Le plaisir d’enseigner

 

Intervention à l’Université d’été du

Centre Interfacultaire de Formation des Enseignants

 de l’université de Liège

27 août 2004

 

 

Bernard Defrance est professeur aujourd’hui de philosophie au lycée Maurice Utrillo de Stains, en banlieue nord de Paris. Il a commencé sa carrière comme professeur de psycho-pédagogie et de philosophie de l’éducation de 1972 à 1978 à l’École normale d’instituteurs de Châteauroux. Mais il a choisi d’être professeur du secondaire alors qu’il aurait pu bien sûr être professeur en Institut Universitaire de Formation des Maîtres (IUFM) ou à l’université. Je suis en admiration devant ces collègues qui ne choisissent peut-être pas la voie de la facilité. Il a aussi assuré pendant pratiquement dix ans je pense, de 1987 à 1997, les fonctions de formateur à la Mission académique de la formation des personnels de l’éducation nationale de l’académie de Créteil (MAFPEN) ; les MAFPEN ont été récemment fusionnées avec les IUFM. Il est membre du comité de rédaction d’une célèbre revue, où collaborent d’ailleurs la plupart des grands pédagogues français que nous connaissons, les Cahiers Pédagogiques, où il a pris en charge une série de numéros. Ses publications sont très connues, ce sont des essais, parce que pratiquement tous, ils sont été réédités une fois, deux fois, trois fois, mais je pense qu’il est fidèle à sa maison d’édition puisqu’il publie quand même très régulièrement chez Syros-La Découverte. Cinq titres parmi d’autres, que vous connaissez sans doute, dans le cadre de nos formations. Le premier en 1988, La violence à l’école, qui en est à sa sixième édition. En 1990, Les parents, les profs et l’école, réédité en 1998. En 1992, Le plaisir d’enseigner, réédité en 1997. En 1993, Sanction et discipline à l’école, cinq éditions, dont la dernière en 2003. En 1996, La planète lycéenne, des lycéens se racontent. Si vous voulez en savoir plus, il y a tout sur son site internet.

 

 

Merci de votre accueil.

Le plaisir d’enseigner. Effectivement… En 1990, je participais à un débat avec Michel Serres qui venait de publier Le tiers-instruit et, à ce débat, participait quelqu’un qui est devenu ensuite un ami, Thierry Paquot, qui m’a demandé alors d’écrire une chronique de mes cours de philosophie et, si possible, qui puisse trancher sur les litanies et les déplorations, sur le mode du « tout fout le camp, les barbares envahissent l’école, c’est la perte de la civilisation, de la république, etc. » ! qui sévissaient alors en librairie, et j’avais donc écrit cette chronique et je n’étais fait un peu peur à l’époque parce que je raconte un certain nombre d’épisodes dans ce livre qui ne sont pas forcément de l’ordre de la meilleure recette pédagogique pour réussir à l’école ! Donc, je raconte ce que j’essaie de faire et, surtout, j’ai essayé dans tous ces livres que vous avez cités, de donner la parole à mes propres élèves, de faire entendre ce qu’ils disent de l’école et d’eux-mêmes. Je complète juste sur un petit point : j’ai quand même, une fois, commis une infidélité à mon éditeur français, mais ce fut pour un éditeur belge ! avec Le droit dans l’école, en 2000 chez Labor.

Juste un bref commentaire sur le petit CD-rom qu’on a entendu ce matin, avec les interviews d’élèves : je croyais entendre mes propres élèves ! Dès lors que, dans ma classe, dans le cours de philosophie, ils s’autorisent à parler et à parler relativement librement, à sortir progressivement du mode de la récrimination ou du mode de la soumission, ou encore de la plainte, etc., à ce moment-là, ils acceptent de se raconter. Eh bien effectivement, on apprend beaucoup de choses et, d’une certaine manière, c’est pour moi un accompagnement décisif et quand je suis amené à parler ainsi dans des circonstances analogues comme aujourd’hui, très souvent, j’ai l’impression de n’être que le messager de ce que disent mes élèves (avant même d’être professeur, j’étais maître d’internat et donc dans ma carrière j’ai croisé plus de 5000 élèves à tous les niveaux et à tous les degrés d’enseignement, de la maternelle aux préparatoires aux grandes écoles). Tout ce que je vais dire maintenant est issu de ce travail que j’essaie de conduire depuis plus de trente ans avec les élèves dont j’ai la responsabilité tous les ans.

 

Alors le plaisir d’enseigner. Je vais commencer, philosophie oblige, par une évocation d’Épicure, très rapide, et puis je terminerai par une dernière évocation, celle d’un philosophe contemporain, Michel Serres, qui est indirectement, à l’origine, je viens de le dire, de cette chronique de mes cours de philosophie. Vous vous souvenez peut-être de ce très court texte, petite lettre qui a traversé les siècles, et qui nous parle encore : la Lettre à Ménécée, qu’on appelle aussi Lettre sur le Bonheur. Une des premières choses que nous dit Épicure dans ce texte est que pour éprouver le plaisir, il faut d’abord (la structure de la lettre est en deux parties : une partie négative et une partie positive) se débarrasser des peurs qui nous habitent depuis très longtemps, pas seulement des peurs qui nous habitent en tant qu’individus, en tant que personnes, mais des peurs qui habitent l’humanité depuis que l’aventure a commencé, il y a 3 millions et demi d’années à peu près, peurs des forces qui habitent la Nature et auxquelles on ne comprend rien, peurs aussi des forces obscures qui nous habitent dans notre sommeil, dans nos rêves, dans les puissances de la sexualité et de la vie. Donc, comment se débarrasser de ces peurs ? Peut-être, dans un premier temps, apprendre à les reconnaître. Et Épicure énumère : se débarrasser de la peur des dieux, de la peur de la mort, et donc, de la peur de la vie. Et ça, d’une certaine manière, on peut l’éprouver quand on est professeur, à chaque fois qu’on entre en classe. À chaque fois que j’entre en classe, j’ai peur, forcément, obligatoirement, immanquablement, parce qu’ils sont 25, 30, 35, j’ai eu des classes jusqu’à 40, devant moi, et soi-même, on est seul face à… Vous voyez la géographie de la classe, c’est déjà quelque chose qui risque d’induire ce dont on a déjà parlé, la violence, le rapport de force. Un élève ce matin a utilisé le mot « ennemis », pour parler des profs. Et, dès que j’entre en classe, la question est : est-ce que je vais tenir ? Est-ce que je vais les tenir ? Maintenir, les tenir dans la main ? « Cette classe-là, ça va, je la tiens bien, etc. » et puis, à l’inverse, « j’en ai marre de cette classe, je ne peux plus rien en faire, il faudrait savoir qui fait la loi, si c’est eux ou moi. », etc. Donc, les risques sont : démission, répression, dépression, il y a là un certain nombre d’éléments qui risquent en effet de faire perdre le sens de ce que nous venons faire avec ces jeunes,  avec ces enfants, avec ces adolescents, qui apprennent à devenir élèves. Comment sortir de cette tension, de ce rapport de force ? 

 

Lier, délier, allier.

 

Il y a trois moments[1] : je vais être tenté dans un premier temps de lier, il faut maintenir, tenir, obtenir, il faut lier, il faut enfermer, il faut ligoter, maîtriser ; et tous les fantasmes de la maîtrise qui sont les nôtres et qui accompagnent inévitablement le travail pédagogique sont bien là toujours présents : « Est-ce que je ne vais pas être débordé ? Si je descends de l’estrade, que va-t-il se passer ? S’il y a familiarité, si la distance diminue ? Si le temps et l’espace s’écrasent, que va-t-il se passer ? ». Cette peur, cette tension, ce rapport de force, je peux être tenté d’y répondre dans un premier temps effectivement par ce moment de liaison, de contention : « il faut poser des limites, des cadres ! ».

Et puis, dans un deuxième temps, on peut être tenté de délier : comme, effectivement, nous vivons dans une société où prédominent les aspirations à l’autonomie, à la liberté, à l’affirmation du sujet en tant qu’individu (l’individu c’est ce qui ne se divise pas), et que ces aspirations sont extrêmement fortes, envahissent tout l’espace public, la « convivialité » devient une exigence aussi bien en famille que dans les entreprises ou les quartiers, etc., et l’école demeure d’une certaine manière un peu le dernier lieu de socialisation « dure », où il s’agit en effet de faire comprendre les exigences des intégrations nécessaires à des jeunes qui sont tentés par le mode cool, par le mode précisément de cette pseudo-convivialité qui tient de lieu de socialité. Et donc, en fait, on est tenté de délier, de lâcher prise. Et je peux basculer dans un autre système qui consiste à régresser moi-même au niveau de l’enfance et de l’adolescence et à entrer dans une espèce de fusion, illusoire, avec les élèves dont j’ai la responsabilité.

Mais bien entendu, ce temps ne dure qu’un moment, il ne dure que jusqu’au moment de l’examen. Certains de mes élèves me disaient : « Ah oui, ce prof., on l’avait en 4ème, on croyait qu’il était vachement sympa, etc., les relations, c’était chouette, parfait, mais le jour du conseil de classe, il nous a sacqués[2]. » Le professeur n’a sacqué personne bien entendu, il a simplement procédé à des évaluations qu’il croyait tout à fait objectives, sincères, et utiles même aux élèves, sauf que, effectivement, ce temps de déliaison se heurtait à l’obligation institutionnelle de noter ses propres élèves. Et donc la question que nous pouvons nous poser, c’est celle de l’alliance, du troisième temps, après le lier et le délier, le temps de l’allier, le temps de l’alliance.

 

   Comment constituer une alliance avec ses élèves ? Comment effectivement prendre, même provisoirement, leur parti, de sorte qu’ils comprennent que ce cadeau d’école qui leur est fait est un cadeau incomparable ? Là où j’enseigne, j’ai des élèves dont les parents ont traversé les frontières et les océans, en se jetant dans l’inconnu, à leur âge ou un peu plus âgés, ou emmenés par leurs propres parents, puisqu’ils sont à 90% tous issus de l’immigration et il m’arrive de leur dire : « Chacun d’entre vous coûte à l’État à peu près, 55 000 francs (traduisez en euros !) par an, et pourquoi croyez-vous qu’on vous fait ce cadeau ? Et combien de jeunes de 18 ans sur la surface de la planète ont-ils droit à ce cadeau ? » Nous le savons : 300 millions d’enfants encore dans le monde n’ont pas droit à l’école. Donc nous pouvons faire comprendre aux élèves que nous sommes de leur côté, que, avant même qu’ils soient nés, nous avons décidé, puisque nous sommes devenus enseignants, de prendre leur parti, d’être leurs premiers supporters, au sens anglais du terme, et qu’il ne s’agit pas alors seulement d’apprendre à supporter ses élèves, il s’agit de les supporter au sens véritablement sportif du terme.

 

Les trois lignes de violences.

 

Donc, première question, comment construire une alliance avec ses élèves ? Et deuxième question, évidemment, d’abord (en réalité c’est la première), qui sont-ils ces élèves ? Je vais parler des miens, pas pour faire une analyse sociologique exhaustive, mais simplement pour dire ce qu’ils sont, à gros traits. Il me semble qu’ils sont porteurs de trois lignes de violence, auxquelles nous devons pouvoir essayer de répondre, ou dont nous pouvons au moins essayer de prendre conscience.

 

L’histoire.

 

La première, c’est celle dont ils sont les héritiers. Je viens de le dire : « Vos parents ont traversé les frontières, les océans, se jetant dans l’inconnu à votre âge pour vous permettre d’échapper à ce qui est encore le sort de 250 à 300 millions d’enfants dans le monde, vivant dans des conditions intolérables ». Ces enfants, ces adolescents, ces jeunes adultes, ces élèves, sont porteurs de toutes les violences de la planète, et, tout à l’heure, dans le groupe qui disait que l’école est trop souvent considérée comme un sanctuaire où les violences extérieures n’entrent pas, ne devraient pas entrer, peut-être a-t-on oublié que si elles n’y entrent pas directement, les élèves eux y entrent et qu’ils sont porteurs de toutes les violences de la planète. Quand vous avez dans la même classe trois vietnamiens qui ne se parlent pas (mais qui commencent à se rapprocher) parce que l’un est de tradition bouddhiste, l’autre de tradition chrétienne, et le troisième de tradition musulmane ; lorsque vous avez dans la même classe, au plus fort de la guerre entre la Serbie et la Croatie, une jeune fille d’origine serbe et un garçon d’origine croate, lorsque vous avez juifs et arabes, lorsque Guislaine explique que le village dont elle est issue au Congo a été ravagé par la guerre civile, qu’elle n’a plus de nouvelles de ses oncles, tantes et cousins qui errent sur les routes des réfugiés fabriqués par ces guerres et ces famines ; quand Chafique, en vacances chez son oncle et sa tante à Karikal en Inde, apprend qu’une petite fille de 8 ans est morte d’une maladie qui aurait pu être soignée et qu’il écrit, après avoir raconté cet événement : « Depuis ce jour, je déteste l’argent, puisqu’il ne sert qu’à faire des hommes de plus en plus riches et des pauvres de plus en plus pauvres qui, par conséquent, souffrent. Je me rends compte que nous vivons comme des rois ici par rapport à ceux qui souffrent de la guerre, de la pauvreté, du racisme et d’autres choses qui font du monde un enfer pour certains. Nous, par contre, nous vivons bien tranquilles, même si c’est un peu difficile parfois… » (il habite une des cités les plus pourries de Stains, qu’on va peut-être enfin se décider à réhabiliter) ; nous pouvons alors prendre conscience que l’un des rôles de l’école est de prendre en compte cette histoire dont ils sont porteurs, de ces filiations, de ces traditions, de reconnaître d’où ils viennent. Et je pourrais citer encore mille autres exemples : ce garçon originaire du Mali qui découvre qu’il est le fruit d’un mariage forcé, Toufik qui raconte le sort de plusieurs de ses amis arrêtés par la gendarmerie lors des émeutes en Kabylie, ce cap-verdien, ces trois sœurs jordaniennes, ce sri-lankais écœuré de voir des garçons de son âge se vendre aux touristes sexuels…

 

C’est là la première ligne de violence, et nous oublions, nous ici, dans les pays dits développés, que nous en sommes également porteurs de cette ligne de violence que nous a léguée l’histoire. Nous sortons d’un siècle dont la guerre de Trente Ans, qui en a ravagé la première partie, nous a permis de comprendre que les plus hauts degrés de compétence, de culture, de savoir pouvaient se mettre au service des pires formes de barbarie. Un four crématoire est un outil technique extrêmement compliqué et pour concevoir et réaliser cet outil technique, on fait appel aux meilleurs ingénieurs sortis des meilleures écoles d’Allemagne. Sur les dignitaires nazis jugés à Nuremberg, la moitié d’entre eux étaient docteurs d’université… Si les plus hauts degrés de compétence, de culture et de savoir peuvent se mettre au service des pires formes de barbarie, alors vous voyez qu’ici, l’école se trouve interrogée au plus profond de sa mission et de sa fonction. Cette première ligne de violence, nous en sommes nous aussi les héritiers. Je suis né en 1945 et j’appartiens probablement à la première génération qui, dans sa propre existence personnelle (mais qui n’est pas terminée…), sur ce petit bout extrême de l’Europe, n’aura pas connu de guerre. Je suis né trop tard pour la guerre d’Algérie. Donc j’appartiens à cette première génération qui, depuis Vercingétorix au moins, n’aura pas connu de guerre dans sa propre existence et donc, vous voyez qu’ici, il y a quelque chose de tout à fait nouveau, de tout à fait exceptionnel. À travers l’histoire, ce que nous savons est que c’est la violence qui est normale, dans le sens statistique du terme et la paix qui est anormale, exceptionnelle. Ça, c’est la première ligne de violence dont mes élèves sont porteurs.

 

L’école.

 

La deuxième, c’est celle de l’école. Arrivés en classe terminale de lycée, ils se ressentent très souvent comme survivants de la sélection scolaire. Ils savent tout ce par quoi il a fallu en passer pour arriver jusqu’en terminale. Je disais que les violences devraient pouvoir se parler, mais comment se parler en classe ? Il ne s’agit pas ici de bavardage et de tous les « bruits » qui vont, en effet, empêcher la conversation. J’interdis absolument, dans mes classes, le bavardage bien entendu, cela va de soi, mais j’interdis aussi le « débat ». Il est vrai que c’est très à la mode, et que nous croyons rendre nos élèves « actifs » en organisant des débats : pour ou contre le racisme, la peine de mort, etc.. Et à chaque fois qu’un élève, qui a le souvenir des classes où le professeur essayait avec beaucoup d’énergie et de bonne volonté de rendre les élèves actifs, demande si on ne pourrait pas instituer des débats, je refuse. Comment ça « pour ou contre le racisme ? Il y a des racistes, ici ? » Si le débat (débattre, combattre, battre) est interdit, alors nous pouvons entrer dans la conversation : nous conversons, nous « versons » ensemble, nous convergeons ensemble vers quelque chose que nous ne maîtrisons ni les uns ni les autres et qui est de l’ordre de la vérité.

Il n’y a pas de débat en philosophie[3], il y a de la conversation et, pour alimenter cette conversation, les récits, tous ces textes auxquels je viens rapidement de faire allusion, sont écrits en cours de philosophie et ce ne sont pas des dissertations, ils ne peuvent pas donner lieu évidemment à la moindre notation, ils donnent lieu à correction lorsque nous décidons de les publier parce qu’alors là, ce n’est pas la « moyenne » qu’il s’agit de viser, il s’agit de viser la perfection, il ne s’agit pas qu’il y ait des fautes de frappe, et quand un de vos textes est imprimé, vous vous précipitez immédiatement pour voir s’il n’y aurait pas quelque part une coquille qui viendrait malencontreusement détruire le sens… Donc, ici, c’est la perfection qui est visée. C’est l’imprimerie à l’école, le texte libre, les techniques Freinet que j’avais appris à pratiquer à l’école primaire lorsque j’étais professeur en École normale d’instituteurs.

 

La deuxième ligne de violence dont ils sont les héritiers et qu’ils supportent encore est donc celle de l’école où l’on ne parle qu’en répétant, où l’on n’écrit que sous la dictée. Comment parler à l’école ? Comment parler à celui qui vous juge ? Certes, toute rencontre humaine ne peut pas ne pas donner lieu à un jugement réciproque. À chaque fois que je rencontre quelqu’un, à chaque fois que je prends le métro, que je suis en assemblée, nous ne pouvons pas ne pas porter des jugements, jaillissent en nous, quasiment par réflexe, instinctivement, des jugements les uns sur les autres : « Qu’est-ce que ce vieux con ? Qu’est-ce que cette péronnelle ?… » Des romanciers de science-fiction ont imaginé des sociétés où les pensées de tout un chacun étaient immédiatement transparentes à n’importe qui d’autre : vous imaginez ce qui se passerait dans un groupe ordinaire, si n’importe quel individu décelait ce que je pense, réellement, si les « pensées » de tout le monde étaient accessibles à tous ? Toute relation humaine ne peut pas ne pas entraîner quelque chose qui est de l’ordre du jugement, un jugement réciproque, et donc exprimer ses pensées, parler en classe, c’est courir le risque d’être jugé, par le professeur, par les camarades également. Parler en classe, dans un certain nombre de circonstances, c’est courir le risque de passer pour un « bouffon », pour un « fayot ». Aujourd’hui, ils utilisent des termes encore plus grossiers pour désigner celui qui lève la main, répond aux questions, essaie de se faire bien voir par le professeur. Comment parler au professeur ? Je renvoie ici à un jeu de mots de Philippe Perrenoud[4] : devant un juge d’instruction, nous sommes évidemment extrêmement prudents, on ne dit pas n’importe quoi, tout ce que je dis peut « se retourner contre moi » ! Les récentes enquêtes internationales sur la baisse relative des performances du système éducatif français indiquent parmi les causes de cette baisse l’excessive prudence des élèves, c’est-à-dire que le collégien ou le lycéen moyen n’avance de réponse à la question du maître que s’il est sûr d’apporter la bonne réponse. Sinon, le reste du temps, il préfère se taire et cette attitude de prudence peut même aller plus loin : je m’étonnais d’un 12 que mon fils avait obtenu pour un devoir en mathématiques, il était dans sa troisième année de collège ; et il me répond en rigolant : « Ben, pourquoi avoir 18 ? 12 c’est bien suffisant ! » Et il m’explique qu’il avait introduit une ou deux petites erreurs de sorte qu’il n’ait pas une trop bonne note, parce que si vous avez 18, vous êtes donné en exemple, administré en potion à vos camarades, envoyé au tableau pour corriger, et dans la cour de récréation ou dans les couloirs, ça risque d’avoir des effets désastreux. Certes c’est une anecdote qui n’a pas valeur générale, mais elle est intéressante tout de même. Et, il y a des collèges, par exemple, où les élèves qui sont inscrits dans les sections « nobles » où l’on apprend l’allemand en première langue se font traiter de « boches » et le sort des « boches » dans les cours de récréation de certains collèges, ce n’est pas toujours exactement réjouissant…

 

   Cette deuxième ligne de violence de l’école, c’est celle des situations institutionnelles dans lesquelles se trouvent placés les élèves, ce par quoi il faut en passer pour réussir à l’école. On a beaucoup parlé de l’évaluation et effectivement cette évaluation est presque toujours ressentie par les élèves comme une punition : il y a confusion permanente entre sanction et punition, on est sous un régime de pénalisation des apprentissages où être ignorant c’est être coupable, où commettre une erreur devient une faute, où une tâche à accomplir devient un devoir. Je suis coupable de ne pas respecter les devoirs auxquels je suis astreint. Cette pénalisation, cette confusion des registres, on dirait en termes juridiques des registres civil et pénal, est institutionnellement inscrite : il ne s’agit pas ici de qualités ou de défauts psychologiques et pédagogiques du maître, il s’agit pas ici de compétence ou d’incompétence des enseignants, il s’agit de conditions institutionnelles dans lesquelles en effet la note que je mets sur la copie d’un de mes propres élèves, le ministre en personne ne peut pas me la faire changer : j’exerce là un pouvoir institutionnel sans recours, absolu. Il y a là quelque chose qui est extrêmement violent dans le fonctionnement même de l’école, où le maître exerce tous les pouvoirs, sans recours, et même lorsque nous sommes totalement débordés, nous savons dire, ou faire comprendre aux élèves : « Faites ce que vous voulez, à la fin de l’année c’est moi qui décide du passage dans la classe supérieure. » J’ai, personnellement, la grande chance d’exercer dans une classe d’examen et je peux dire justement le contraire : « Ce n’est pas moi qui vous donnerai le bac à la fin de l’année, je ne suis pas votre juge, je ne suis pas l’arbitre, je ne suis que votre entraîneur. »

 

   Et vous voyez que nous en arrivons à la troisième ligne de violence. Mes élèves de terminale se ressentent comme des survivants de la sélection scolaire, et la difficulté à laquelle nous avons à faire face dans les lycées, c’est le décrochage. Ce n’est pas l’agitation, les incivilités, les cris et cavalcades dans les couloirs, le chewing-gum dans les trous de serrures, comme au collège. Quoique… : j’ai eu beaucoup de succès l’an dernier, dans le couloir, il y avait quatre ou cinq classes qui attendaient les professeurs, j’arrive devant ma porte, chewing-gum dans le trou de serrure, donc j’utilise la technique que vous connaissez sans doute, je fais chauffer ma clé (il faut avoir un briquet sur soi…) jusqu’à ce qu’elle devienne absolument brûlante, j’entre la clé, le chewing-gum fond, je tourne et nous entrons dans la classe. Applaudissements dans tout le  couloir. Bon, mais ce genre d’incidents est très rare au lycée, depuis 1997 dans mon lycée actuel, je n’ai entendu parler que d’une seule bagarre (dont je vais dire un mot à propos des procédures disciplinaires)… La question principale est celle de l’absentéisme, du décrochage. L’an dernier, j’interrogeais un de mes élèves absentéistes (pour une fois, c’était lui qui était là et les autres qui n’y étaient pas !) : « Pourquoi tu sèches ?[5] ». Il me regarde très sérieusement et là, on n’est plus dans la « frime », les autres ne sont pas là, et Samir me répond : « Monsieur, je suis fatigué – Et qu’est-ce qui te fatigue ? – Ce serait trop long à expliquer… ». Dans la suite de la conversation, il me racontait que, la veille au soir encore, il avait passé la nuit dehors parce le père, qui est un père qui ne démissionne pas, ferme la porte à 7 h du soir ; s’il n’est pas là, s’il arrive à 7h 2, la porte est fermée et il passe la nuit dehors. Même sort pour son frère aîné d’ailleurs qui a 23 ans et qui vit avec une copine. Effectivement, il y a des circonstances qui font qu’à cause des conditions de vie extérieure – c’est la troisième ligne de violence dont je vais dire un mot – réussir à l’école devient extraordinairement difficile.

 

Mais il faut compléter en ce qui concerne la violence de l’école elle-même : ce par quoi il faut passer, ce sur quoi il faut prendre, ce à quoi il faut renoncer. Renoncer à tout ce qu’on pouvait ressentir en soi comme potentialités de développement culturel, à toutes les étapes du cursus et des « orientations », renoncement à toute dimension de culture technique pour les élèves considérés comme bons ou moyens, de la dimension artistique pour les futurs forçats des mathématiques et des classes préparatoires et ignorance des connaissances scientifiques indispensables au citoyen d’aujourd’hui pour les relégués « littéraires ». Sur ce dernier point, comment en effet les citoyens d’aujourd’hui peuvent-ils dire leur mot dans les débats qui agitent notre société : nucléaire ou pas nucléaire ? OGM ou pas OGM ? etc.. La plupart des citoyens est évidemment totalement larguée par rapport à ces débats, et donc ce sont les « experts » qui décident… Quelles sont alors les conditions de la décision démocratique ? Dans ce cursus scolaire où il faut sans cesse faire preuve d’allégeance, être motivé ou en donner l’illusion et l’apparence, il m’arrive de m’étonner non pas de l’absence de certains de mes élèves, mais de la présence de la majorité d’entre eux.

 

On parlait de la motivation ce matin : toutes les expériences qui nous ont été décrites par Fabien[6] montrent que l’école fonctionne rigoureusement à l’envers de ses propres intentions, le contrôle, la surveillance, la notation, le temps limité, etc., autant de conditions institutionnelles du système scolaire qui produisent la démotivation ou en tout cas diminue considérablement les motivations intrinsèques. Et alors, qu’est-ce qui se passe à ce moment-là ? Et c’est la litanie des conseils de classe : « Ils ne sont pas motivés ! » Évidemment : de 8h à 9h ce sont les enjeux de la bataille de Marignan, de 9h à 10h, la reproduction des oursins, de 10h à 11h, les verbes irréguliers en anglais, de 11h à midi… Et l’après-midi, ça recommence, « Untel au tableau ! » pour réciter un poème de Rimbaud, etc.. Et dans ce gâchis, ce morcellement du temps, où à chaque heure il faut être demandeur de ce qui est imposé, il y a quelque chose de tout à fait miraculeux, à constater qu’une bonne majorité des élèves, finalement, s’intéresse, qu’ils arrivent progressivement à grandir, à s’instruire. La deuxième ligne de violence, celle de l’école, tient à ce morcellement du temps et de l’espace, ce hachis des disciplines, ces rapports institutionnels de pouvoir, ces orientations imposées et mutilantes.

 

Les cités, les médias, le chômage.

 

La troisième ligne de violence dont les élèves sont porteurs est plus visible, elle est souvent médiatisée, c’est la vie dans les cités, dans les silos à main-d’œuvre construits en France pendant les « trente glorieuses » pour stocker la main-d’œuvre au moindre coût possible. Un habitat inhabitable, où tout ce qui est de l’ordre de l’intimité personnelle et familiale est collectivisé de force (tout le monde profite des scènes de ménage rituelles du jeune couple du 3ème étage, du gamin qui met sa chaîne hi-fi à toute puissance, etc. ; comme le disait un de mes élèves il y a trois ans : « Quand je suis dans ma chambre le soir en train de faire mes devoirs, je peux savoir dans l’appartement à côté si c’est un homme ou une femme qui est en train de pisser, ça ne fait pas le même bruit. » !) ; et où tout ce qui pourrait être occasions de rencontres choisies et de convivialité de voisinage est rendu très difficile du fait des manques d’équipements collectifs et associatifs. Un mode de logement où on ne peut pas « habiter » activement mais où on est logé, passivement. Qui analysera un jour l’influence de l’épaisseur des cloisons dans les HLM sur la réussite scolaire ? Ces conditions de vie, familiale, sociale, urbaine vont peser considérablement. Plus, bien entendu, l’exemple donné par les adultes de la résignation massive à ces conditions d’existence. Plus le chômage, plus le poids des médias et la puissance des marques…

  

J’évoquais Samir dont la porte était fermée par le père le soir à 7 heures mais on pourrait ainsi raconter une multitude d’anecdotes. J’ai tenu pendant vingt ans, un autre de mes engagements, dans une association de défense des droits des habitants au quotidien en matière de logement et de consommation, une permanence juridique à la Cité des Bosquets à Montfermeil : quand Ahmed, depuis sa naissance, voit sa mère monter chaque jour les six étages à pied plusieurs fois par jour avec les courses, parce que l’ascenseur est en panne, et quand il fait la traduction pour ses parents (parce qu’il a appris à lire, écrire et compter grâce à l’école) de la quittance de loyer sur laquelle il découvre qu’il y a tous les mois 60 ou 80 francs de charges d’ascenseur, arrivé à 18 ans, bien entendu, il ne peut pas avoir le même rapport à la loi que vous et moi ; on nous dit que dans telle cité il y a 40% de chômage, ce qui veut dire que 60% de la population a un boulot, mais qu’est-ce que c’est que ce boulot ? Intérims, emplois précaires, ménages, travail posté, etc.. « Ah ! t’as bac +2 et maintenant tu livres des pizzas ! » Plus les tentations, l’emprise des médias et de la publicité, la séduction des marques tombées du camion dont la possession et l’exhibition donnent le sentiment d’exister. Et les rêves de « lofts » paradisiaques…

 

Nous réfléchissons souvent en philosophie sur cette question des marques : qui est marqué ? Le marquage des animaux, des esclaves, etc., et j’ai vu diminuer considérablement l’exhibition des marques dans mes classes. Donc, il y a des possibilités à l’école de parler mais aussi pour les enseignants de passer à côté de ce que sont ces élèves, porteurs de ces trois lignes de violence, héritiers par leur histoire, héritiers par l’école et du cursus qui a précédé et les conditions d’existence extérieures qui ne sont pas évidemment favorables. Alors, on nous dit très souvent que l’école n’a pas à se laisser envahir par les violences extérieures, « je n’y peux rien, dit mon collègue, à l’épaisseur des cloisons dans les HLM ». Il a tout à fait raison et quand il me dit : « Je ne suis pas une assistante sociale, je ne suis pas policier, magistrat, médecin, je ne suis pas éducateur spécialisé ou animateur socioculturel… », ce collègue a parfaitement raison. Tous ces métiers correspondent à des compétences professionnelles et à des diplômes qui ne sont pas les miens. Ne pas mélanger les genres et les fonctions : c’est bien parce que je suis professeur de mathématiques, d’électronique, de tout ce qu’on voudra, ou de philosophie !, que je pourrais être utile à ces élèves qui sont porteurs de ces lignes de violence, à la condition, préalable et impérative, que je sois aussi et d’abord, citoyen, tout au moins que j’essaye de l’être.

 

Par rapport à cette situation, il faut y ajouter un deuxième élément, si on veut que la description de nos élèves soit à peu près complète, mais là je vais accélérer, ce sont tout ce qu’on appelle actuellement les difficultés considérables de la socialisation. La socialisation, c’est-à-dire le rapport au temps, à l’espace, au travail, à l’argent, aux images, à la loi, à autrui[7]. Je ne vais pas  développer chacun de ces aspects, mais sur le poids de l’image, des médias, par exemple, juste une citation :

 

Cinéma, radio, presse apportent le monde en images, musique, phrases. Ils sont la pâture constante de la puissance imaginaire des enfants. Comment peut-on s’étonner que ces derniers veuillent être tout de suite de plain-pied, debout dans ce monde que, par une illusion d’optique quotidiennement entretenue, ils voient à leur fenêtre ? Conseils, menaces, contraintes et promesses sont d’un temps révolu. L’enfant d’aujourd’hui « connaît » le monde, celui des solitudes glacées, des grands hôtels, de l’Équateur et des bistrots louches. Il croit le connaître, il croit les images. Il répugne aux livres. Il est dégoûté de la monotonie quotidienne et tatillonne de la vie familiale. Les évasions viennent au-devant de lui. Désastre ? Désastre collectif si l’adulte persiste à maintenir l’enfant les mains derrière le dos. L’enfant se retourne et mord, saute par la fenêtre et tombe car le monde mille fois vu qu’il croyait prêt à le recevoir n’est que reflets et mirages. S’il existe, c’est beaucoup plus loin. On peut le rejoindre un pas après l’autre.

Mais l’enfant de cinéma, de radio, d’héliogravure ne sait pas marcher. Blessé, il retourne à l’obligatoire existence. Blessé, il prépare le prochain saut de sa fenêtre au monde des images, et puisqu’il faut de l’argent, il en « trouvera ». Ou bien il renonce, dégoûté pour toujours de savoir qu’il y a sur terre deux mondes voisins et pourtant aussi éloignés que la terre et la lune : celui où la vie est atrocement quotidienne et celui des espaces pittoresques, des rencontres imprévues où les gestes spontanés ne sont pas freinés par une atmosphère épaisse de nécessités. Enfants prêts au crime, enfants ratatinés d’avance…

Il serait peut-être temps de repenser l’éducation en fonction de notre monde à plusieurs profondeurs.

Fernand Deligny, Les Vagabonds efficaces, 1947[8].

 

J’insiste : 1947, c’était bien avant la télévision et internet…

 

Les défaillances de l’initiation.

 

Alors, effectivement, si dans mon travail quotidien, je ne prends pas la mesure, je n’essaie pas de deviner au moins l’ampleur des difficultés auxquelles les élèves font face et vont avoir à faire face… J’aurais dû encore ajouter un troisième élément dans cette description des élèves, c’est tout ce qu’on appelle les comportements à risque, c’est-à-dire l’initiation défaillante chez les adultes. Où sont les adultes avec lesquels un adolescent peut parler, effectivement parler, de ses rages, de ses incertitudes, de ses peurs, de ses angoisses, de ses joies, de ses plaisirs ? Où sont les adultes qui peuvent parler aux adolescents et rendre compte de leurs propres engagements et colères ? Dans les sociétés traditionnelles, il n’y a pas d’adolescence comme vous le savez, en tout cas c’est une période de l’existence extrêmement brève et les enfants passent quasiment sans transition de l’état d’irresponsabilité infantile complète et l’état de responsabilité adulte au sens complet du terme. Mais si ces passages sont des passages initiatiques extrêmement douloureux, ils sont organisés par les adultes, et constituent de vrais accès aux responsabilités adultes. Il s’agit pour le jeune de lui faire toucher ses limites du côté de l’extrême douleur aussi bien que de l’extrême jouissance avec organisation de rituels très précis et contraignants : vous connaissez peut-être le film de John Boorman, La forêt d’émeraude, où on voit le garçon recevoir l’initiation quelques jours avant que son père biologique réel, puisqu’il a été enlevé par une tribu d’Indiens en Amazonie, ne le retrouve. Il subit l’épreuve des fourmis et on lui administre ensuite une drogue qui le met en transe et lui permet de rencontrer son animal-totem, l’aigle… Lorsque j’interroge mes élèves (à deux autres reprises dans le film, il prend de la drogue) sur le fait de savoir s’il est un drogué, la réponse est évidemment non… Or ces rituels initiatiques ont complètement disparu de nos sociétés, peut-être à cause de deux mouvements simultanés qui sont 1. la course des adultes après leur propre jeunesse, l’état d’irresponsabilité prolongée de l’enfance et de l’adolescence interminable avec le recul de l’entrée dans la vie, et 2. l’impossibilité pour nos institutions à assumer, en effet, la peur dont je parlais au tout début, la peur que peut provoquer le fait d’essayer de domestiquer, de structurer plutôt, le mot me paraît meilleur, les énergies obscures, pulsionnelles qui sont à l’œuvre dans la psyché humaine, dans la violence, dans la vie elle-même ; cette structuration initiatique de la violence en chacun d’entre nous n’existe plus dans nos sociétés et, du coup, puisque les adultes ont disparu, qu’ils ne sont plus capables de donner l’initiation, les jeunes vont se la donner entre eux. Mais quand on a traversé l’épreuve dans les sociétés traditionnelles, on est devenu pleinement adulte. Certes, ce sont des sociétés fermées (même si c’est un peu abusivement qu’on les dit « sans histoire »), où les cadres restent fixes pendant des millénaires. Mais on est tout de même adulte au plein sens du terme, alors que, dans nos sociétés, quand le gamin a traversé l’épreuve du premier rapport sexuel, du premier « joint », etc., au lendemain de l’épreuve il découvre qu’il n’a pas plus de pouvoir social, réel, politique qu’avant et quand j’interroge mes élèves très banalement le jour même de leur anniversaire ou le lendemain où ils ont acquis la majorité : « Qu’est-ce que ça change d’avoir 18 ans ? – Rien, ça ne change rien ». Et je me bats chaque année avec le conseiller d’éducation de notre établissement et la proviseure qui s’obstinent à continuer à convoquer les parents d’élèves majeurs. Il y a même eu quatre décisions de conseil de discipline que j’ai fait annuler par le Recteur d’académie de Créteil devant la commission rectorale d’appel, pour une part à cause du non-respect de la majorité civique des élèves ; ça n’a pas fait plaisir à tout le monde dans l’établissement, bien entendu[9]. Peut-être vous souvenez-vous du début du Discours de la Méthode de Descartes : « Dès que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittais entièrement l’étude des lettres et me résolvant à ne plus chercher d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même ou bien dans le grand livre du monde, j’employais le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m’éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient que je puisse en tirer quelque profit. »[10]

  

« M’éprouver moi-même ». N’importe quel adolescent, arrivé à 15, 18 ou 20 ans n’a de cesse que d’essayer de s’éprouver lui-même : « De quoi suis-je capable ? Qu’est-ce que je vais faire de ma vie ? ». Et quelquefois, un certain nombre d’entre eux, dans l’impossibilité où sont les adultes de répondre à ces interrogations, interrogations parlées ou muettes, d’entendre ce que disent ou ne disent plus les jeunes adultes, les adolescents, effectivement, devant le silence des adultes, ils peuvent être tentés par un certain nombre de comportements destructeurs et auto-destructeurs. Vous savez que le suicide est devenu en France la première ou deuxième cause de mortalité dans la tranche d’âge des 15-25 ans. Les suicides de mineurs (ce sont des calculs très difficiles à faire, car bien souvent les familles cherchent à dissimuler ces événements) sont évalués à environ 4 000 par an…

 

Comment répondre ?

 

Donc, comment, lorsque je suis enseignant, sortir de cette oscillation, de ce balancement perpétuel qui nous fait passer de l’autoritarisme au laxisme, pour essayer de répondre à cette peur, pour essayer de répondre à ces interrogations dont nous devinons l’extraordinaire complexité, comment essayer de sortir de l’oscillation entre la répression et la démission ? C’est ça au fond, le plaisir d’enseigner, c’est lorsqu’on a commencé à entrevoir si peu que ce soit la possibilité de sortir de ce jeu de balançoire, entre : ou bien l’autorité ou bien le laxisme, ou bien la répression ou bien la démission. Ce sont des débats sans fin : faut-il punir les enfants ? Faut-il être plus ou moins autoritaire ? etc. C’est une maxime que nous infligeons très souvent aux enfants et aux adolescents dès que la manifestation de leurs énergies nous dérange : « Ta liberté s’arrête là où commence celle de l’autre ». Nous avons tous dit ça. Est-ce que quelqu’un n’a jamais utilisé ne fût-ce qu’une seule fois cette expression dans cette assemblée ? Par cette expression, nous entérinons les rapports de violence dans les relations inter-humaines. Si ma liberté s’arrête où commence celle de l’autre, ça veut dire qu’il va y avoir obligatoirement des frictions aux frontières des territoires et comme un enfant ne peut grandir qu’à accroître ses prises sur le monde, son rayon d’action, sa liberté, alors, effectivement, il apprend, quand on lui inflige cette maxime, qu’il ne peut accroître sa liberté qu’au détriment de celle d’autrui et donc nous sommes dans la guerre. La liberté ne s’arrête pas (parce que la liberté ne saurait s’arrêter) où commence celle de l’autre (dans l’espace), elle commence au moment (dans le temps) commence celle de l’autre. Et, effectivement, la classe, l’école peut être (pourrait être, devrait être) le lieu où les enfants vont découvrir que toutes les activités inter-humaines qui nous font le plus plaisir supposent l’autre, supposent autrui. Pour jouer au foot, il faut être 22 et l’adversaire n’est plus l’ennemi qu’il faut tuer, l’adversaire est nécessaire au plaisir que je viens chercher dans l’activité ; s’il était éliminé, purement et simplement comme dans la guerre, il n’y aurait plus de jeu et je n’aurais plus de plaisir. On découvre une deuxième chose en allant jouer au foot, c’est que si, je parle des équipes de foot amateurs, je ne travaille pas au plaisir de l’autre, c’est mon propre plaisir que je détruis ou que je risque de détruire : si les arrières ne font pas leur boulot, ce que font les avants n’a plus de sens. Donc, il y a une interaction ; dans un groupe de musique, c’est la même chose. Donc, le plaisir que je vais retirer, que je vais chercher dans ces activités se trouve d’autant plus accru que la liberté et le plaisir de l’autre s’augmentent des miens et réciproquement.

 

Pédagogie institutionnelle.

 

Comment arriver à comprendre, dans l’organisation institutionnelle de la classe, que ce n’est pas en utilisant les armes du pouvoir sur la classe (comment les tenir) que je pourrai me débarrasser de cette peur, mais au contraire en retrouvant le véritable sens de mon autorité ? Mon autorité ? C’est-à-dire la capacité à être auteur. Le premier sens d’autorité, c’est être expert en un certain nombre de domaines – au sens où on dit que quelqu’un « fait autorité ». Dans la classe, il faut que j’apprenne ou que je réapprenne à exercer mon autorité dans un groupe et donc renoncer à exercer mon pouvoir sur ce groupe, de sorte que, symétriquement, les élèves puissent intérioriser les exigences de l’obéissance. L’obéissance, c’est le contraire radical de la soumission. Il ne s’agit pas pour moi de soumettre les élèves : vous savez bien ce que, pour l’inconscient, peut signifier se soumettre, « se mettre dessous »[11]… Effectivement, il y a là quelque chose d’extrêmement important à comprendre : pour les élèves la soumission au maître interdit l’accès à la culture et la construction des savoirs. Dans la soumission, il ne s’agit pour moi que de deviner ce que le maître a derrière la tête (« Qu’est-ce qu’il veut que je mette sur cette copie ? Qu’est-ce qui va faire bien et qui va me permettre d’obtenir une bonne note ? »). Vous connaissez la scène : le professeur qui parcourt du regard la salle de classe au début de l’heure pour savoir qui il va interroger, tout le monde rentre la tête dans les épaules, ou essaie d’avoir l’air le plus indifférent possible : « Untel au tableau ! –  Ouf ! C’est tombé sur le voisin, j’y échappe pour cette fois. » L’interrogation devient interrogatoire. Et on prétend évaluer les compétences et les performances d’un individu alors qu’on le place dans la situation où il peut le moins, psychologiquement, faire preuve d’initiative, de responsabilité, et de ses connaissances. Donc, il y a là quelque chose de tout à fait important à comprendre, c’est que l’exercice de l’autorité dans la classe est contradictoire avec l’exercice du pouvoir sur la classe et donc, symétriquement, on peut espérer que les élèves, au lieu d’apprendre à se soumettre aux volontés du maître, vont apprendre à obéir aux exigences de la recherche et de la création, à entrer en effet dans l’extraordinaire complexité de la construction des savoirs, de la recherche de l’efficacité et l’habileté dans les techniques, de la recherche de la beauté dans les arts, de la vérité dans les sciences, et le professeur de physique peut commencer son cours en expliquant qu’il ne sait toujours pas de quoi il parle quand il parle de la lumière, et le biologiste en disant : « Je ne sais toujours pas de quoi je parle quand je parle de l’objet même de ma science, c’est-à-dire la vie. C’est à vous de prendre la suite et toutes les questions qui sont pour nous encore inconnues, incommensurablement inconnues, ce sera à vous d’essayer d’en trouver les réponses, en entrant à votre tour dans cette histoire, de vous approprier en effet les significations données au monde et à l’histoire par les générations qui vous ont précédés, pour que vous puissiez à votre tour entrer dans cette recherche et dans la création culturelle. Je vais vous passer le témoin parce qu’il y a des tas de questions auxquelles nous n’avons pas su encore répondre et, d’une certaine manière, ces questions sont en effet incommensurables. » J’étais l’an dernier invité par des magistrats, des avocats, des policiers, des éducateurs de la PJJ[12], etc., et la question qu’ils m’avaient posée se rapprochait beaucoup de celle du premier atelier d’aujourd’hui, sauf qu’aujourd’hui, vous avez intitulé votre atelier « À quoi sert l’école ? », ce qui comporte une contradiction, je l’ai dit dans le groupe, dans les termes même, puisque le verbe « servir » renvoie à l’utilité. Or l’école, scholè en grec, signifie loisir. L’école ne « sert » à rien, c’est sa définition.

 

Pourquoi aller à l’école ?

 

La question qui m’avait été posée était : « Pourquoi aller à l’école ? ». Ce qui nous avait permis de réfléchir autour de ces trois défis qui sont tout à fait nouveaux dans toute l’histoire des systèmes éducatifs :

 

Articuler les savoirs et la loi.

 

Le premier défi, je l’ai déjà évoqué : si les plus hauts degrés de savoir, de culture et de compétences ont pu se mettre au service des pires formes de barbarie au cours des totalitarismes du 20ème siècle, alors nous savons en effet que, depuis le Goulag, Auschwitz et Hiroshima, il nous faut reprendre cette vieille question des hommes de la Renaissance : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », c’est-à-dire que si le savoir n’est pas structuré par une éthique, il devient meurtrier et toute éthique, réciproquement, toute loi, qui n’est pas armée par un savoir demeure impuissante. La loi sans le savoir reste impuissante, le savoir sans la loi est meurtrier. Donc : comment articuler à l’école, dans le cours de maths, l’atelier d’électronique, ou n’importe quelle discipline, dans ce qui fait le cœur même des activités de l’apprendre, les apprentissages, comment articuler cette instruction des savoirs, cette construction des logiques extrêmement exigeantes et complexes des savoirs avec l’institution de la loi ? Je parle ici d’institution et non pas d’imposition de la loi. Ce sont deux processus, hormis le cas d’urgence, contradictoires l’un avec l’autre. Il s’agit d’instituer, il ne s’agit pas d’imposer la loi dans le processus éducatif, il s’agit de l’instituer pour permettre aux petits d’hommes d’accéder à l’autonomie. Ça, c’est le premier défi.

 

Articuler transmission et création.

 

   Le deuxième défi est un peu difficilement quantifiable : c’est une étude qui avait faite par l’Unesco je crois il y a quelques années. Elle avait essayé de mesurer l’accélération des connaissances humaines, de l’ensemble des savoirs, des savoir-faire de l’humanité et est arrivée à la conclusion que l’ensemble des savoirs, des savoir-faire de l’humanité double à peu près tous les quatre ans, c’est-à-dire que ce que l’humanité sait dans sa totalité en 2004 est le double de ce qu’elle savait en 2000, le quadruple de ce qu’elle savait en 1996, et que c’est la première fois que cette extraordinaire accélération se produit dans l’histoire. Les savoirs et les savoir-faire se renouvellent beaucoup plus rapidement que les générations et alors du coup, la transmission, où il s’agit de répéter, de recevoir et de restituer, ce rôle essentiel de transmission de l’école s’en trouve complètement bouleversé. Et le deuxième défi, en effet, on peut le formuler de cette manière : comment articuler la transmission critique des héritages avec le développement chez les enfants de la capacité à faire face à l’imprévisible ? Ils auront à résoudre les problèmes gigantesques posés par le triple défi des croissances industrielles, urbaines et démographiques ; on commence à en parler dans les médias, par exemple à propos du prix du pétrole, mais on sait déjà que les futures famines, c’est pour dans trois ans à peu près, lorsque la Chine ne se suffira pas du point de vue alimentaire et importera massivement, comme elle le fait déjà pour le pétrole, les céréales et donc, le prix du blé va monter et donc les pays pauvres ne pourront plus se le payer. Les futures famines massives, c’est dans deux, trois ans à peu près. Ce triple défi des croissances industrielles, urbaines et démographiques qui met en péril l’existence même de l’espèce humaine à l’horizon de leur propre existence, les élèves que j’ai dans mes classes vont avoir à prendre, dans le laps de temps de leur existence même, des décisions politiques fondamentales : à savoir si l’aventure de l’espèce humaine va continuer ou pas. Mon premier fils, qui a 32 ans, se lance dans l’aventure, avec sa compagne ils attendent un bébé pour le mois de mars prochain et quelle sera l’existence de ce bébé ? Donc, il y a quelque chose d’extrêmement important qui fait s’entrecroiser l’intime et le planétaire et qui fait que les enjeux de ce qui se passe à l’école deviennent tout à fait nouveaux et que nous sommes obligés de repenser complètement nos modes traditionnels de transmission.

 

Articuler droits-créances et droits-libertés.

 

Le troisième défi, c’est l’aspiration à l’égalité. Vous savez que la Convention internationale des droits de l’enfant reconnaît non seulement des droits-protection, ce que faisaient déjà la déclaration de la Société des Nations en 1923 et la déclaration des droits de l’enfant en 1979, mais qu’elle a introduit en 1989 une nouveauté décisive. Il ne s’agit plus seulement de reconnaître aux enfants des droits-protection, des droits-créances, c’est-à-dire à une vie digne, l’habitat, l’éducation, la santé, mais également des droits-libertés, c’est-à-dire l’exercice d’un certain nombre de droits. Les droits-protection se traduisent en devoir des adultes à l’égard des enfants alors que les droits-liberté peuvent désormais être exercés directement par les enfants : droits d’association, d’exprimer leur opinion, de peser sur toutes les décisions qui les concernent, selon leur degré de maturité. Ce qui a des conséquences que nous ne mesurons pas encore vraiment dans nos pratiques familiales, nos pratiques éducatives. À l’école notamment, nous l’avons vu, nous devons nous rendre compte que ses fonctionnements ordinaires sont constamment en contradiction avec ces exigences de la Convention internationale des droits de l’enfant. Le troisième défi est : comment articuler la nécessaire protection de l’enfant, la reconnaissance de son immaturité relative avec la reconnaissance de sa maturité relative, comment articuler dans le temps, et c’est là le défi de l’école, comment ne pas traiter l’enfant trop tôt en citoyen, en lui imposant des obligations de résultats, en le soumettant trop tôt à la sélection, à la notation, etc. ? Vous savez d’ailleurs que les pays qui obtiennent les meilleures performances au point de vue scolaire sont les pays où on a évacué toute notation, tout redoublement et toute évaluation jusqu’à l’âge de 15-16 ans, au moins en Finlande notamment. Et donc, comment concilier, comment articuler les exigences de la protection de l’enfant avec l’exercice de ses libertés, comment ne pas infliger à l’enfant des responsabilités beaucoup trop élevées, trop tôt, ne pas court-circuiter le temps de la maturation et comment, en même temps, ne pas le retarder excessivement : « Quand tu seras majeur, tu feras ce que tu voudras, en attendant, c’est moi qui commande ! » Et donc, miraculeusement, comme ça, on deviendrait citoyen à 18 ans… Cette question du temps est absolument essentielle : et d’ailleurs, l’école n’est pas d’abord un lieu, un espace, elle est un temps offert à l’enfant pour qu’il ait le temps de vivre son enfance sans être soumis aux violences de la rue, du travail (et parfois de la famille ! vous savez que la quasi-totalité des maltraitances à enfant est commise en famille…), le temps d’apprendre à user de sa liberté, des libertés que lui reconnaît aujourd’hui la Convention, apprentissage des exigences de la démocratie et du vivre-ensemble.

 

   Alors l’école peut répondre, c’est la grande leçon des pédagogies coopératives : les élèves peuvent apprendre comment répondre à ces violences vécues à l’extérieur, résister aux fascinations des mages (caïds de quartier et prédateurs internationaux) et des images, des marques et de la publicité, des engagements professionnels où l’on ne survit qu’en se prostituant[13], de la concurrence qui veut la mort de l’autre, des voiles[14] et des viols… Ils peuvent aussi y apprendre comment travailler à transformer les fonctionnements institutionnels même de l’école, comment utiliser dans le travail de la culture ces violences qui nous habitent tous, dont nous sommes les héritiers. L’école peut devenir le lieu où on apprend à transformer les énergies qui sont à l’œuvre dans la violence en création culturelle.

 

Droit et culture.

 

Nordine raconte qu’un jour, une jeune fille de son quartier a été violée par un jeune d’une autre cité. Cette jeune fille va porter plainte au commissariat, avec certificat médical, etc.. Et puis, les jours passent et il ne se passe rien alors qu’elle a fourni tous les renseignements pour l’arrestation du violeur, signalement, etc.. Le grand frère et ses amis, dont Nordine, sont de plus en plus en colère ; ils décident de retrouver eux-mêmes le violeur, trouvent son adresse, et un soir, à une dizaine, vont l’attendre au pied de son immeuble ; vers une heure du matin, alors que Nordine les quitte (« J’avais interro de maths le lendemain » nous dit-il, ce qui m’a permis de lui répondre que c’était à cause de cette dérisoire interro de maths qu’il n’avait pas de sang sur les mains…), ils finissent par entrer de force dans l’appartement, enlève le violeur, l’emmène dans un terrain vague et le tabasse à mort ; mais il n’en est pas mort, et porte plainte de son lit d’hôpital… En moins de 48 heures, la police arrête le grand frère, et depuis ce grand frère est en prison, sous les chefs d’inculpation d’enlèvement, tortures, actes de barbarie, etc. Et donc, il risque la réclusion criminelle à perpétuité. Cette histoire déchire le quartier de Nordine, le bouleverse, lui et ses amis à la fois révoltés et résignés, parce que l’avocat que la famille prend pour défendre le grand frère découvre que la plainte initiale de la jeune fille n’était jamais sortie du commissariat de Stains, puisque le violeur était le fils d’un ancien policier. Et il conclut son récit : « C’est à cause de tels faits et de bien d’autres qu’une haine tenace envers la police et la justice s’est ancrée dans les esprits, et je pense qu’il faudra beaucoup de temps avant que celle-ci disparaisse. »[15]

  

Que répondre à Nordine ? Il y a deux niveaux de réponses : celui du droit, celui de la culture. Le droit d’abord : n’importe quel citoyen (à partir de 18 ans donc) doit pouvoir répondre à Nordine que dans ce genre de cas, il ne suffit pas de porter plainte au commissariat. Il faut écrire au procureur de la république. Et si la fille violée avait écrit au procureur de la république, il n’aurait certainement pas classé l’affaire et ce serait revenu sous forme de demande d’enquête auprès des policiers qui alors là, très probablement, auraient tout de même fait leur travail. Cela relève de la connaissance des procédures : je peux connaître mes droits mais si je ne connais pas les procédures qui me permettent de les faire respecter, je suis toujours dans l’impuissance. Le code pénal est accompagné du code de procédure pénale et le code civil du code de procédure civile. Si, lorsque j’ai déménagé, le propriétaire ne veut pas me rendre ma caution, je peux délivrer assignation et le propriétaire sera condamné à me rendre la caution. Les procédures du droit, c’est ce qui nous permet effectivement d’obliger celui qui ne veut pas entendre à entendre. C’est très important, cette question des procédures, pour l’apprentissage de la démocratie, dans les fonctionnements institutionnels de l’école, et par exemple dans le traitement des problèmes de discipline, dans le déroulement des conseils de discipline : s’il y a un règlement intérieur mais qu’il n’y a pas le code de procédure qui va avec, ce règlement intérieur ne sert à rien. Le règlement dit, par exemple : on n’a pas le droit de se manquer de respect. Très bien. Mais où est le guichet, le formulaire à remplir, à qui s’adresser, quand on m’a injurié ? Qui va « instruire » l’affaire ? Un épisode cette année, auquel j’ai déjà fait allusion à l’instant, dans mon propre établissement : une bagarre au cours de laquelle trois élèves (dont deux des miens) sont quasiment lynchés par une quinzaine d’autres… Madame la proviseure dit « qu’il ne doit pas y avoir de bagarre dans le lycée ! » Le problème c’est qu’il y en a ! même très rares… Si bien qu’elle décide de faire passer en conseil de discipline aussi bien les agresseurs (du moins ceux qui ont pu être identifiés…) que les agressés. Évidemment les victimes n’apprécient que fort peu d’être « suspendus » en attendant la réunion du conseil de discipline : trois semaines de cours en moins en classe terminale. Et le conseil décide d’une exclusion définitive, avec sursis, pour tout le monde ! Recours au recteur qui, évidemment, casse la décision pour les trois victimes…[16] Et c’est alors du côté de l’administration du lycée qu’on apprécie peu… Il y a là tout un travail sur le droit, sur les procédures, sur le règlement intérieur qui est absolument nécessaire, non pas pour judiciariser, verser dans un juridisme excessif, mais tout simplement pour qu’on comprenne que, dans une situation sociale, où je n’ai pas choisi mes partenaires (je n’ai pas choisi mes camarades de classe, les profs n’ont pas choisi leurs élèves, les élèves n’ont pas choisi leurs profs), et où donc nous ne sommes tenus qu’à une attitude d’indifférence polie les uns à l’égard des autres (comme dans un train, un autobus, un immeuble, où je ne choisis pas mes voisins), nous devons vivre ensemble, c’est-à-dire articuler négativement nos relations par les principes du droit. C’est ma première réponse, à Nordine. Et cette réponse, celle du droit, qui interdit la vengeance, ne relève pas de ma compétence de professeur, mais d’abord de ma position de citoyen, et n’importe quel autre citoyen majeur devrait pouvoir apporter la même réponse. Ce n’est pas parce que je suis professeur, je ne suis pas non plus assistant social ou magistrat, c’est parce que je suis citoyen avant d’être professeur que je peux apporter cette première réponse.

 

 

En revanche, la deuxième réponse appartient bien à ma compétence, à mon expertise, à ma position professionnelle. « Mon cher Nordine, cette histoire qui déchire ton quartier, est une histoire millénaire ! » Est-ce qu’Hélène était consentante, enlevée et violée par Paris ? Et de cet enlèvement et de ce viol s’ensuit une guerre sauvage dont Homère écrit le poème, guerre qui a duré dix ans… et quand Achille parcourt le champ de bataille, fou de colère après la mort de Patrocle en tuant tout ce qui bouge devant lui, Lycaon, fils de Priam, 16 ans, le supplie et Achille ne l’entend pas, il l’égorge… Vous savez que décider, decidere en latin, veut dire d’abord égorger, trancher. Toute la culture humaine est pétrie de violences : de quoi nous parlent les tragiques grecs, Shakespeare, Mozart, Goya, Eisenstein, ils nous parlent des pires formes de violence qui nous habitent, qui habitent chacun d’entre nous et qui vont se trouver par la magie de la culture transformées en œuvres dans les plus hautes formes de la culture. Et donc, c’est l’école qui permet ça, qui va nous permettre de comprendre comment cette histoire sauvage, ces barbaries, guerres, viols, tortures, incestes, vont pouvoir se transformer dans les plus hautes formes de la culture. Don Giovanni de Mozart commence par un viol et un meurtre. « Donc, à l’école, mon cher Nordine, tu as la possibilité d’apprendre progressivement à transformer la douleur en plaisir, les formes les plus profondes, les plus destructrices du mal, de la violence, de la douleur peuvent se transformer en jouissances, en plaisirs, dans les plus hautes formes de la culture. » Et c’est bien l’énergie de la violence et des passions qui alimente toute notre culture, dans les techniques, les arts et les sciences.

 

Donc, les deux réponses à la violence sont bien la structuration des relations inter-humaines par les principes du droit et l’utilisation de l’énergie qui s’y déploie dans la culture. S’il s’agit bien de réprimer la violence, il ne s’agit pas d’en réprimer l’énergie qui y est à l’œuvre, il s’agit de la structurer. Il ne s’agit pas de l’encadrer ou la limiter. Si je pose un « cadre », je pose du « hors-cadre », je fabrique de l’exclusion. Si je pose des limites j’incite aussitôt aux jouissances de leur transgression, on ne peut réprimer les désirs de dissidence (heureusement), d’aller voir ce qui se passe de l’autre côté du mur ![17] Donc, il ne s’agit pas ici d’encadrer, de limiter la violence, il s’agit de la structurer, d’en transformer les énergies aveugles, destructrices, provocatrices, de les transformer en occasions de création et de plaisirs partagés. C’est d’une banalité évidente ce que je dis là, voyez le plaisir que les gamins prennent dans les jeux vidéo les plus violents, les films d’horreur, et, plus traditionnellement dans les contes de fées et de sorcières… Bien entendu, si ce qui se passe dans le film ou l’opéra, dans l’image virtuelle ou dans le conte, se passait dans la réalité, ce serait une autre paire de manches ! Et quand ça se passe dans la réalité et qu’il n’y a pas de recours, alors où peut-on en parler ?

 

Donner pour grandir.

 

Donc, de quoi est fait le plaisir d’enseigner ? De l’obligation (à ne pas confondre avec son contraire, la contrainte) de donner. Une histoire qui me semble révéler au plus profond les exigences éthiques de l’école. Nous sommes, dans les années 70, dans une classe[18] coopérative, techniques Freinet, pédagogie institutionnelle, quartier nord de Bondy : les groupes sont au travail, les ateliers fonctionnent, l’institutrice, Catherine, est occupée avec un groupe, moi j’étais avec un autre, Fernand Oury avec un troisième… Un gamin vient tirer Catherine par sa blouse car il y a quelque chose qu’il ne sait pas faire. Catherine le regarde : « Tu vois bien que je suis occupée… », elle a un regard circulaire et en voit deux au fond de la classe qui, ayant terminé leur tâche, sont plongés dans des bouquins de bibliothèque. Elle dit : « Tiens, va demander à Manuel, lui il sait faire, il va t’aider. » Et alors Manuel, qui a entendu, répond : « Ah non, Madame, il pue ! » Quelques ricanements, vite réprimés : il est interdit de se moquer, loi fondamentale de la classe. Bon. Qu’est-ce qui se passe le matin dans les familles, combien de gamins sont les seuls à se lever le matin parce que les grands frères ont vaqué à leurs occupations nocturnes, qu’on en est à la deuxième génération de chômage, etc. ? Nous avons un peu sursauté, Fernand et moi, et je m’attendais à ce que Catherine ait la réponse, que nous aurions eu sans doute : « Oh ! ce n’est pas gentil ce que tu viens de dire là, oh le vilain garçon ! Il ne faut pas dire des choses comme ça, tu sais bien que ce n’est pas de sa faute… » Et ne faut-il pas en effet aider ceux qui sont dans la peine, dans la douleur, dans la difficulté, ne faut-il pas « se pencher sur les exclus » ? Comme aurait pu dire Flaubert, « Exclusion : lutter contre. » Catherine n’a pas du tout cette réponse, « humanitaire ». Deuxième sursaut chez Fernand et moi : « Je ne te demande pas ton avis, tu vas l’aider, si t’es pas content, tu le diras au conseil ! » Dans le cours de l’action, la loi ne se discute pas, et si elle ne se discute pas c’est parce qu’elle se discute, mais pas au même moment. Le conseil, c’est le vendredi de 15h à 16h30, avec président de séance, secrétaire, cahier des décisions, etc., on met tout sur la table, on règle les comptes, les conflits, on organise le temps, l’espace, les activités, on prend les décisions, etc.. On peut donc le reste de la semaine, différer les conflits et les questions d’organisation du travail : « Si t’es pas content, tu le diras au conseil. » L’apprentissage de la différence, différer les pulsions, les frustrations pour pouvoir les parler, passions calmées, avec le recul du temps. Alors, ces classes de pédagogie institutionnelle, il en existe des centaines, des milliers, et ce qui est intéressant pour mon propos, c’est que le vendredi suivant, Manuel n’a pas ramené l’affaire au conseil ; il a aidé son camarade, il a expliqué le truc, et il n’a pas ramené l’affaire au conseil : pourquoi ? Peut-être parce que, en aidant son camarade, il a découvert ceci : qu’en aidant son petit camarade, en lui expliquant ce qu’il savait lui-même, ce qu’il croyait maîtriser, il le savait encore beaucoup mieux après l’avoir expliqué, donné, qu’avant de l’avoir transmis. Il n’y a qu’à l’école que les enfants peuvent découvrir cela : le savoir c’est ce qui s’augmente de se partager, de se transmettre, de se donner. Quand je donne de l’argent, je n’en ai plus, mais quand je donne une information, un savoir, quand je transmets une compétence, ma propre compétence, mon propre savoir s’en trouve augmentés, c’est-à-dire qu’on devrait ici à l’école faire l’expérience de la relation humaine dans ce qu’elle a de plus profond : je deviens ce que je donne. Et vous voyez comment ça vient heurter de plein fouet toutes les logiques extérieures de la prédation, de la compétition, du « moi d’abord », de l’écrasement d’autrui, de la concurrence, de la violence, de la « conquête » des marchés ou des territoires (encore une fois, à l’échelle du quartier ou de la planète…), etc.. Et quand on voit, aujourd’hui l’état de notre planète, ce qu’il peut s’y passer, on peut penser en effet qu’il y a urgence, urgence vitale aujourd’hui à ce que tout notre système éducatif se structure autour de cette exigence éthique fondatrice de l’humain.

 

Je disais : quand j’entre en classe, j’ai peur. Au théâtre, au cinéma, si la pièce ou le film ne me plaisent pas, je peux sortir, on ne me punira pas, et devant la télévision je ne me prive pas de zapper, ici même n’importe lequel d’entre vous, considérant que je radote, peut sortir, il ne sera pas puni, on ne lui demandera pas de comptes… Or, en classe, ils sont assignés et moi aussi, et c’est cette situation d’obligations réciproques qui fonde la citoyenneté. Pourquoi choisit-on ce métier finalement ? Parce que peut-être le plaisir d’enseigner n’est pas autre chose que le plaisir de donner, de devenir, d’être ce que l’on donne, et parfois pardonne. Et aussi ce plaisir d’enseigner tient-il peut-être, dernier élément, à ce qu’ils et elles sont 25, 30… ce sont des enfants, des adolescents, des filles toutes aussi belles les unes que les autres, des garçons tous aussi beaux les uns que les autres, dans la fine fleur de leur jeunesse, alors que moi, je commence à vieillir et effectivement, donner, transmettre, c’est accepter de vieillir et donc de mourir. Le plaisir d’enseigner est probablement fait de la transformation de la violence en soi en plaisir, de cette acceptation du mourir, comme le disait le vieil Épicure.

 

 

   Une dernière citation, si vous me le permettez, justement sur cette question, Michel Serres[19] :

 

Je quitterai la vie comment je me suis levé mille fois de table. J’aurai perçu un bruit, à la porte, il interrompra le festin, je le reconnaîtrai. Je ne sais pas si une cloche sonne ou si une voix retentit, je ne sais si un souffle de vent fera le signal. Je sais que je comprendrai.

Il faudra que je me retourne, un moment. Avant de suivre cet éclat, chercher des yeux mon hôte, et lui sourire, être courtois, ne pas quitter les lieux sans avoir dit merci à qui m’a invité.

Ai-je été, à mon tour, un hôte convenable ? Ai-je assez payé cette chance, d’être ici assis, dans le jour et la nuit, par quelques paroles volantes, par des notes allègres, par des mots ou des sons tenus ? Ai-je assez soutenu la conversation ? D’un coup, maintenant, je peux tout rembourser, peut-être. Vite, un instant court, où la voix vaut la vie.

Merci à qui ? Où êtes-vous mon hôte ? Qui donc m’a invité ici ? Je ne vois que des étrangers, comme moi, tout autour de la table, que des dîneurs qui vont, ce soir, rentrer chez eux. Vide, absente est la place du maître de céans. À qui donnerai-je enfin l’instant d’équivalence dense ?

Mon dernier détour de regard est fini. Jamais plus, jamais plus je ne pourrai dire merci. Jamais je ne dirai assez merci. Merci pour les hasards, merci pour ce miracle, pour la mer turbulente et l’horizon flou, merci pour les nuages, pour le fleuve et pour le feu, merci pour la chaleur, la ferveur et les flammes, merci pour les vents et les sons, pour la plume et le violon, merci pour ce repas immense de langage, merci d’amour et de souffrance, pour la douleur et la féminité… non, je n’ai pas fini, je commence, je commence à me rappeler qui je dois remercier, je commence à peine mon chant de réjouissance et mon tour de table est fini.

Je suis l’éclat, le bruit, le vent. Aveugle, ébloui, assourdi. Je commençais à peine, en larmes, à dire le merci, l’équivalent de grâce.

Je vous en prie, souffle le bruit, le vent, le son, qui résonne derrière la porte. Je vous prie et je vous invite, soyez le bienvenu.

 

D’où vient le plaisir d’apprendre, aux deux sens du verbe : apprendre à…, apprendre de… ?

Expérience familière de ce que, comme l’amour, le savoir s’augmente de se partager : j’en ai plus après l’avoir donné, transmis, qu’avant. Dans sa logique, l’école heurte ainsi de plein fouet les logiques extérieures et intérieures du parasitisme, de la prédation et de la violence.

Comment créer les dispositifs d’une alliance maître-élève ? La violence se traduit en culture, le vivre-ensemble se structure par le droit : ainsi les libertés s’augmentent les unes des autres, par le double mouvement d’instruction des savoirs et d’institution de la loi.

Comment, dans la classe, l’élève peut-il s’élever à égalité, voire dépasser le maître ? En donnant à son tour. Et vous avez pu entendre, ici, ce que mes élèves me donnent.

 

 

Bernard Defrance.

 



[1] Francis Imbert, « Lier, délier, allier », revue Pour, n° 110-111 : http://www.bernard-defrance.net/lectu/index.php?lecture=82

[2] C’est-à-dire noté sévèrement.

[3] Gilles Deleuze, Pourparlers, éd. de Minuit : http://www.bernard-defrance.net/lectu/index.php?lecture=80

[4] Philippe Perrenoud, Métier d’élève et sens du travail scolaire, ESF éd.

[5] Il faudrait s’interroger sur l’origine de ces expressions : « sécher » en France, « brosser » en Belgique…

[6] Fabien Fenouillet, maître de conférences, psychologie de la motivation : http://fabien.fenouillet.free.fr/

[7] Je renvoie sur ces points à l’intervention au congrès 1996 de l’AGIEM (Association générale des institutrices et instituteurs des écoles maternelles) : http://www.bernard-defrance.net/artic/index.php?textesperso=96

[8] Réédité avec Graines de crapules et autres textes chez Dunod.

[9] Cf. ci-après.

[10] Les road-movies et la « route », ce n’est pas nouveau ! Citation de mémoire : voir, http://www.bernard-defrance.net/lectu/index.php?lecture=22

[11] Se soumettre, c’est s’abaisser, ce qui est complètement contradictoire avec l’appel à s’élever que nous adressons aux… élèves !

[12] Protection Judiciaire de la Jeunesse (éducateurs chargés de l’exécution des jugements prononcés ou des mesures de protection prises par les juges pour enfants).

[13] Ce qu’on appelle « l’employabilité »…

[14] Sur le « voile » : « Contre le voile et donc contre l’exclusion de l’école des jeunes filles qui le portent » : http://www.bernard-defrance.net/artic/index.php?textesperso=156

[15] Nordine a écrit cette histoire : voir http://www.bernard-defrance.net/eleve/index.php?texteeleve=8 ; voir également commentaire dans le texte de la conférence du 11 juin 2001 en Sorbonne, « Un enseignement philosophique est-il possible aujourd’hui ? », http://www.bernard-defrance.net/artic/index.php?textesperso=82

[16] Peut-être est-il utile de préciser que c’est moi qui défendais devant le conseil de discipline, puis devant la commission d’appel rectorale, les trois élèves en question… Mais combien d’élèves victimes d’injustices semblables ont-ils la possibilité d’être défendus par un de leurs professeurs, qui plus est spécialiste de ces questions ?

[17] Berlin, 1989, événement majeur de la fin du 20e siècle.

[18] CE2, c’est-à-dire troisième année de l’école primaire, les enfants ont entre 7 et 8 ans.

[19] Le parasite, Grasset, 1985, p. 122-123.