle, institutionnelle, du professeur, constamment sous le regard de vingt à trente ou quarante " autres " ; noter aussi comment les mécanismes de la compétition scolaire sont les mêmes que ceux de la " frime " et engendrent donc les exclusions sous toutes leurs formes, avec les compensations, les rééquilibrages, les rivalités, les jeux claniques du mépris... Françoise Dolto : " La réussite scolaire est un signe majeur de névrose... ", préface à Maud Mannoni, Le premier rendez-vous avec le psychanalyste, Denoël-Gonthier éd., 1965 ; voir aussi René Girard, La violence et le sacré, Grasset éd., 1972.

(8) Frank indique bien ici une des causes majeures de ce qu’on appelle " la fatigue scolaire " : cf. Jean Oury, " Le problème de la fatigue en milieu scolaire ", dans Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle, Payot éd., 1976, p. 117-144.

(9) " Jouer un rôle ", sauf, précisément, après un certain travail sur soi difficile, en classe de philosophie, où l’on peut commencer à apprendre à se défaire des attitudes instituées, à se libérer des rôles hérités ou imposés. Sinon, comment pourraient-ils parler comme ils le font à ce moment même ? Cela suppose bien sûr que j’essaie moi aussi de me libérer du " rôle " : c’est ici que la question juridique interfère avec la question psychologique, principalement en ce qui concerne la notation et les appréciations (les jugements !) portées sur les bulletins et livrets ; voir " L’amour est aveugle, dit-on... " dans les Cahiers Pédagogiques, n° 256, septembre 1987, et aussi Le plaisir d’enseigner, op. cit., p. 165-177.

(10) ... contre soi-même ! Qui dira les énergies gaspillées dans ces conflits internes à soi-même ? Mais peut-on se résigner sans résistance à cette réduction de soi qu’impose l’institution ?

(11) Un " exploit " quelconque qui épate les camarades...

(12) Étonnante rencontre ici entre " classe " et " classé " ? Non pas vraiment, voir Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard éd., 1975.

(13) On ne voit pas bien ici ce que Franck " ne voulait absolument pas " : s’agit-il de l’ambiance de la classe qu’il refuse, l’étiquette qui colle aux F1 (Fabrication mécanique : le cambouis... ; depuis cette section est devenue " Productique "...) ? Ou bien s’agit-il de son " orientation " même en F1 ? Les deux interprétations sont peut-être aussi vraies l’une que l’autre.

(14) Allusion aux hiérarchies implicites entre les trois sections industrielles : au plus " bas ", les F1, ensuite les F3 (Électrotechnique), puis le " top-niveau ", les F2  (Électronique).

(15) Franck ne s’exempte pas lui-même de la critique... ce qui explique peut-être cette scansion étonnante dans la voix en fin de phrase : " ... que les gens / qui viennent / et qui savent pas / pourquoi ils sont là / ... ".

(16) Les causes de cette " course " sont bien connues et certains peuvent parfois aller jusqu’à dire que le contrôle des connaissances tend à prendre aujourd’hui presque plus de temps que leur acquisition ! La confusion constamment entretenue entre situations d’apprentissage et situations de contrôle (cf. Patrice Ranjard, Les enseignants persécutés, Robert Jauze éd., 1984), ainsi que celle des rôles d’enseignement et de sélection est à l’origine de perversions considérables dans la relation pédagogique ; de même qu’elle empêche radicalement, ou tout au moins rend très difficile chez les élèves la construction de la citoyenneté puisque cette confusion, inscrite institutionnellement, contredit un des principes fondamentaux du droit selon lequel nul ne peut être juge et partie (cf. Sanctions et discipline à l’école, Syros éd., 1993).

(17) Horaire hebdomadaire dans cette section cette année-là : 43 heures de cours et d’atelier (pas de cours le samedi matin, à cause de l’internat..., trois journées de neuf heures et deux de huit heures) ; compter une moyenne de dix heures au moins de travail personnel si on souhaite " suivre "... Ce qui n’empêche pas ces élèves-ci de venir passer une heure hebdomadaire en philosophie, complètement gratuitement. La question du temps, c’est très compliqué...

(18) Inversion étonnante ici du sens habituel de l’expression : " faire des sacrifices ", c’est ne pas travailler ! Où Frédéric retrouve un des sens anthropologiques du sacrifice : coupure, arrêt (" on n’arrêterait pas souvent  "...), moment régulateur de la violence (du " flot ") ; cf. Guy Rosolato, Le sacrifice, repères psychanalytiques, P.U.F. éd., 1987.

(19) Et c’est pourtant bien à un professeur que Frédéric parle à ce moment même... Peut-être est-il nécessaire de créer les situations – elles ne tombent pas du ciel – où une telle parole, sans risque excessif, devient possible. Cf. Philippe Perrenoud, " Regards sociologiques sur la communication en classe ", dans Métier d’élève et sens du travail scolaire, ESF éd., 1994, p. 145-159.

(20) Il ne vient pas spontanément à l’esprit de Frédéric que cette communication vraie pourrait peut-être s’instituer pendant les cours eux-mêmes : parler avec le prof, c’est toujours en fin de cours, dans les interstices des interclasses, et à condition d’avoir réussi à dépasser la peur de passer pour un " fayot " aux yeux des camarades...

(21) Franck s’interdit systématiquement la facilité. Peut-être a-t-il aussi remarqué que la question du sens et du désir qu’il pointait dans ses interventions initiales et qu’il reprend à la fin, valait également pour le professeur.

(22) " Armes " : le rapport pédagogique est-il condamné à ne pouvoir être vécu que sur le mode des rapports de forces ? Voir dans l’émission suivante l’expression de Brahim Siraï : " tactique de guerre ".

(23) À l’occasion de son expérience de délégué de classe, Franck en vient à repérer ce qu’il en est probablement de la frustration essentielle induite chez l’enseignant par la structure institutionnelle dans laquelle il se trouve pris (comme les élèves eux-mêmes) : structure à sens unique, vertical, descendant. Or, ce qui caractérise le droit, c’est-à-dire l’organisation la plus rationnelle possible des relations sociales, c’est la réciprocité. C’est aussi cette réciprocité qui fonde tout échange humain. Et c’est en ce sens qu’on peut dire que la structure institutionnelle de la classe crée une situation de non-droit : certes, il s’agit d’éducation, et donc il est impossible de nier magiquement la dénivellation entre l’enseignant, adulte, et les élèves, enfants ou adolescents, cette différence se révélant précisément nécessaire pour que l’enfant grandisse. Et donc toute la question pédagogique consiste précisément à organiser les situations, instituer les médiations, qui permettront de passer progressivement de la non réciprocité parasitaire du nourrisson à la réciprocité coopérative de l’adulte. Si l’école maintient des structures non réciproques, alors elle forme des " parasites ", habitués seulement à recevoir passivement, ou plutôt à " pomper " chez l’autre sa substance (" Ils m’ont vidé aujourd’hui... " dit l’enseignant épuisé en rentrant dans la salle des profs !). Les effets psychologiques de cette situation sont incalculables (sur la prolongation actuelle de l’état d’adolescence par exemple), et ils sont aussi très graves sur la (non)construction de la citoyenneté. C’est la critique de ces structures institutionnelles qui justifie toutes les pédagogies coopératives.

(24) " Dans " et non " avec " : lapsus très précisément révélateur, le " dans " parasitaire et non le " avec " coopératif.

(25) On ne peut pas confondre " peur " et angoisse. La question est bien ici, comme toujours ou presque, celle du retournement de l’angoisse en énergie : question pédagogique, d’accès à la culture. Franck parle ici devant tous les autres, en ma présence : le jeu de la " frime " dénoncé par Frank (l’autre ! sans " c "...) n’est pas fatal. Sur la question de l’angoisse, voir Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard éd., 1943, p. 64 et suivantes, Jean Oury, " L’angoisse et l’école ", entretien avec Lucien Martin dans les Cahiers Pédagogiques, n°156, septembre 1977, et Michel Serres, Genèse, Grasset éd., 1982, p. 215 et 216.

(26) " Abstrait " : littéralement, je ne suis pas là...

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2ème émission

 

" Limiter les dégâts... "

 

Pour compléter mon service, j’enseignais également le français en classes préparatoires aux BTS. Il s’agit ici des électrotechniciens et c’est la deuxième année que je travaille avec eux. Ils sont tous présents (28 élèves) et ce n’est que le montage radio qui en laisse entendre quatre seulement : Brahim Siraï, Yannick Giguet, Jean-François Poisot et Christian Souris. Là aussi, il s’agit d’élèves qui n’ont pas encore eu d’enseignement philosophique en terminale, et leur programme de " Français, formation générale " peut nous permettre aisément, surtout en deux ans, en plus de la préparation de l’épreuve de français au BTS, de faire de la philosophie. Ces huit minutes sont tirées de trois heures d’enregistrement.

 

 

 

B.D. : Comment ça se passe les relations, en général, avec les profs ? Dans cette classe ?

Brahim Siraï : ... Ça se passe plus ou moins bien, on essaye de limiter un peu les dégâts, en essayant de discuter le plus souvent avec le prof en dehors des cours ou sur des sujets qui ne se rapportent pas forcément à la physique ou aux mathématiques, tout ça pour se sentir plus en confiance devant le prof. Avec certains profs on y arrive, avec d’autres... Ils ont peur peut-être, je ne sais pas moi, de quelque jugement un peu hâtif de notre part ou de se sentir un peu mal à l’aise, en rigolant avec nous, en découvrant un peu une personnalité qu’on connaît pas...(1) Leur atout c’est ça : de rester... " Je suis supérieur à vous, je suis votre prof, bon, je fais mon cours et puis, bon, si vous avez quelque chose à dire, ça sera sur le cours et sans plus " (2).

Yannick Giguet : C’est surtout que certains profs, ils gardent des méthodes d’il y a vingt ans. Par exemple, notre prof d’électricité, il est jeune et il n’a pas les mêmes méthodes et ça passe mieux avec lui que certains autres profs qui gardent leurs méthodes qu’ils font depuis qu’ils sont à La Fayette, c’est-à-dire que certains profs font toujours la même chose (3), donc avec les élèves ça passe mal. Tandis qu’un prof qui n’a aucune méthode définie, qui demande souvent l’avis aux élèves (4), ça passe beaucoup mieux.

Jean-François Poisot : En fait ils ont peur de se remettre en question, j’ai l’impression, parce qu’ils sont... D’abord est-ce qu’ils ne sont pas profs parce que c’était une certaine sécurité pour eux ? En fait, ces profs de technique, ils auraient pu aller en entreprise (5), mais enfin en entreprise il faut se battre, tandis que dans une école il faut pas se battre... Le prof, il... il peut se battre... il y a les élèves bien sûr (6)... mais enfin c’est quand même, justement l’autorité qu’il prône, et d’ailleurs c’est pour ça qu’il garde cette autorité... Il y a des cours où on perd son temps, c’est pas la peine, on en apprend autant dans les bouquins, c’est pas la peine de venir, des fois je perds mon temps, je pourrais prendre un bouquin, je gagnerais du temps ! (7)

B.S. : Faut voir le problème, c’est dans leur attitude. C’est la même d’une année à l’autre et je crois que c’est là le problème, le fait d’adopter toujours la même tactique de guerre, si je puis dire, entre guillemets, devant des élèves qui sont différents (8). Ca prouve bien quand même qu’il y a un malaise des professeurs, et puis, plus ça va de nos jours, plus je crois que ce nombre de professeurs qui laissent entrevoir un certain malaise, quand même, dans une classe, je trouve que ce nombre de professeurs augmente parce que, plus ça va, plus les élèves qui constituent une classe sont de plus en plus différents (9).

B.D. : Les relations entre profs et élèves, il s’agit vraiment d’une " tactique de guerre " ? (10)

B.S. : Tactique de guerre... c’est-à-dire que, elle diffère d’un prof à l’autre, hein ? Chacun a sa façon de faire le cours et, à travers sa façon, on voit bien quand même de quelle manière, avec quelles ruses, il s’emploie à se départager un peu des élèves (11). Mais je crois quand même que dix ou cinq minutes sur une discussion parallèle au sujet du cours ou alors une anecdote qui s’est passée dans la vie courante (12) ... je crois que ça regonflerait un petit peu la confiance des élèves. Avec certains profs on l’a...

B.D. : Oui ?

B.S. : ... mais avec d’autres, c’est quasiment escalader un mur.

B.D. : Est-ce qu’il vous est arrivé de dire à des profs : " Voilà comment il faudrait qu’on s’y prenne pour travailler " ?

B.S. : Je crois que c’est toujours revenir au problème infernal de s’attaquer aux valeurs établies. A partir du moment qu’on s’attaque à un prof en lui disant : " Monsieur, j’aimerais... j’aimerais qu’on fasse le cours de telle façon ou de telle façon..." (13) Il y aura peut-être aussi une dégradation de la relation, peut-être qu’il va dire : " Bon, ils se prennent pour qui ces jeunes, ils veulent m’apprendre mon métier, alors que moi je suis un vieux loubard, ça fait quinze ans que je fais ce métier, ils vont pas m’apprendre quand même les ficelles du métier, non ! " (14)

B.D. : Vous faites des interrogations, vous faites des devoirs, on vous donne des notes. Est-ce que c’est cohérent ce système ? Est-ce que les notes sont justes ?

B.S. : Oh non !

B.D. : Au sens de la... justice ? Si je peux dire...

B.S. : Oh non ! Elles sont pas justes les notes !

B.D. : Oui ?... Est-ce qu’il y en a un qui peut... Qu’est-ce que vous en pensez ?

Christian Souris : Enfin, moi je pense que toutes ces notes, là, c’est une mascarade quoi ! Ils sont... C’est rien quoi, en fait ! (15) Il y a un effectif, les notes en fait, les professeurs sont là, on leur dit : à la fin de l’année, bon voilà, il faut qu’il y ait trente gars qui dégagent, et puis vous vous arrangez pour que ça se passe comme ça. (16)

B.S. : De toute façon on ne peut pas, on ne peut pas juger un élève sur une note. On ne peut pas, comment dire ?... prendre une copie et puis dire catégoriquement cet élève est complètement nul, on peut pas dire ça ! (17) C’est, je ne sais pas, c’est aller à l’encontre des libertés ! (18) Bon on est nul... peut-être dans certaines matières, on n’a peut-être pas révisé la veille de l’interro en question, on n’a peut-être pas... on a eu peut-être un peu le trac, bon, il y a différents facteurs qui font que, on juge, et ça j’en suis certain, on juge les élèves sur quelque chose de complètement aléatoire, de... comment dire ? On a toujours l’impression, je sais pas, d’être des petits, des petits guignols, là, assis sur des chaises, en train de réchauffer la chaise, le temps d’une journée et puis d’attendre, d’attendre...(19) Il n’y a plus cet intérêt aux études, parce que, bon, c’est pas le contenu des études mais je crois que c’est la façon de transmettre les connaissances (20). Dans un lycée il n’y a pas de vie, on a l’impression qu’il n’y a pas de vie, et c’est ça je crois le problème propre à tous les jeunes, à tous les jeunes étudiants, c’est d’entrer dans une enceinte où toute vie, où toute initiative personnelle, où toute chaleur humaine est pratiquement oubliée, quoi. Je crois que c’est ça. Bon, le fait que ça se perpétue dans pratiquement tous les lycées en France ou à travers le monde, c’est pas forcément un problème français (21), je crois que c’est... ça prouve bien quand même qu’il y a un malaise, il y a un... le fil conducteur entre les profs et les élèves, je crois qu’il est pas encore au point et il faudrait peut-être un peu aller dans cette direction-là (22), pour former les profs plus dans l’idée de transmettre... transmettre quand même un esprit de recherche de la part des élèves, c’est-à-dire non pas des élèves qui recrachent la formule, hein ? 2 et 2 font 4, faut pas le répéter le lendemain, ça, tout le monde le sait, il faut je crois aller plus vers des élèves qui recherchent d’eux-mêmes, qui analysent d’eux-mêmes, des profs (23), des élèves qui, comment dire ? Qui... Et puis bon, si ces données sont respectées, je crois qu’on ira de plus en plus vers une revalorisation de l’école... et de la personnalité à l’intérieur de l’école.

(1) La question que pose Brahim au fond est de savoir s’il y a une personne derrière le personnage. Ce qui explique cette tactique, au moins dans un premier temps, de " contournement " de l’obstacle (" en dehors des cours " et plus bas : " parallèle au sujet du cours ", pour essayer d’établir un contact. Mais le professeur a peur de se " découvrir " : jusqu’où " rigoler avec " les élèves, ou simplement parler (et non ordonner, dicter, prescrire...), pourrait-il conduire ? Difficile de consentir à la perte des fantasmes de " maîtrise "... Cf. Francis Imbert, Pour une praxis pédagogique, Matrice éd., 1985.

(2) " Sur " le cours : pas de n’importe quelle façon ! Non pas sur la " manière " dont le cours est fait (intelligible ou non, etc.) mais sur les contenus exclusivement ; les interventions des élèves ne restent " acceptables " que si elles manifestent implicitement une allégeance : demande de précisions, d’éclaircissements, fausses objections " jouées " ; l’activité de l’élève n’est tolérable que si elle s’inscrit sur fond de docilité, signifiant par là l’acceptation - consciente ou non - des normes...

(3) " La répétition, c’est la mort " (Lacan) ; cette répétition est aussi un mécanisme simple de défense contre les élèves, contre soi-même, contre tout ce qui pourrait surgir d’imprévu, d’inattendu dans une relation humaine. De Yannick Giguet on peut lire deux textes dans le n° 252 des Cahiers Pédagogiques, mars 1987, p. 17.

(4) Le professeur décrit ici est bien celui qui, dans l’acte même d’enseigner, accepte l’imprévu, demande " l’avis " des élèves, se risque aux cheminements non programmés...

(5) Attention ici : Jean-François est lui-même devenu professeur après avoir réussi à l’ENSET (même promotion que Brahim) et passé l’agrégation ; il ne s’agit pas seulement ici de la critique classique de l’enseignant " qui n’est jamais sorti de l’école ", mais plutôt, comme la suite le révèle, du fait que le choix d’enseigner est un choix négatif et non positif ; que les routines, la répétition, tiennent lieu de " sécurité ", que, d’une certaine manière (c’est très complexe !), l’absence d’obligation de résultats (contrairement à l’entreprise) peut entraîner, non pas en droit mais en fait, l’absence d’obligation de moyens : ce ne sont certainement pas les " inspections " (une fois tous les dix ans !) qui peuvent permettre à l’institution de s’assurer que le professeur met en œuvre l’obligation de moyens pour que ses élèves réussissent...

(6) Jean-François s’aperçoit, à l’instant même où il parle, que la guerre dont il parle pour les entreprises est aussi présente dans l’école : il ne le dit pas tout en le disant ! Remarquer ici que Jean-François, comme bien d’autres, s’autorise à " bafouiller " : il réfléchit en parlant, au lieu de réfléchir avant, il s’est débarrassé de l’inhibition due à la crainte de " ne pas savoir parler " et d’être jugé (on dit : " évalué "...) sur ces maladresses apparentes ; " tourner sept fois la langue dans sa bouche "... funeste précepte qui rend muette la très grande majorité des élèves, inhibe définitivement les timides, les " renfermés ", et, d’ailleurs, ne fait pas du tout " taire " les bavards hâbleurs...

(7) Cette " autorité  ", cette pseudo-maîtrise, ces rituels disciplinaires (au deux sens du mot discipline), apparaissent d’autant plus dans leur vanité que les élèves savent bien, finalement, que bien des professeurs " récitent " une synthèse de manuels divers... Et donc, autant aller regarder soi-même dans ces manuels ! Ont été supprimés ici au montage radio quelques passages où Jean-François décrivait très précisément le déroulement de certains cours...

(8) Il est plus simple pour l’enseignant d’avoir affaire à des classes " homogènes " : mais les individus résistent à ce nivellement des originalités sur lequel se constitue l’ordre scolaire. Pour ce qu’il en est de la pédagogie différenciée, voir Philippe Meirieu, L’école mode d’emploi, ESF éd., 1986.

(9) Et Brahim fait bien partie lui-même de ceux que, avec François Dubet (Les lycéens, Le Seuil éd., 1991), on a pris l’habitude d’appeler les " nouveaux lycéens ". Il habite à cette époque la ZUP de Surville à Montereau où il a une action associative importante, est externe (deux heures aller et retour quotidiennes) et aide tous les soirs petits frères et sœurs dans leur travail scolaire.

(10) Obnubilé par cette expression brutale du rapport de force (même " entre guillemets " !), j’ai oublié ici de reprendre dans mon questionnement cette question de l’hétérogénéité des classes.

(11) " Se départager " : très complexe; il ne s’agit pas ici de la séparation, de la différence, qui permettent la rencontre, l’articulation, mais bien d’un clivage défensif ; cf. Francis Imbert, La question de l’éthique dans le champ éducatif, Matrice éd., 1987, L’Émile ou l’interdit de la jouissance, l’éducateur, le désir et la loi, Armand Colin éd., 1989.

(12) Brahim revient ici à la tactique du " contournement ", ce qui explique ma question suivante qui vise à ramener au cœur du problème : le travail scolaire, le cours.

(13) Qui analysera un jour (voilà un beau sujet de thèse à partir d’une enquête auprès des délégués de classe !) les précautions extrêmes, les incroyables trésors de " diplomatie " dont un délégué doit savoir faire preuve, dans un conseil de classe par exemple, pour essayer de faire entendre, sans courir de risques excessifs, ce que la classe pense réellement de la manière dont tel ou tel professeur se comporte en cours, évalue le travail, révèle son incompétence ? Brahim est aussi, cette année-là, délégué ; voir le texte d’Olivier : " Pourquoi je ne suis plus délégué de classe ", dans La violence à l’école, Syros éd., 3ème édition, p. 77.

(14) On avait déjà remarqué, avec Franck Deschamps, la capacité des élèves à deviner, anticiper sur les pensées, secrètes ou non, du professeur, voire à comprendre vraiment les difficultés du métier.

(15) Tout est dit : ce n’est rien. Christian donne ici l’impression d’exploser, ce qui explique sans doute sa difficulté à organiser sa phrase ; c’était sans doute comprimé depuis longtemps...

(16) Bien sûr les choses ne se passent pas aussi explicitement ! Personne ne " dit " quoi que ce soit aux professeurs... Mais il y avait bien, cette année-là dans le lycée, cinq classes de seconde et quatre classes de première : le calcul est simple. Les notes ne sont " rien " quant à la véritable évaluation des compétences, elles ont pour seule fonction d’assurer la sélection.

(17) " On ne peut pas " au sens de : on n’a pas le droit ; en fait, ça s’entend souvent...

(18) Brahim ne se contente pas ici de rejoindre ce que toutes les études de docimologie ont abondamment démontré depuis longtemps ; il pointe aussi le problème juridique posé par l’évaluation : si la notation, qui détermine étroitement les parcours scolaires et par conséquent (heureusement avec quelques exceptions, mais qui servent malheureusement d’alibis...) les destins sociaux, n’a aucune valeur quelconque quant aux capacités réelles des individus, comment parler alors d’éducation, ou même seulement d’instruction ? Qu’en est-il alors de la formation du citoyen dans cette situation de non-droit et d’arbitraire, non-conscient de lui-même ?

(19) C’est de ce vide du temps dont témoignent si souvent les graffitis sur les tables... et ailleurs !

(20) Brahim distingue clairement " contenus " et " méthodes " ; mais cette distinction n’est pas une séparation : les contenus ne sont pas en question, certes, mais ils ne se séparent pas des méthodes, surtout chez des élèves qui ont tout de même maintenant, en classe préparatoire à un BTS, une certaine idée de leur futur métier, ayant déjà effectué, en fin de première année préparatoire, un stage d’un mois en entreprise.

(21) Rappelons que Brahim est marocain, au moment des enregistrements ; il s’est fait depuis naturaliser pour pouvoir passer le concours de l’ENSET.

(22) Ici Brahim ne se contente plus de critiquer, un renversement s’opère et ce qu’il propose renvoie à ce qui est au fondement de toute pédagogie active, pas d’apprentissage sans activité de recherche réelle chez l’apprenant (voir Piaget), de toute formation scientifique (voir Bachelard), et il ajoute, ce qui n’est pas rien, cette exigence de la reconnaissance de la personne par laquelle il ouvrait l’entretien.

(23) J’ai conservé le lapsus (apparent) tant il est clair que cette exigence d’un " esprit de recherche " vaut aussi pour les professeurs...

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3ème émission

" Je me démonte pas... "

 

C’est aussi la deuxième année que je travaille avec cette classe de préparation au BTS de Fabrication mécanique. Là aussi ils sont tous présents : 28 élèves. Gilles Baulard, Denis Cherrier et Éric Noret s’interrogent sur leur marge de pouvoir ou de liberté face aux professeurs. Ces huit minutes sont tirées d’une heure d’enregistrement.

 

Gilles Baulard : Je vois par exemple, je prends l’exemple du projet (1), c’est à peu près le seul exemple qu’on peut avoir.

B.D. : Explique un peu cette affaire de " projet ", parce que...

G.B. : On a un projet à rendre en fin d’année. C’est-à-dire qu’on nous a fixé plus ou moins un cahier des charges, il faut qu’on produise quelque chose. Si on ne s’organise pas, on n’arrive pas à sortir quelque chose de concret, donc il faut... Il y a une marge de pouvoir qui existe là, puisqu’on a un pouvoir d’organisation de notre travail.

B.D. : Qui est-ce qui fixe les projets que vous avez à réaliser ?

G.B. : Les projets, c’est l’autorité supérieure, je dirais, c’est les profs, c’est le chef des travaux, c’est l’Administration, avec un grand A, quoi, on peut pas... On n’a pas de prise sur le sujet même du projet (2).

B.D. : Et la répartition des projets, comment elle se passe ?

Denis Cherrier : Au départ, on nous avait promis une totale liberté. C’est-à-dire que on nous avait annoncé qu’on aurait un certain nombre de sujets, et en fonction de ça, chacun se mettrait sur tel ou tel projet en fonction de ses goûts. Et en fait, c’est pas du tout ce qui a été fait. Les projets ont été imposés et chacun s’est vu attribuer une tâche bien particulière. Et, en fait, les rebuts de la classe, ceux qui n’ont pas été considérés comme suffisamment aptes pour travailler sur le projet principal, se sont vus confier des travaux plus ou moins intéressants... (3)

B.D. : Ce que vous êtes en train de décrire, est-ce que vous avez eu la possibilité de le dire ?

G.B. : Ben non ! Parce que de toute façon on n’est pas suicidaires, hein ! C’est-à-dire que on sait très bien que la personne à qui on va le dire, c’est elle qui a décidé. Si on commence à contester une décision qui a été prise par une personne et que cette personne en plus va participer au jury qui va nous juger en fin d’année, euh... on sait très bien ce par quoi ça peut se solder ! Donc on n’a pas du tout intérêt à contester la décision. (4)

B.D. : Donc " jouer au fayot ça rapporte bien " ? (5)

Éric Noret : Oui, je crois. Aujourd’hui c’est l’époque ! (il tousse...)

D.C. : Des fois, bon... on admet que, bon, il a raison, mais en fait, par nous-mêmes on va essayer de faire autre chose quand même, parce que, à partir du moment où il ne veut pas en démordre, on laisse tomber... (6)

G.B. : Dans les faits (7), il vaut mieux pas s’amuser à montrer à un prof qu’il a fait une erreur. Alors disons que c’est... qu’on utilise des moyens qui sont peut-être, enfin moi personnellement, des moyens qui sont peut-être un peu plus vicieux, quoi... je le montre pas directement...

B.D. : Qu’est-ce que tu fais ?

G.B. : Je fais bien voir après coup que ma méthode était aussi bonne que la leur.

B.D. : Raconte-nous ça.

G.B. : Oh, on peut pas... (8)

B.D. : Ces moyens " vicieux ", en quoi ça consiste ?

G.B. : Ben il faut utiliser un autre prof !

B.D. : Il faut ?

G.B. : Il faut utiliser un autre prof.

B.D. : Oui ?

G.B. : C’est tout simple.

B.D. : Vas-y, explique.

G.B. : Ben... Tu sais pertinemment que quand tu es en face d’un prof, t’es considéré comme étant inférieur (9), par contre, entre profs, ils doivent à peu près se considérer d’égaux à égaux. Si tu arrives à convaincre un prof, ou à t’apercevoir qu’un prof a un avis proche du tien, t’as tout intérêt à mettre en confrontation pseudo-fortuite les deux profs, et tu vois ce qui se passe... (10) Bon. Je suis délégué de classe. Il y a un problème au niveau de la notation. Quand un élève essaye d’expliquer quelque chose à un prof, ça paraît tellement énorme qu’on ne l’écoute pas, même en conseil de classe, alors bon, je me démonte pas, je commence à avoir l’habitude, je commence à faire ma petite cuisine dans mon coin, c’est-à-dire que j’ai, prof par prof, demandé tous les relevés des notes, les moyennes des élèves et puis j’ai fait les courbes, j’ai fait faire les courbes pour tous les élèves de la classe (11), du premier semestre et du deuxième semestre, alors ça me prend un petit peu de temps, mais enfin il faut savoir ce qu’on veut aussi, et puis au deuxième semestre j’arriverai avec mes feuilles, et puis on discutera.

B.D. : Est-ce qu’il y aurait quelque chose qui serait de l’ordre d’un gaspillage d’énergies, de ressources ou d’intelligence, si on n’écoute pas les élèves ?

G.B. : Le fait de poser la question c’est déjà y répondre... Si on est plusieurs et qu’il y en a un seul qui réfléchit ça donne de moins bons résultats que si tout le monde réfléchit.

B.D. : Qu’est-ce que c’est un bon prof ?

G.B. : ... (12) Moi j’ai vécu... Je peux raconter ça  (13) : quand j’étais en TE (14), on avait un prof de sport, et quand j’étais en TE le prof de sport que j’avais était pas foutu de faire l’enchaînement gymnique qu’on avait à présenter au bac, lui-même était pas capable de le faire, seulement il a été capable de me le faire apprendre et de me le faire réaliser, tout à fait correctement, j’ai obtenu une note, euh, bonne... enfin je peux dire bonne par rapport à mon niveau. Par contre l’année d’avant (15), j’avais un prof qui, lui, était tout à fait capable de le faire, qui le faisait même très très bien, mais qui n’a jamais été foutu de m’apprendre à le faire. Vous pouvez très bien trouver des gens qui sont tout à fait capables de faire des résolutions d’équation ou de la gamme, comme on dit nous, de l’ordonnancement d’usinage, sans être foutus de vous expliquer comment le faire, sans s’énerver, et sans vous répéter deux fois la même chose si vous n’avez pas compris (16).

B.D. : Il faut quand même que le prof, il y connaisse un petit peu... quelque chose !

G.B. : Oui, il faut qu’il connaisse un petit peu, mais le gros problème c’est qu’il faut qu’il soit capable d’admettre qu’il sait pas. Parce qu’il ne peut pas tout savoir, il faut qu’il soit capable d’admettre qu’il ne sait pas quelque chose (17).

B.D. : Mais si un prof admet que, sur tel ou tel problème, il n’y connaît rien, est-ce qu’il ne risque pas de perdre par là tout son pouvoir ? Enfin tout son...

G.B. : Il a pas besoin de pouvoir !

B.D. : ?

G.B. : Je viens ici, je suis là pour apprendre : j’attends de cette personne qu’elle me donne des réponses, et vraies si possible, à des questions tout aussi vraies que moi je me pose. J’ai pas besoin qu’il ait du pouvoir ou qu’il en n’ait pas ! (18)

B.D. : Et est-ce que tu crois que les profs, eux, envisagent la question de cette manière-là ?

G.B. : Non, pas du tout, ça c’est certain. Ils ne se sont même jamais posé la question... À mon avis, un professeur est payé pour se rendre inutile (19).

B.D. : Explique-nous un peu , ça...

G.B. : Ça je te l’ai déjà expliqué, mais enfin bon on peut recommencer (20). C’est assez simple : un prof, il est là pour transmettre son savoir et son but c’est de faire que l’élève assimile le savoir à un tel point que l’élève n’ait plus besoin du prof pour faire ce qu’il a à faire. Donc, c’est peut-être un raccourci un peu brutal, mais le prof est là pour se rendre inutile, je ne dis pas pour être inutile, mais pour se rendre inutile, vis-à-vis de ce qu’est l’élève... (21)

 

(1) Ma question était : " Quel est le pouvoir que vous avez sur votre propre travail ? ". Les projets consistent à réaliser, pendant la deuxième année préparatoire, en petits groupes, des appareils, des machines, qui doivent effectivement fonctionner à la fin de l’année, et qui sont souvent des commandes d’entreprises ; ces réalisations interviennent lors de l’évaluation finale pour l’obtention du BTS.

(2) Les projets sont déterminés au niveau local, commandés par des entreprises éventuellement, et agréés par l’inspection de l’enseignement technique.

(3) Denis ne le dit pas, mais il faisait partie de ces " rebuts " de la classe, jugés inaptes à travailler sur le projet principal (un robot commandé par une grosse entreprise de construction d’automobiles), étant passé de justesse en deuxième année préparatoire (ce qui ne l’a pas empêché d’obtenir son diplôme et de devenir professeur à son tour : grand plaisir de le retrouver comme collègue l’année 1993-94 au lycée Coubertin à Meaux !). On comprend bien la préoccupation des professeurs : il y avait, pour la réalisation de ce robot, un enjeu financier à l’égard de l’entreprise ayant passé commande, et il fallait bien qu’il marche ! Mais on voit bien aussi comment une certaine logique industrielle et financière fait obstacle à la pédagogie du projet, dans la mesure où le tâtonnement expérimental, le droit à l’erreur, caractéristique (en théorie !) de l’école et des apprentissages, s’en trouvent annulés. À la confusion entre situations d’apprentissage et d’évaluation, s’ajoute la confusion entre les logiques scolaires et les logiques de rentabilité industrielle : conséquences très graves sur l’organisation du travail scolaire et les relations, entre professeurs et élèves, certes, mais surtout entre les élèves eux-mêmes ! Système pervers qui consiste à " donner " plus à ceux qui ont déjà plus... et qui entérine l’échec scolaire ! Voir sur ce point le texte de Michel Renaud, élève de l’année précédente dans la même section, p. 112-114 dans Le plaisir d’enseigner, op. cit.

(4) Les effets pervers induits par la confusion des rôles d’" entraîneur " (pour utiliser la métaphore sportive) et de " juge " dans la personne de l’enseignant s’entendent ici parfaitement clairement ; un " contrôle continu ", dans la mesure où les professeurs en auraient la responsabilité pour leurs propres élèves, ne ferait que renforcer le " chantage " permanent, lequel ne dépend pas des " qualités " psychologiques de l’enseignant mais se trouve inscrit dans le fonctionnement institutionnel.

(5) Une petite erreur au montage : les guillemets dans la transcription sont dus au fait que je reprends là une expression utilisée juste avant par Éric Noret dans une intervention non retenue. Deux effets majeurs dans cette classe de la " course aux bonnes notes " : les élèves s’accusent mutuellement de " jouer au fayot " d’une part, et, d’autre part, il existe une " pompe " à peu près générale lors des " devoirs sur table " ou " à la maison " (c’est-à-dire, pour la grande majorité d’entre eux dans ce lycée, à l’internat, où ils sont par chambres de 4 à 6). Les élèves ne sont pas tous devenus pervers : simplement peut-être réalistes... Si le poids des avis sur les dossiers, mis par les professeurs, est souvent déterminant, ainsi que les notes obtenues pendant l’année, soit pour le passage en classe supérieure, soit en cas de délibération du jury pour " repêchage ", autant prendre quelques précautions ! " Avouer " tout ceci, devant toute la classe et devant un professeur, explique peut-être aussi que ça fasse tousser... À propos des effets de ces situations institutionnelles sur les relations entre les élèves eux-mêmes, voir " Une classe en guerre civile ", dans La violence à l’école, op. cit., p. 69-72.

(6) Assez compliqué ce que dit Denis ici ! 1. On admet qu’il a raison, mais 2. on veut quand même essayer par soi-même, mais 3. il ne veut pas en démordre, donc 4. on laisse tomber. Qu’est-ce que Denis " laisse tomber " ? Son désir d’autonomie, de rechercher par lui-même. Suffit-il réellement au professeur d’" avoir raison " ? La raison se contredit elle-même à vouloir s’imposer : " Qui enseigne commande. D’où une coulée d’instincts. " (Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin éd., p. 19.)

(7) " Dans les faits ", alors qu’en droit, bien sûr, le professeur est soumis comme les élèves aux exigences de la vérité : c’est la structure institutionnelle hiérarchique qui transforme (pervertit) la vérité en " ma " vérité, et donc, d’une certaine manière, réussir à l’école c’est réussir dans les stratégies de soumission qui permettront, grâce aux diplômes, de passer du côté de ceux qui ont le pouvoir hiérarchique d’imposer " leur " vérité aux autres...

(8) Gilles hésite bien sûr à dévoiler ses " ruses ", et il faut bien ici le " forcer " un peu à raconter. Ces trois répliques sont prononcées presque simultanément. Savoir cependant que Gilles m’avait expressément interdit de faire écouter ces émissions à qui que ce soit dans l’établissement (où personne bien sûr n’écoutait France-Culture un mercredi après-midi...) avant qu’il ne soit sûr d’avoir son BTS en poche. La seule exception admise par Gilles (et les autres), de taille, fut pour le proviseur : mais ce n’était pas n’importe quel proviseur, voir La violence à l’école, op. cit., p. 71.

(9) Où s’entend clairement le fait que l’école fait intérioriser le principe selon lequel l’inférieur a tort et le supérieur raison ! Ce qui rend évidemment la formation à la démocratie difficile... Mais ça ne marche pas toujours ! Puisque précisément les élèves (tout au moins certains et ceux-ci) s’en rendent compte et l’expriment (en cours de philosophie).

(10) C’est la situation aux ateliers qui permet ces ruses : on y circule, on y travaille réellement, on y parle, plusieurs professeurs sont disponibles en même temps dans les mêmes disciplines... Le modèle " magistral " y est par conséquent beaucoup moins prégnant que dans une classe pendant un cours ; le revers de cette situation est qu’alors l’" autorité " du professeur y prend souvent des formes plus directement violentes, la distance du bureau (voire de l’estrade dans de très nombreux établissements encore) n’y protège plus de l’éventuel corps-à-corps (le " coup de pied au cul " étant probablement la forme la plus fréquente : voir l’entretien avec Albert, p. 52-54 dans La violence à l’école, op. cit.) ; ce qui rend d’autant plus " savoureux " (savoir et saveur ont la même racine étymologique...) le fait de pouvoir assister à (voire organiser !) la " confrontation " de deux professeurs... Ce sont les anecdotes précises racontées par Gilles et par d’autres, non retenues au montage (il était, entre autres difficultés, techniquement impossible d’effacer les noms des professeurs en cause, qui avaient, malgré la consigne, été cités) qui ont expliqué l’interdiction de diffusion de ces enregistrements.

(11) Sur son ordinateur...

(12) Un petit silence explicable... Qui peut prétendre répondre à une telle question ? Voir Pascal Bouchard, Métier impossible, la situation morale des enseignants, ESF éd., 1992.

(13) J’ai eu Gilles comme élève dans ses deux terminales E, puis, après un échec en première année d’école d’ingénieurs (sur lequel on peut lire son témoignage, non retenu au montage, dans Sanctions et discipline à l’école, Syros éd., 1993, p. 88-89), dans les deux années préparatoires au BTS ; il a donc, et bien d’autres avec lui, acquis ce réflexe particulier que j’essaie de leur transmettre : avant toute réponse " abstraite ", généralisante, avant d’exprimer une " opinion " quelconque, d’abord raconter, surtout si la question est " abstraite " !

(14) Terminale E : mathématiques et technologie.

(15) Sur les redoublements, voir n° 264-265 des Cahiers Pédagogiques, mai-juin 1988.

(16) " Les professeurs de sciences imaginent que l’esprit commence comme une leçon, qu’on peut toujours refaire une culture nonchalante en redoublant une classe, qu’on peut faire comprendre une démonstration en la répétant point pour point "... Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, op. cit., p. 18.

(17) Le problème n’est pas seulement, comme on le croit trop souvent, de la fausse opposition entre " savoirs " et " pédagogie ", même s’il est vrai que nombreux sont les " très savants " (ainsi que le révèle l’anecdote sur les deux professeurs d’EPS) qui ne savent pas transmettre leurs savoirs, mais il est surtout parmi les " savants " eux-mêmes : il y a des " ignorants " qui sont beaucoup moins dangereux que les savants parce qu’ils savent, au moins, qu’ils sont ignorants, tandis que nombreux sont les savants, surtout parmi les professeurs, qui ne savent pas qu’ils sont " ignorants ", principalement et irréductiblement ignorants de l’autre (cf. Jean Baudrillard et Marc Guillaume, Figures de l’altérité, Descartes & Cie éd., 1994).

(18) Autrement dit, la question de l’autorité ou du pouvoir au sens disciplinaire du terme, et dans les deux sens du mot discipline, ne se pose plus si l’enseignant : 1. crée les situations qui provoquent à la fois le désir et l’obligation d’apprendre ; 2. organise la recherche des réponses aux curiosités ainsi déclenchées en fonction des tâches devenues projets personnels et collectifs ; 3. institue avec les élèves les règles d’emploi du temps, de l’espace et des outils. Voir toutes les publications des praticiens de la pédagogie institutionnelle, et notamment la dernière parue : Francis Imbert et le GRPI (Groupe de recherche en pédagogie institutionnelle), Médiations, institutions et loi dans la classe, ESF éd., 1994 ; voir bibliographie en pédagogie institutionnelle note 40, p. 129 dans La violence à l’école, op. cit. et au catalogue des éditions Matrice, 71, rue des Camélias, 91270 Vigneux.

(19) Gilles n’a pas lu Jacques Ardoino : " Le " paradoxe sur l’éducateur " tient peut-être en ceci : il tire son être de sa fonction de faire être ou, mieux encore, d’aider à être plus. S’il comprend bien son rôle et sa mission, il n’est vraiment, à travers sa réussite éducative, l’enfant ou le disciple ayant effectivement conquis sa maturité et son autonomie relatives, que lorsque, devenu inutile, il n’est plus, il n’existe plus, pour cet enfant ou pour ce disciple, de la même manière qu’auparavant... Il y a sans doute, en dépit de tous les efforts moraux contraires, un déchirement et une résistance de notre nature à devoir, au moins symboliquement, mourir, pour permettre à autrui d’exister... En fait, l’éducateur n’aura jamais été aussi utile que quand il aura réussi à se rendre inutile puisque ce sera le signe de sa double victoire, sur lui-même comme à l’égard de celui qu’il formait ", Propos sur l’éducation, Gauthier-Villars éd., 5ème édition, 1971, p. 70. (C’est l’auteur qui souligne).

(20) Gilles s’occupe de ma formation... Peut-il y avoir relation sans réciprocité ?

(21) Entre " être inutile " et " se rendre inutile  ", se place toute la question pédagogique, c’est-à-dire celle du temps.