Animation & Éducation, janvier 2005

 

Instruction des savoirs et institution de la loi.

 

Pour Bernard Defrance, professeur de philosophie, la récente circulaire du ministre rétablissant la possibilité des sanctions collectives est révélatrice d’une confusion conceptuelle entre pouvoir et autorité, obéissance et soumission. La question centrale réside dans l’articulation entre la construction des savoirs et celle de la loi.

 

Dans les débats sur l’école, il est fréquent d’entendre opposer contenus des savoirs et méthodes pédagogiques, instruction et éducation. Ces débats habituels sont aussi révélateurs des confusions conceptuelles et pratiques entre autorité et pouvoir, entre obéissance et soumission. La récente circulaire du ministre rétablissant la possibilité des sanctions collectives en est l’illustration parfaite : on rétablit le pouvoir sans partage des enseignants sur les élèves, sans se rendre compte que, par là-même, on ruine définitivement leur autorité. Avec des conséquences très concrètes qui ne pourront qu’aggraver les phénomènes de violence, ou de résignation à l’arbitraire, ce qui, du point de vue de l’apprentissage des exigences de la citoyenneté, est encore pire ; confusion tragique entre l’exercice du pouvoir du professeur sur la classe avec l’exercice de son autorité dans la classe, qui entraîne, symétriquement, chez les élèves la perversion de l’obéissance en soumission. Inutile d’être psychanalyste pour savoir ce que signifie, pour un sujet humain appelé à la liberté, le fait de devoir se soumettre, c’est-à-dire « se mettre dessous »… Se soumettre, c’est s’abaisser, ce qui est en contradiction complète avec l’exigence de s’élever à laquelle doivent apprendre à obéir les… élèves ! Celui qui exige la soumission renonce à obtenir l’obéissance, celui qui impose son pouvoir renonce à toute autorité – et dès que « le chat n’est pas là », n’est-ce pas…

Nous le savons : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », c’est-à-dire que, sans la loi, les savoirs peuvent être meurtriers, mis au service des pires formes de barbarie (comme nous l’ont enseigné les guerres et génocides du 20e siècle), de même que la loi sans les savoirs demeure impuissante (comme nous le savons dans les débats qui engagent l’avenir de l’espèce humaine : OGM ou pas OGM ? nucléaire ou pas nucléaire ? etc.). Et donc la question fondamentale est bien aujourd’hui d’articuler instruction et éducation, construction des savoirs et institution de la loi. Et cela dans le quotidien le plus concret de la classe, des écoles, collèges et lycées, dans la sphère institutionnelle des apprentissages et de leur évaluation, dans le cours de maths ou de géographie, dans l’atelier d’électronique ou le stage en entreprise, dans le voyage scolaire ou au CDI, dans le conseil de classe et le jury d’examen.

Or, l’éducation à la citoyenneté apparaît bien, le plus souvent, comme un à-côté secondaire, juxtaposé aux apprentissages disciplinaires, voire en contradiction avec. Il est significatif de constater que dans les règlements intérieurs, très généralement, l’énumération des droits des lycéens porte précisément sur les activités associatives (clubs, journaux, etc.), non obligatoires par définition, tandis que l’énumération des devoirs porte sur les exigences institutionnelles liées aux apprentissages (à commencer par l’obligation de présence aux cours). D’un côté les activités autonomes, non obligatoires, et de l’autre, les activités contraintes, hétéronomes. Si bien que se constitue une séparation nette entre l’accessoire (les droits) et l’essentiel (les devoirs – le même mot signifiant les normes de comportement et les tâches scolaires).

Ce clivage entre les sphères de l’autonomie et de l’hétéronomie se justifierait par le fait que l’autorité de la vérité, de la science, ou de la compétence, ne saurait se discuter démocratiquement : « On ne peut pas discuter avec un prof ! », puisqu’il est savant et l’élève ignorant… Ce qui explique que l’autre aspect de la formation à la citoyenneté, qui fait de plus en plus l’objet d’efforts importants de la part des conseillers d’éducation, l’exercice de la fonction de délégué, n’aboutit le plus souvent qu’à une caricature de la représentation démocratique. Puisque le nœud de cette fonction est la participation aux conseils de classe et qu’il s’agit du moment institutionnel où sont jugés les élèves par leurs propres professeurs, au nom de l’expertise qu’ils détiennent, comment intervenir, sinon pour solliciter (poliment) l’indulgence en faveur de camarades rencontrant des problèmes personnels quelconques ? La tâche du délégué de classe est une tâche impossible : celle d’un avocat qui demande les circonstances atténuantes… Elle montre la confusion qui règne généralement dans les conseils de classe : s’agit-il de valider le niveau de compétences atteint par un élève à un moment donné ? Alors les considérations personnelles, pseudo-psychologiques ou familiales n’ont pas à intervenir dans cette validation, sans parler des graves infractions à la déontologie la plus élémentaire qui voient parfois la vie privée des élèves étalée au grand jour. Ou bien s’agit-il d’une évaluation pédagogique interne au travail de la classe ? Alors ces évaluations doivent être réciproques, mettre en cause aussi bien les comportements des élèves que celui des professeurs, viser des améliorations du fonctionnement de la classe et, évidemment, ne pas être portées sur des bulletins ou livrets qui seront quasiment rendus publics et détermineront les décisions d’orientation ou influenceront les jurys d’examen.

Plus grave encore parce qu’elle touche l’école dans sa fonction première, la deuxième conséquence de ce clivage entre la loi et les savoirs est de dénaturer les savoirs eux-mêmes. Pour faire vite, on pourrait dire que le cours magistral (y compris dans les déguisements pseudo-dialogués de la « devinette ») est fait pour ne pas transmettre les savoirs, en interdire l’appropriation par le plus grand nombre : il maintient une structure, non pas de transmission, mais de révélation, au sens religieux du terme. Or, l’art, la science et la philosophie supposent d’abord le loisir, c’est-à-dire la suspension de l’obligation de résultats. Pour s’en tenir aux sciences, leur apprentissage exige d’en passer par le doute, l’incertitude, la discutabilité, la réfutabilité : l’ouverture des savoirs, inachevés et inachevables, entre en contradiction avec les prétentions de clôture incarnées dans le programme en vue de l’examen.

La question centrale est, en fait, d’instituer, dans le travail pédagogique, l’articulation entre la construction des savoirs et celle de la loi. Et cela va bien au-delà de l’instauration de l’éducation civique, ou de la restauration de « l’autorité des maîtres », confondue avec leur pouvoir… Ces mesures, telle que cette dernière circulaire sur la discipline, ne sont que les signes de la peur des responsables – à tous les niveaux, du ministre au professeur – devant la montée des « incivilités », c’est-à-dire du simple fait que les élèves persistent à bavarder sans s’occuper de ce que l’enseignant récite de son bureau. Si l’on souhaite former à la citoyenneté cela suppose la mise en pratique de la loi dans les fonctionnements centraux de la classe, de l’école. À commencer par les principes élémentaires du droit qui restent trop souvent bafoués dans la pratique quotidienne : la loi est la même pour tous, un majeur est plus sévèrement puni qu’un mineur pour une même infraction, nul ne peut se faire justice à soi-même, nul ne peut être juge et partie. C’est tout un chantier de travail qui s’ouvre : comment ces principes – indiscutables désormais – peuvent-ils structurer les enseignements eux-mêmes ?

 

Bernard Defrance.