Violence de l’école ? *

 

 

en mémoire de Christian Bachmann.

 

Nous avons encore quelques difficultés pour nous rendre à l’évidence de ce siècle qui s’achève : les " crimes contre l’humanité ", catégorie juridique d’invention récente, sont commis par des gens instruits et cultivés. Erreur commune : la violence et la guerre seraient des survivances en nous de la nature sauvage, que la raison, la culture et l’éducation pourraient finir par domestiquer ou éradiquer. Or, seul de tous les mammifères, l’homme tue l’homme. Les animaux ne sont pas violents et ne se posent pas la question – originaire – de la " connaissance du bien et du mal " : la perte par l’homo sapiens de l’inhibition biologique qui empêche le meurtre entre individus de la même espèce est peut-être le prix payé pour la liberté. Et donc la violence, nous le savons, au moins depuis le Goulag, Auschwitz et Hiroshima, est produite par la culture, le savoir et les techniques. Les formes plus extrêmes de la négation d’autrui, individus ou masses, peuvent être très rationnellement organisées et le " bourreau " peut n’être qu’un fonctionnaire anonyme qui ne tire aucune jouissance sadique de sa position. Si les développements scientifiques, techniques, culturels, non seulement peuvent accroître considérablement l’efficacité extensive et la profondeur destructrice de la violence, mais peuvent aussi la produire, de ses formes les plus élémentaires au plus sophistiquées, alors c’est l’école dans son cœur même qui se trouve atteinte, voire détruite dans sa finalité : les savoirs accroîtraient les moyens de la violence et leur mode institutionnel de transmission la produirait.

Notre imprégnation par les " grands récits " du progrès et de la civilisation est extrêmement profonde, et nous avons quelques difficultés à nous rendre compte que nos exhortations morales d’éducateurs à l’intention des enfants risquent d’obtenir les effets exactement inverses de ceux que nous souhaitons. Le court-circuit de l’éducation produit la violence parce qu’il se fonde sur l’illusion que nous pourrions esquiver les exigences de l’institution de l’humanité en chacun et éviter la nécessité pour chaque petit d’homme de reparcourir lui-même l’itinéraire de l’hominisation. Ainsi l’éducation se trouve-t-elle prise dans des successions contradictoires aux effets tragiques : les quatre interdits majeurs de l’inceste, de la violence, de l’idolâtrie et du parasitisme s’imposent au lieu de s’instituer. Inceste : à l’érotisation du bébé (voir les images publicitaires) succèdent la coupure et l’abandon marqués par la crèche et l’école (les pleurs de la première journée de maternelle). Violence : l’interdit du toucher n’offre plus que le heurt accidentel, la frappe intentionnelle ou le tripotage pervers pour la rencontre de l’autre égal (voir les cours de récréation d’école et les couloirs de collège). Idolâtrie : l’institution du langage, parlé et écrit, se dégrade à l’école en échos et répétition du discours magistral et laisse l’enfant (infans) impuissant dans la sidération des images médiatiques et la fascination des idoles. Parasitisme : l’enfant doit être gavé, instruit, recevoir, et ne saurait donner à son tour, s’inscrire dans un réseau d’échanges de responsabilités (" Quand tu seras majeur, tu feras ce que tu voudras, en attendant… ") ; à la dépendance complète succède l’illusion de liberté, dans l’écrasement des temps de passage où l’interdiction devrait se révéler autorisation. L’imposition des interdits provoque leur transgression, le " rappel à la loi " (très à la mode en ce moment, devant le flot montant des incivilités, c’est-à-dire le bavardage, en classe ou au pied des tours d’HLM…) empêche l’institution de la loi, c’est-à-dire la perception de l’autre comme un autre soi-même. Le rapport à autrui se construit donc, par l’éducation, dans la négation d’autrui. Et, par l’école, l’offre au plus grand nombre possible d’en savoir le plus possible est, en même temps, transformation de tout savoir en outil de pouvoir. Et tout pouvoir ne peut s’exercer qu’à tenter de réduire celui de l’autre. En prétendant permettre l’accès à la culture dans sa dimension universelle, l’école rabat l’enfant sur l’immédiateté de son intérêt particulier : apprendre pour asservir. À quoi servent les diplômes, exactement ? De quel prix se paient-ils ? Et quel prix paient ceux qui échouent à les obtenir ?

C’est d’abord dans l’organisation du temps et de l’espace que l’école produit la violence. Ce n’est pas seulement une question d’architecture et d’emplois du temps. Il s’agit d’abord de dimensions symboliques d’appropriation qui structurent le rapport social : préservation de l’espace personnel et des temps de solitude, usage réglé des espaces et des temps collectifs, respect des espaces et temps d’autrui. À la maternelle, par exemple, les fonctions corporelles les plus intimes s’effectuent à heures fixes et en public : le regard de l’adulte est nécessairement de surveillance, et plus tard il suffira alors, en certains lieux, de regarder un adolescent pour qu’il se sente agressé (" Qu’est-ce t’as toi ? Tu veux ma photo ? "). L’école contribue à empêcher la structuration du sujet dans son rapport au temps et à l’espace, et donc aux savoirs et aux autres : de 8h30 à 9h30, les enjeux de la bataille de Marignan, de 9h30 à 10h30, la reproduction des oursins, de 10h 30 à 11h30, gymnastique au sol, de 11h30 à 12h30, la litanie des verbes irréguliers en anglais ou tel poème de Rimbaud récité au tableau… Et à chaque heure, il faut être attentif, intéressé, " motivé " ; sans compter qu’il faut aussi être vigilant quant aux règles de comportement : de 8h30 à 9h30, on s’agite, on fait n’importe quoi, des bulles avec les chewing-gums par exemple (" Le prof, il dit jamais rien… "), et à 9h30 on récolte une punition parce qu’on a oublié de se débarrasser du chewing-gum, par exemple en le collant sous la table (d’où le décollera la femme de ménage…) : la règle change avec la salle et l’adulte chargé de la faire respecter. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de règles, seulement la " loi " du plus fort : " Celui-là, il sait se faire respecter… ", ce qui annule la notion même de respect. Malheur aux faibles, dans la classe, les couloirs, les cours de récréation, la rue, la cité… la planète, dont les images, chaque soir à la télévision, détruisent lentement l’espoir d’un avenir viable.

Entrer dans la classe, c’est d’emblée se trouver pris dans un rapport de forces, et c’est d’abord la peur, tout simplement, aussi bien du côté des enseignants que des enseignés, qui va guider les comportements. On parle souvent, pour qualifier ce qui se passe dans la classe une fois la porte refermée sur les élèves et leur professeur, de " boîte noire " : situation dangereuse en ce qu’elle met face-à-face un adulte et 25, 30 ou 35 autres personnes, enfants ou adolescents. Ce qui ne se retrouve dans aucun autre métier où la relation humaine est l’élément primordial. En médecine, dans le travail social, les acteurs n’ont affaire à leurs " clients " que un par un, ou par très petits groupes. À l’école, il y a un poids spécifique de cette co-présence humaine entre un acteur principal et un grand groupe, constamment, à raison de trois, cinq ou huit heures par jour… L’angoisse de l’enseignant tient à cette simple question : " Vais-je pouvoir " tenir " et " les " tenir ? " Les professeurs expérimentés n’échappent pas à cette peur particulière, tous les ans, voire tous les jours, toutes les heures, recommencée… Ils donnent souvent quelques conseils aux débutants : " D’abord, serrer la vis ! Après on peut relâcher un peu… ". Il faut donc s’imposer d’emblée comme " force " face à la classe, à ce rassemblement imprévisible d’enfants ou d’adolescents et c’est bien cette situation duelle, sans médiations, qui détruit toute possibilité de construction de la citoyenneté chez les élèves : dans ce rapport de forces, du côté des élèves, l’obéissance se pervertit en soumission, et du côté du professeur, l’autorité se pervertit en pouvoir.

Ce rapport de forces laisse les acteurs sans recours, aussi bien l’adulte enseignant, renvoyé à sa solitude et à ses seules habiletés ou incapacités psychologiques, que les enfants et adolescents élèves qui savent bien que : " C’est pas la peine de discuter avec lui, de toute façon, il aura toujours le dernier mot… ", et qu’en dernier ressort le ministre en personne ne peut pas faire changer la note ou l’appréciation qu’un professeur met sur une copie – mot qui trahit la véritable nature des travaux scolaires… Dès lors que professeurs et élèves se trouvent pris dans ce face-à-face, que nul contrôle réel ne peut s’exercer sur le professeur, que nul recours ne peut être exercé par les élèves, que l’essentiel de la tâche, si l’on veut " réussir ", se réduit à essayer de deviner ce que le professeur attend comme réponse orale ou écrite, que c’est ce même professeur qui est à la fois juge et partie puisqu’il enseigne et juge ensuite les résultats de cet enseignement, on peut faire l’inventaire de tous les " doubles liens " qui vont vider de leur sens les savoirs eux-mêmes : heures après heures, il faut être à la fois docile et actif, paraître demandeur de ce qui est imposé, être motivé sur commande selon la succession des disciplines, être autonome et soumis, travailler sans rester " scolaire ", réciter en donnant l’impression de parler, reproduire en donnant l’impression d’inventer… Et ces injonctions contradictoires marquent symétriquement le comportement du professeur : établir le contact et maintenir la distance, être libre de ses méthodes pédagogiques, souverain dans sa classe, sans contredire l’inspecteur ou sortir des programmes, sans oublier la célèbre exigence d’être " sévère mais juste " ! Dès lors que le maître assume tous les rôles dans la confusion des pouvoirs, la recherche de la vérité dans tous les champs du savoir se pervertit en recherche de la conformité, et les élèves vont se répartir en trois catégories principales : 1/ ceux qui vont s’employer, grâce à l’obtention des diplômes, à " passer de l’autre côté du manche " pour pouvoir à leur tour imposer leur " loi " aux autres : ils deviendront bons élèves, futurs " décideurs " ; 2/ à l'opposé, ceux qui refusent, consciemment ou non, cet apprentissage systématique de l’hypocrisie, qui se retrouvent démunis devant l’exigence de mentir à eux-mêmes et devant les autres, et qui risquent la marginalisation et l’exclusion ; et enfin, 3/ la masse intermédiaire de ceux qui font juste ce qu’il faut pour " ne pas avoir d’ennuis " et qui formeront plus tard les majorités silencieuses indifférentes aux responsabilités civiques et manipulables au gré des influences médiatiques. Bien sûr, cette catégorisation reste sommaire, il y a parfois de " bons élèves " qui ne sont pas dupes et quelquefois aussi certains de ceux qui sont dans le refus peuvent trouver des voies moins destructrices pour eux-mêmes et pour les autres que l’agitation, la violence directe, ou l’absentéisme… Et peut-être est-ce finalement la catégorie " moyenne " qui est la plus inquiétante !

La pauvreté des moyens pédagogiques utilisés à l’école a maintes fois été soulignée, et le cours magistral demeure le mode privilégié de transmission. Or, il est de plus en plus évident que ce cours magistral (y compris dans les déguisements pseudo-dialogués de la " devinette ") est fait pour ne pas transmettre les savoirs, en empêcher l’appropriation par le plus grand nombre : il maintient une structure, non pas de transmission, mais de révélation, au sens religieux du terme (ne pas s’étonner s’il y a " peu d’élus " !). Or, l’art, la science et la philosophie supposent le loisir, c’est-à-dire la suspension de l’obligation de résultats. Pour s’en tenir aux sciences, leur apprentissage exige d’en passer par le doute, l’incertitude, la discutabilité, la réfutabilité : l’ouverture des savoirs, inachevés et inachevables, entre en contradiction avec les prétentions de clôture incarnées dans le programme en vue de l’examen – le même mot désigne aussi les procédures juridiques et médicales – qui commande par rétroaction aussi bien le comportement des élèves que celui du professeur.

À cette violence de la " mise en examen ", s’ajoute la simultanéité de deux processus apparemment contradictoires, en réalité étroitement liés : d’une part, la séparation, le clivage entre l’apprentissage des savoirs et celui du " vivre ensemble ", qui fait que le plus instruit peut aussi être le plus " immoral ", et, d’autre part, la confusion de ce qu’on appellerait en termes juridiques les registres civil et pénal, qui fait qu’une note basse devient mauvaise, une tâche à accomplir un devoir, et une sanction une punition. Dès lors, la libido dominandi (la " frime ", les jeux de prestance, jusqu’aux plus hauts niveaux de la science et de la culture…) peut s’investir dans la " réussite " scolaire et s’y déguiser, ce qui pervertit doublement les savoirs et la citoyenneté. Cette confusion-séparation s’oppose à la nécessaire distinction-articulation des savoirs et de la loi que l’école aurait pour tâche précisément d’instituer dans ses fonctionnements les plus ordinaires et quotidiens.

Et, enfin, c’est probablement dans les effets des jugements professoraux sur le cursus des élèves que la violence de l’école se manifeste avec le plus d’évidence. Au lieu de permettre le déploiement de toutes les potentialités de l’enfant et de l’adolescent – dont on sait qu’elles sont quasiment infinies – l’école contraint aux inversions et renoncements successifs selon les paliers d’orientation : privation des dimensions de la culture technique pour les " bons élèves " ou moyens, orientés en études longues ; privation de la dimension artistique et littéraire pour les futurs " forçats " des mathématiques et des classes préparatoires ; privation des informations scientifiques nécessaires au citoyen d’aujourd’hui, pour les " relégués " littéraires ou ceux qui se retrouvent engagés dans des filières professionnelles dévalorisées. Et déjà, dès l’école primaire, le savoir s’instrumentalise en outil de pouvoir par l’inversion entre fins et moyens : lecture, écriture et calcul deviennent fins en eux-mêmes – et moyens de sélection – au lieu de s’originer dans le désir d’explorer le monde, d’aller à la rencontre de l’autre inconnu et de s’élever (que signifie d’autre le mot même d’élève ?) à égalité du maître. Tout le monde le sait : il est évident que ni les notes, ni les examens, ni les diplômes ne peuvent en aucune manière vérifier, valider ou confirmer le degré d’instruction, de formation ou d’éducation d’un individu quelconque. Et pourtant, malgré les très nombreuses recherches dont les résultats ne peuvent laisser place à aucun doute possible sur son arbitraire complet, la notation sur 20 demeure le seul moyen d’évaluation, auquel finissent par se ramener tous les autres moyens. La quantification demeure nécessaire au classement et ce classement lui-même nécessaire à la perpétuation des hiérarchies sociales de pouvoir.

Cette perpétuation est nécessaire parce qu’il semble bien que la république – et l’école qui en est la condition première – ait peur de ses propres principes. Qui décide aujourd’hui ? L’expert ou le citoyen ? Tout se passe comme si l’institution essentielle à la démocratie, l’école, était le principal obstacle désormais à son développement. C’est à l’école que les " bons élèves " forment, notamment en France dans le creuset des classes préparatoires, les mafias qui se répartiront l’essentiel des pouvoirs économiques, administratifs et politiques, dans un jeu féroce de chaises musicales, de complicités occultes et de corruptions partagées. Ce qui condamne l’école – telle qu’elle fonctionne actuellement – n’est pas l’échec scolaire mais la réussite scolaire : ce ne sont pas seulement les violences les plus extrêmes, les génocides du siècle, qui sont produits par les instruits, ce sont aussi les multiples et banales décisions stupides, incohérences et violences cachées qui marquent l’existence de millions d’individus privés de tout pouvoir civique réel par un système économico-politique qui les exclut de toute véritable parole et représentation. Et c’est bien l’école, à l’échelle planétaire, qui produit doublement cette mafia dirigeante et cette masse exclue. On pourrait ici parodier Flaubert : " Exclusion : lutter contre… " Si on prétend lutter contre l’exclusion par les moyens mêmes qui la produisent, ne pas s’étonner des résultats ! En réalité le " mauvais élève " est nécessaire à la bonne marche de l’école, de même que l’exclu est nécessaire à la bonne marche de nos sociétés et de la mondialisation. Le marginal n’est pas du tout en marge : il est au centre, invisible, pivot autour duquel peuvent " tourner rond " nos classes, nos institutions et nos sociétés. À combien de personnes le mauvais élève, le " voyou de banlieue " et le réfugié des guerres et famines fabriquées permettent-ils de vivre dans la bonne conscience du dévouement humanitaire et l’altruisme du travail social ou pédagogique ?

Bons ou mauvais élèves, l’école produit des délinquants. La perte de l’esprit civique, la fameuse " absence de repères ", ce ne sont pas les jeunes des cités, par exemple, qui en donnent les exemples les plus graves aujourd’hui : quelle différence entre un gamin qui " nie l’évidence " devant un enseignant ou un policier et un (ancien) ministre de la République qui ment délibérément – et qui sait que tout le monde sait qu’il ment – devant un tribunal ? Quelle différence entre tel petit trafiquant de quartier et tel banquier dont les contribuables doivent éponger les opérations douteuses ou frauduleuses ? Quelle différence entre la " morale " de tel spéculateur, de tel président de club sportif, de tel élu corrompu, et celle du petit " caïd " de banlieue faisant dans le bizness et les deals divers ? Aucune, si ce n’est leurs rayons d’action respectifs et leur champ d’application ! Et les coûts sociaux engendrés par tel cabinet d’architectes qui, pour arracher le marché, construit en quelques jours des logements qu’il faudra réhabiliter à coups de milliards aux frais du contribuable moins de vingt ans après, n’ont aucune commune mesure avec les dégâts provoqués par quelques gamins excités qui jettent trois pierres dans une vitrine ou brûlent quelques voitures !

Il semble bien que l’école trahisse désormais sa propre finalité et que tout son fonctionnement ordinaire tente d’esquiver, dans la peur de ses propres principes, les exigences de l’institution (au sens de processus) des savoirs et de la loi au profit des dérives managériales (c’est-à-dire le primat exclusif de l’obligation de résultats pour les meilleurs) ou associatives (pour les relégués des " zones sensibles " qu’il s’agirait de tenir au chaud et d’occuper pour leur éviter de faire des bêtises dans la rue). Dans la quasi-totalité des débats à propos de l’école, on tombe immanquablement dans l’erreur simplificatrice des logiques binaires de l’exclusion réciproque, des " ou bien / ou bien " : ou bien on donne la parole aux élèves en s’imaginant qu’elle pourrait guider les décisions, ou bien il est inacceptable qu’ils puissent donner leur avis puisqu’ils seraient, par définition, ignorants ; ou bien on ouvre l’école aux partenariats de toute sorte succombant aux intérêts locaux, ou bien elle doit demeurer sanctuaire hors du siècle vouée à la seule culture de l’universel ; ou bien on préserve la gratuité et la transcendance des savoirs, ou bien on les investit dans des simulations pré-professionnelles ; ou bien l’instruction, ou bien l’éducation… etc. ! Est-il vraiment impossible de comprendre que si, à l’école, on doit donner la parole aux élèves c’est précisément parce qu’ils ne savent pas encore la prendre et que si on fait taire le " bavard " c’est pour qu’il puisse parler ? Est-il impossible de comprendre que si l’école doit être fermée c’est pour qu’elle puisse s’ouvrir ? Que si l’école ne peut pas, par sa définition même, être soumise à l’obligation de résultats (en termes citoyens et professionnels), c’est pour que les élèves comprennent progressivement, d’une part, les exigences de cette obligation de résultats à laquelle tout professionnel est obligé, et, d’autre part, le principe selon lequel toute citoyenneté est impossible à savoir que nul majeur n’est censé ignorer la loi ? Est-il vraiment impossible de comprendre que le sujet ne peut pas accepter de courir les risques de la rencontre de l’autre, différent et indifférent, s’il n’est pas lui-même reconnu dans son originalité propre et que l’institution de l’universel n’est possible qu’à partir de la reconnaissance critique des particularités culturelles et des enracinements historiques ?

Nous ne savons pas s’il est possible que l’école ne produise pas l’exclusion des faibles, l’immoralité des décideurs ou l’arrogance des " gagneurs ", et la passivité a-civique des " moyens ". Ce que nous savons, c’est que nous ne pouvons pas faire autrement que de le décider : de décider donc qu’il n’est pas fatal que les savoirs, la culture et l’école produisent la violence. Proposer et mettre en œuvre, ici et maintenant, les transformations institutionnelles nécessaires pour que l’école puisse répondre aux exigences et défis du siècle qui s’ouvre : telle est la seule possibilité qui nous est offerte, et il y a urgence. Comment articuler entre elles les trois fonctions de l’école, l’instruction (produire des individus aussi savants et cultivés que possible), la formation (produire des individus aptes à s’insérer dans la vie professionnelle) et l’éducation (produire des citoyens) ? De ces trois fonctions, c’est aujourd’hui la troisième qui devient première et conditionne la réalisation des deux autres. L’instruction sans l’éducation, de même que le développement des qualités professionnelles sans dimension civique, peuvent produire des individus encore plus dangereux que les ignorants ou les incompétents. Nous le savons désormais : l’actuelle " course " aux notes et aux diplômes consacre à la fois le maintien de rituels archaïques religieux et la pénétration dans l’école des soucis marchands – à la limite, le souci de pouvoir se vendre soi-même ; et, évidemment, pour se vendre avec efficacité, tel poème de Rimbaud, la distinction entre poids et masse, la compréhension du fonctionnement de la clepsydre, la construction du polygone régulier à dix-sept côtés au compas et à la règle, l’étude des mastabas égyptiennes, de la structure d’une tragédie grecque, des mythes yanomamis, des enjeux de la bataille de Marignan, ou des mœurs de la mouche drosophile – c’est-à-dire ce gigantesque effort de connaissance qui définit l’humanité – ne sont d’aucune utilité… Et même, s’agissant de la seule fonction de formation, serait-il possible de ne pas confondre la compréhension progressive des exigences de l’insertion professionnelle avec l’apprentissage de la prostitution ?

Il va donc falloir, dans le fonctionnement des classes et des établissements, instituer progressivement la distinction des pouvoirs qui caractérise les sociétés démocratiques : nul ne peut se faire justice à lui-même (réglage de la violence), nul ne peut être juge et partie (validation des compétences) ; également, nul ne peut être mis en cause pour un acte dont il n’est pas l’auteur ou le complice (illégalité des punitions collectives), en cas d’infraction un mineur bénéficie de l’excuse de minorité et est moins lourdement puni qu’un majeur pour un même acte. Les fonctionnements institutionnels, et notamment les règlements intérieurs, doivent intégrer ces principes, et notamment l’exigence de ne pas utiliser les punitions du registre " pénal " (retenues, par exemple) pour sanctionner des manquements dans l’acquisition des savoirs, et, réciproquement, de ne pas utiliser les moyens d’évaluation des savoirs (baisse de notes, par exemple) pour punir des comportements jugés déviants. En ce qui concerne donc les comportements, il devient nécessaire d’instituer dans l’établissement une instance tierce qui aura à juger des infractions et trancher dans les litiges relevant du réglementaire (il est aussi des comportements qui peuvent relever du judiciaire) ; des formes très diverses peuvent être inventées localement : l’essentiel étant que l’instance qui juge et éventuellement punit ne soit pas composée de personnes impliquées, même indirectement, dans l’infraction ou le litige. De même, en ce qui concerne les acquisitions de savoirs et de savoir-faire, il importe que soient distinguées l’évaluation interne nécessaire au travail pédagogique lui-même – ce qui implique la prévision de temps de régulation propres à chaque classe et à chaque discipline – et la validation externe des compétences acquises, sous forme de contrôle de connaissances, de vérifications de savoir-faire, à intervalles réguliers, par d’autres experts que ceux qui enseignent aux élèves concernés, ce qui suppose un accord préalable sur les savoirs et compétences exigibles à un moment donné ainsi que leurs critères de validation. Il importe également que les règlements intérieurs soient clairement distingués des " chartes " (qui portent sur les valeurs et non les procédures) et des " contrats " (qui ne peuvent avoir qu’une signification pédagogique et non juridique à l’école puisque seul le majeur peut contracter), et qu’ils fassent l’objet d’un travail d’élaboration constant, impliquant l’ensemble des acteurs de l’institution, et distinguant les niveaux de normes entre ce qui se discute, ce qui ne se discute pas et ce qui ne se discute pas encore. De même, ces règlements doivent prévoir leurs propres règles de modification et leur " code de procédure " : l’énumération des droits et des devoirs doit s’accompagner de l’indication précise des procédures à suivre pour les faire respecter. La seule différence entre droits et devoirs étant que, si l’on peut toujours ne pas exercer un droit, on ne peut se soustraire à un devoir. Ces droits et ces devoirs concernent évidemment l’ensemble des acteurs de l’école. Les mettre sur le même plan, pire encore les opposer (" Ils ont des droits mais aussi des devoirs "…) est une absurdité logique : il n’y a évidemment que des droits, les devoirs n’étant que les moyens de procédure nécessaires à la réalisation effective, collective et articulée de ces droits. Et des catégories entières de personnes n’ont d’ailleurs que des droits : enfants de la naissance à " l’âge de raison ", vieillards grabataires, grands handicapés, etc. ; et si les droits d’un majeur (un professeur par exemple, mais aussi bien un lycéen majeur) sont plus étendus que ceux d’un mineur, il va de soi que ses devoirs le sont aussi. Si les élèves perçoivent que les adultes qui sont responsables d’eux ne respectent pas eux-mêmes les règles qu’ils leur imposent, c’est non seulement l’accès à la citoyenneté qui devient impossible mais également la construction des savoirs : l’expertise, qui fonde l’autorité du professeur, de fin se dégrade en moyen d’exercer le pouvoir sur le groupe. Impossible, par principe, dans cette structure religieuse, et dans le temps de la classe, que l’élève s’élève à hauteur du maître, voire le dépasse, ce qui caractérise pourtant la finalité du travail du professeur. Impossible aussi de comprendre ce qui fonde l’acte de transmission et d’appropriation des savoirs : le savoir augmente en celui qui le donne, et donc celui qui le reçoit le donne à son tour. Et pour prendre le seul exemple de l’enseignement de la philosophie, il ne peut y avoir dissertation si l’élève n’écrit pas, de droit, à égalité avec Platon, Descartes ou Kant… ou son professeur !

Et c’est sur ce point que la mise en œuvre progressive du droit dans l’institution scolaire devient aujourd’hui nécessaire pour que l’école retrouve son propre projet, trouve sa véritable finalité : il s’agit alors, dans le loisir (c’est-à-dire la protection provisoire contre les jungles communautaires, urbaines et professionnelles, qui permet d’abord de les critiquer et ensuite de les affronter), la scholè, de s’approprier les significations données au monde et à l’histoire par les générations qui ont précédé pour entrer à son tour dans l’aventure infinie et inachevable des techniques, des arts et des sciences. Si le siècle qui s’achève a vu s’effondrer les espérances des Lumières, cela ne signifie pas pour autant que les Lumières sont dépassées, cela signifie que nous pouvons leur rester fidèles en en approfondissant le projet même, en articulant le savoir et la loi, la raison et la liberté, les compétences et l’éthique, en reprenant les déjà vieilles questions de Rabelais et de Montaigne : " Science sans conscience… " et " Tête bien faite… ". Les enjeux de l’éducation à la citoyenneté, de la construction des savoirs en articulation avec celle de la loi, sont donc de sortir de la violence, ou tout au moins de la diminuer, de la régler, et de comprendre que ma liberté ne s’arrête pas là où commence celle de l’autre, mais qu’elle commence là où commence celle de l’autre. C’est l’enjeu central de ce qui se joue au quotidien dans nos classes.

De tous les animaux, disions-nous, seul l’homme tue l’homme. Certes. Mais s’il n’y a pas plus cruel que l’homme pour l’homme, il n’y a pas non plus d’animal qui soit capable d’aussi grand amour que l’homme pour l’homme. Et il est probable qu’en chacune de nos existences singulières, finalement, les moments de violence sont beaucoup plus rares que les moments de paix. Ce ne sont pas la guerre et la violence qui sont étonnantes : c’est la paix, l’amour ou, beaucoup plus banalement, l’indifférence polie qui le sont. Un de mes élèves nous raconte, en cours de philosophie, qu’un beau jour froid de novembre, se promenant seul au bord du canal de l’Ourcq, aux environs de Meaux, il entend tout à coup des cris, des appels au secours : une petite fille de trois ans environ vient de tomber à l’eau, la mère seule crie désespérément. Il a une demi-seconde d’hésitation – il n’est pas vraiment champion de natation ! –, enlève son blouson et ses chaussures, saute, avant que la mère ne le fasse elle-même, ramène la petite fille que la mère parvient à saisir et réussit à s’extirper lui-même des berges abruptes et glissantes après plusieurs tentatives… Commentaire, en cours de philosophie : " Tu as décidé, dans cette demi-seconde, que la vie de cette petite fille, qui t’était jusque là inconnue et indifférente, et qui le redeviendrait passées les effusions, était plus importante que la tienne propre. – Oui, peut-être, mais je ne m’en suis pas vraiment rendu compte sur le moment, la seule chose qui m’a traversé l’esprit était que je ne pourrais plus me regarder dans la glace, la honte si je ne faisais rien. C’était autant pour moi que pour elle… "

C’est ici le moment éthique : l’autre, radicalement autre, singulier, différent et indifférent, est un autre moi-même. C’est le moment fondateur du droit, qui enracine l’espoir que les libertés puissent s’articuler et non se heurter. Dès lors, si la culture produit la violence en ce qu’elle a de spécifiquement humain, c’est aussi la culture qui nous permet d’en transmuer les énergies de manière créatrice. Ainsi les interdits majeurs, les passions les plus dévastatrices, la mort elle-même, vont-ils pouvoir se jouer, dans la représentation, le langage, la musique, la mathématique, la gymnastique… et la philosophie. C’est-à-dire l’école. L’homme est aussi le seul animal qui rit et joue toute la vie. Et, pour jouer, il faut être ensemble, et pour être ensemble nous instituons la loi. Il y a du plaisir dans la violence et la guerre, ce qui rend vain le discours moral et la leçon imposée. Chaque petit d’homme refait pour lui-même toute l’histoire de l’humanité : il apprend, à l’école, à faire la paix avec lui-même et avec les autres. Parce que cette paix permet de vivre tous les plaisirs de la violence et de la guerre dans le jeu, grâce à l’autre et non contre lui : " Pourquoi, Socrate, apprendre à jouer de la lyre puisque tu vas mourir ? – Pour jouer de la lyre avant de mourir. " Et si je joue de la lyre (ou aussi bien au football ou à peindre ou à écrire ou à me plonger dans les mystères de l’atome…), c’est aussi par et pour les autres. Les progrès de l’humanité se mesurent à la part de jeu offerte au plus grand nombre possible, dans les techniques, les sciences et les arts : question politique, qui commandera, au XXIe siècle, la survie de l’espèce.

Bernard Defrance.