L’institution de la loi à l’école : pourquoi, comment ?

Bernard DEFRANCE

Professeur de philosophie

Bernard Defrance

Je suis professeur de philosophie dans le nord de la Seine-Saint-Denis, à Stains, et par ailleurs un des responsables de la section française de Défense des Enfants International, et militant de longue date, depuis 1968, dans des associations de quartier, pour aider les habitants des quartiers « chauds » de la Seine-Saint-Denis - j’habite Livry-Gargan depuis 1969 - à s’organiser pour la défense de leurs droits.

Pour illustrer mon propos, je vous livre quelques exemples. Un garçon qui, depuis sa naissance, voit sa mère monter les six étages de son immeuble trois fois par jour avec les courses parce que l’ascenseur ne fonctionne pas, et qui constate des charges de 80 francs par mois pour l’entretien de l’ascenseur sur la quittance de loyer, n’a pas le même rapport à la loi, arrivé à 18 ans, que des individus élevés dans des conditions « normales ».

Un de mes élèves n’a pu se présenter aux épreuves du baccalauréat il y a deux ans, car cela supposait qu’il traverse une cité en pleine « embrouille » avec la sienne : il ne souhaitait pas « risquer sa peau pour un diplôme ». L’année suivante, je suis intervenu auprès de la direction départementale de la sécurité publique afin qu’elle exerce une surveillance discrète : cet élève a eu son bac. L’expérience associative extérieure à l’école m’a beaucoup aidé dans mon travail ; ma formation de philosophie m’a également été très utile pour sortir du bavardage et constater ce qu’il en est du droit, de la justice et des règles qui nous permettent de vivre ensemble, au plus près du terrain.

Les premières questions que se posent les jeunes et qu’ils posent aux adultes sont les suivantes : quel sens donnez-vous à votre existence ? Faites-vous ce que vous dites ? Obéissez-vous à la loi que vous nous imposez ? Autant de questions qui nous renvoient à notre propre rapport à la loi. Parler du rapport à la loi des jeunes, c’est d’abord parler du rapport à la loi de la majorité des adultes. La phrase de Montesquieu « Ce n’est point le peuple naissant qui dégénère, il ne se perd que lorsque les hommes faits sont déjà corrompus » témoigne que ces lamentations et ces jérémiades sur les incivilités des jeunes ne sont pas nouvelles, elles traversent les siècles. Cela nous renvoie à nos propres difficultés et responsabilités d’adultes par rapport à la structuration du « vivre ensemble » et à l’articulation de nos libertés propres. Cela suppose que nous sortions d’un certain nombre de lieux communs. Le premier d’entre eux est le fameux adage que nous infligeons tous aux jeunes dès que la manifestation de leur énergie juvénile nous dérange : « Ta liberté s’arrête où commence celle des autres ». Cet adage entérine l’état de violence et de compétition sociale. Un enfant ne peut grandir qu’en accroissant ses champs d’actions et ses prises sur le monde ; suivre cet adage suppose que l’on ne peut grandir qu’au détriment de l’autre, donc dans la violence. Si nous continuons à penser le rapport à la loi, et le rapport à l’autre, dans ce type de maxime qui signe notre débilité d’adulte, ne nous étonnons pas des résultats que cela peut produire. Autre maxime courante : « La peur du gendarme est le commencement de la sagesse ». Or, la peur du gendarme est la destruction de la sagesse. D’ailleurs, de qui devrait avoir peur ce gendarme, et qu’est-ce qui nous garantit que le gendarme est sage ? Si cette maxime était vraie, il n’y aurait pas de sagesse possible. Ces maximes structurent très profondément le rapport à l’autre et le rapport à la loi. Dans les associations de quartier, dans la vie infantile et juvénile, on découvre des choses qui sont en contradiction avec les discours moralisants, les discours institutionnels, notamment ceux de l’école. Ce qui est important dans les quartiers est de ne pas se laisser marcher sur les pieds, de ne pas être la victime, et donc d’entrer dans l’illusion de l’affirmation de soi au travers d’un jeu de rapport de forces pour ne pas perdre la face. Le petit caïd de quartier qui, par des trafics divers, règne dérisoirement sur quelques rues, impose sa loi qui n’est pas bien différente de celle que les 200 cabinets financiers internationaux qui règlent l’économie mondiale appliquent à toute la planète. Les leçons qu’ils peuvent en tirer sont identiques, du point de vue moral, à celles que nos bons élèves tirent de leurs passages dans les classes préparatoires qui leur permettent d’acquérir les diplômes leur donnant la possibilité d’imposer leur loi aux autres.

Il est difficile de faire comprendre aux élèves dont nous avons la responsabilité que « leur liberté commence là où commence celle de l’autre », et que tout le travail consiste à articuler nos libertés et non pas à les opposer. Je pense à Hichame qui avait démissionné en février 1998 du lycée Utrillo après avoir été condamné à un an de prison avec sursis et 10 000 francs d’amende pour complicité de vol de voiture et tentative de meurtre. Il était impliqué dans des trafics divers jusqu’au jour où des « lascars » l’ont frappé parce qu’il s’était aventuré sur leur territoire : la logique de ces trafics est celle de la conquête des marchés. Il a alors décidé de se venger avec quatre « mecs » de sa cité. Ils ont volé une voiture et une expédition a été organisée pour aller tirer sur les « concurrents ». Quelques jours plus tard, ils ont été arrêtés par la police. Dans sa lettre d’adieu à la classe, il a écrit : « Le jour du jugement est arrivé, je m’en suis tiré avec un an de prison avec sursis, cinq ans d’interdiction de permis de conduire, une amende de 10 000 francs, l’interdiction de quitter le territoire sans autorisation du juge, et je dois tous les mercredis signer ma feuille au commissariat. Je m’en sors bien. Mais lors du jugement, j’ai revu le mec sur qui on avait tiré, il est paralysé à vie, et ça, je m’en souviendrai toute ma vie même si je ne sais pas si ce sont mes balles qui l’ont touché. (…) Si je peux me permettre de donner un conseil à la soi-disant caillera, c’est d’arrêter de foutre la merde, d’arrêter de rendre fous leurs parents, de travailler à l’école et de profiter de la vie. Avec toutes mes conneries, j’ai failli perdre mes parents, mon père me calculait presque plus, ma mère prenait des cachets pour dormir, j’ai failli perdre ma meuf plusieurs fois ». Il m’a demandé de lire cette lettre à la classe. Ce témoignage permet de comprendre ce qu’il en est de la morale, d’un certain nombre de logiques : de la prédation, de la concurrence, du marché ; et des violences dans lesquelles on se trouve pris malgré soi.

Mes 150 élèves de terminale du lycée Utrillo sont, en quelque sorte, porteurs d’une première ligne de violence, une violence qu’ils vivent à l’extérieur de l’établissement scolaire, dans les cités, dans les quartiers. Il y a une corrélation claire entre le taux d’occupation des logements et l’échec scolaire ; plus le logement est surpeuplé et moins la réussite devient possible. Cette violence extérieure est due aux conditions d’habitat. J’ai évoqué les ascenseurs, mais il faudrait parler de la vérification des charges locatives, de la gestion des agences immobilières qui font fortune grâce à la pénurie de logement (40 000 demandes de logements prioritaires en Seine-Saint-Denis !). Dans les journaux, on entend parler de voitures volées mais pas du mode de gestion des bailleurs ; cela a des conséquences directes sur le comportement des jeunes dont nous avons la responsabilité. Sur cette violence, viennent se plaquer les séductions médiatiques et les rêves de « loft » paradisiaque. L’école pourrait essayer d’aider ces jeunes à y réfléchir pour ne pas en être trop victimes.

Hichame avait écrit son texte en cours de philosophie. Qu’est ce qui rend possible l’écriture ? Il va de soi que si le juge avait eu connaissance de ce texte, ce n’est pas un an avec sursis mais trois ou quatre ans fermes comme les autres, qui ne l’avaient pas chargé, qu’il aurait eu. Il y a là quelque chose qui peut nous aider à comprendre comment il est possible d’instituer la loi à l’école, en articulation avec la construction des savoirs.

La deuxième ligne de violence est celle dont l’école elle-même est la cause. Mes élèves se ressentent comme des survivants de la sélection scolaire. Quelquefois, quand on interroge ces élèves arrivés en terminale sur leur absentéisme scolaire, en dehors de toute tentation moralisante ou coercitive, ils répondent qu’ils sont fatigués. Il a fallu tellement prendre sur soi pour bien travailler à l’école, pour ravaler les humiliations imposées aux bons élèves que quelques-uns, lorsqu’ils arrivent en terminale, commencent à être fatigués. Le premier problème dans les collèges et les lycées est celui des incivilités permanentes qui entraînent le désarroi des professeurs non préparés ; je passe moi-même 80 % du temps à établir les conditions minimales de la parole, en classe de terminale.

Par ailleurs, moins de 10 % des élèves choisissent leurs orientations. Ces orientations se font à l’aveugle et représentent la véritable punition à l’école. Elles sont le jugement que portent leurs professeurs sur leur propre travail et qui va déterminer l’ensemble de leur engagement, de leur insertion sociale et professionnelle. Une grande majorité de ces élèves sont dans la demande scolaire : « Monsieur, faites-nous cours, que nous puissions écrire sous la dictée, que nous puissions régurgiter après avoir ingurgité ». Voilà comment la construction des savoirs se trouve dénaturée, sinon rendue impossible par les modes institutionnels de fonctionnement actuels de l’école.

La troisième ligne de violence est celle dont ils sont porteurs par rapport à l’histoire. A Stains, j’ai la chance d’avoir des élèves originaires de toute la planète. Tous ces élèves ont une histoire. C’est Gaye, malien d’origine, qui découvre qu’il est le fruit d’un mariage forcé. Yavuz raconte comment son père, turc d’origine kurde, a passé 48 heures coincé sous la banquette arrière d’une camionnette. Chafique revient de vacances passées en Inde où une petite fille qui aurait pu être soignée est morte. Il conclut son récit en disant : « Depuis ce jour, je déteste l’argent quand il ne sert qu’à faire des hommes de plus en plus riches et des pauvres de plus en plus pauvres, et qui, par conséquent, souffrent. Je me rends compte que nous vivons comme des rois par rapport à ceux qui souffrent de la guerre, de la pauvreté, du racisme et d’autres choses qui font du monde un enfer pour certains. Par contre, nous, nous vivons bien tranquilles, même si c’est un peu difficile parfois ». Je précise qu’il habite une des cités les plus « pourries » de Stains. Ghislaine, originaire du Congo, raconte que son village d’origine a été ravagé par la guerre civile et ne sait pas si ses oncles et tantes sont encore vivants, « ils errent sur les routes, avec des millions de réfugiés ; j’essaie de ne pas y penser, il n’y a que ça à faire. J’imagine que mes proches marchent. Tout ça pour une histoire de pétrole et de pouvoir, je n’ai plus de pays. »

L’enjeu de l’articulation de la construction des savoirs, ce que l’on vient faire à l’école, apprendre, s’ouvrir à tous les champs possibles de la culture humaine, les arts, les sciences, les techniques, est décisif. Nous sortons d’un siècle où les plus hauts degrés de savoir, de culture, de compétence se sont mis au service des pires barbaries. Un four crématoire est un outil technique très compliqué ; c’est très difficile de brûler un corps, les gens qui conçoivent et réalisent ce type d’appareils sortent des meilleures écoles d’ingénieurs, ce sont de bons élèves. Lorsque nous nous rendons compte que la culture peut se mettre au service des pires formes de violence, c’est l’école qui se trouve touchée dans son cœur, dans sa première fonction d’instruction. Si le savoir s’instrumentalise en outil de pouvoir, alors l’école n’est plus l’école.

Il importe de ne pas seulement s’interroger à propos des voyous de banlieues, ces gamins et ces filles de quatrième techno qui grimpent sur les tables et pissent dans la corbeille. Il s’agit aussi de s’interroger sur les bons élèves des classes préparatoires : qu’apprennent-ils ? Pourquoi apprennent-ils ? Quel est le sens de leur présence et de leur insertion dans la société ? Comment aider les jeunes à s’insérer dans les systèmes de production de richesses, de biens, de services utiles à tous ? Quelles sont les exigences de cette insertion si au plus haut niveau de réussite du système éducatif l’insertion elle-même se trouve complètement pervertie par rapport au sens qu’elle devrait avoir ?

J’ai eu la chance d’être nommé, dès 1971, en École Normale d’instituteurs. J’ai pu travailler avec des classes maternelles et primaires où les instituteurs instituent la loi, apprennent aux enfants, jour après jour, à organiser le temps et l’espace, à se donner les outils matériels, culturels et institutionnels de leur liberté. Le travail de Francis Imbert, en Seine-Saint-Denis avec les institutrices de classes maternelles, publié aux éditions ESF, montre qu’il ne s’agit pas d’utopie, mais d’expériences menées depuis des dizaines d’années et qui sont possibles aujourd’hui, sans que l’on ait besoin de doubler le budget de l’Éducation Nationale.

Comment répondre à cette urgence de la construction de savoirs et de l’institution de la loi dans leur articulation ? C’est la vieille question des hommes de la Renaissance, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » pour Rabelais, ou encore « tête bien faite vaut mieux que tête bien pleine » pour Montaigne. On a longtemps interprété cette dernière phrase comme mettant en opposition le contenu des savoirs et les méthodes pédagogiques qui permettent d’y accéder. En réalité, ce que disent Montaigne et Rabelais, c’est qu’un savoir qui n’est pas structuré par une éthique est meurtrier. Le savoir sans la loi peut devenir meurtrier ; quant à la loi, sans le savoir, elle est impuissante. Il s’agit là de l’urgence de l’école : parvenir à articuler ces deux éléments, pas dans les actions périphériques, pas dans le club socio-éducatif, pas dans le journal lycéen, mais dans les actes même d’instruction, d’apprentissage. Il existe de nombreux textes aujourd’hui, exprimés dans les règlements intérieurs, dans lesquels on constate une disjonction entre les devoirs qui concernent la sphère institutionnelle, et les droits des élèves qui concernent la sphère associative et facultative. Ne nous étonnons pas des résultats quant au degré de citoyenneté des adultes moyens. Comme je le rappelais ce matin à des élèves de première, ma classe n’est pas une association, c’est une institution. Je n’ai pas choisi mes élèves, ils ne se sont pas choisis entre eux et ne m’ont pas choisi. De même, je n’ai pas choisi mes voisins de palier, ni mes collègues de travail. L’apprentissage du vivre ensemble ne s’opère pas seulement dans les lieux associatifs, périphériques par rapport au cœur même de l’institution, mais dans le cours de maths, dans l’atelier d’électronique ou de techniques commerciales. Si cette articulation des droits et des devoirs n’est pas faite, si les devoirs sont présentés comme impératifs premiers, il se produit une inversion, sinon une perversion, du rapport à sa propre liberté. S’accepter soi-même comme sujet libre est la première difficulté.

Arriver à l’heure, écouter le cours, travailler, n’est pas discutable. Dès que j’entre en classe, dans le mode de fonctionnement actuel, un rapport de force s’installe. Moi-même, en tant que professeur, je crains de ne pas « tenir » mes élèves : je suis alors tenté de confondre l’exercice de mon pouvoir sur ce groupe avec l’exercice de mon autorité dans ce groupe. La difficulté essentielle est de comprendre le caractère contradictoire et incompatible de l’exercice du pouvoir sur un groupe et de l’exercice de l’autorité dans un groupe. Si la loi n’est pas d’abord autorisation, dont l’interdiction n’est que la conséquence, elle ne peut avoir aucun sens. Dans ma classe, je fais taire le bavard pour qu’il puisse parler, je calme l’agité pour qu’il puisse agir : le bavardage est la destruction de la parole, l’agitation est le contraire de l’action.

Un ancien Ministre de l’Éducation nationale, devenu Ministre de l’Intérieur, avait dit que « donner la parole aux élèves en classe, c’est ne la donner qu’à ceux qui savent déjà la prendre. » Autrement dit, il n’est pas question de donner la parole à ceux ne savent pas parler puisqu’ils ne savent pas le faire. Quant à ceux qui savent déjà parler, ce n’est pas la peine de leur donner la parole puisqu’ils savent déjà parler !… C’est méconnaître les mécanismes fondamentaux de l’apprentissage : « pour apprendre à faire quelque chose, on doit faire ce que l’on ne sait pas encore faire ». On doit donner la parole aux élèves justement parce qu’ils ne savent pas la prendre ; quant à ceux qui savent la prendre par une imprégnation médiatique ou familiale, ils savent comment parler pour ne rien dire et donner l’illusion de la parole.

Un travail extrêmement important doit être accompli dans nos classes pour l’institution des principes du droit. Ces principes sont très simples et sont devenus indiscutables car ils permettent la discussion.

« La loi est la même pour tous ». Sans cela, il s’agirait de lois « privées », de privilèges. Comment des adultes pourraient-ils prétendre imposer une loi qu’ils ne respectent pas eux-mêmes ? Il ne s’agit pas de faire un discours moralisant imposant aux adultes de respecter la loi toujours et partout. Aucun d’entre nous n’est un citoyen parfait. Le citoyen est peut-être d’ailleurs celui qui sait qu’il ne l’est jamais suffisamment : c’est l’un des paradoxes de la démocratie que de n’être jamais achevée. Quand je suis amené, pour une raison intentionnelle ou accidentelle, à transgresser la loi, j’en assume les conséquences.

« Nul n’est censé ignorer la loi » est un principe indiscutable qui signifie que nul n’est censé ignorer qu’il y a application d’une loi dès lors que son action implique autrui. Avant de conduire ma voiture, il faut que je fasse la preuve de la maîtrise de l’objet technique qu’est le véhicule ainsi que de la connaissance des règles qui me permettent de circuler librement. Le code de la route autorise la circulation, les interdictions sont les conséquences de cette autorisation. Les élèves ont parfois du mal à comprendre que l’interdiction du bavardage n’est que la conséquence, tout à fait technique, de la liberté impérative pour chacun de parler. La loi est l’outil qui nous permet d’articuler nos libertés. Si je veux découvrir les plaisirs que je viens chercher dans telle ou telle activité avec les autres, je suis obligé d’agir pour le plaisir de l’autre. La nature même de l’activité m’oblige à comprendre que mon plaisir s’accroît du plaisir de l’autre, que ma liberté s’augmente de la liberté de l’autre. Il est important de construire les mêmes logiques dans le cours de mathématiques ou l’atelier de technologie et de faire comprendre que les savoirs peuvent s’échanger, se partager, s’accroître les uns les autres, et non pas servir de moyens de distinction, de prestance, de pouvoir, d’écrasement de l’autre.

« Nul n’est censé ignorer la loi » n’est vrai qu’à partir de la majorité civile et pénale. Ce principe n’est pas valable pour la quasi-totalité des enfants scolarisés. Si je vais à l’école, c’est que je suis ignorant ; si les ignorances sont punies à l’école, l’école n’a donc plus de sens. Je suis ignorant non seulement des savoirs mais aussi de la loi qui structure l’égalité entre les hommes. On me met à l’école à l’age de trois ans pour découvrir cette deuxième valeur permise par l’interdit de la violence et de l’idolâtrie (la confusion entre sujet et objet), sans me demander mon avis, pour découvrir l’égalité. Dans la famille, je ne peux pas découvrir l’égalité ; les parents, les oncles, les tantes, les grands frères et l’interdit de l’inceste me permettent de découvrir ma singularité de sujet libre. L’interdit de l’inceste ouvre à la liberté du sujet ; à l’école, c’est l’interdit de la violence, l’obligation de se parler qui ouvre à l’égalité. En effet, il y a des égaux, des garçons et des filles du même âge qui sont là pour les mêmes finalités. Parmi eux, il y a un « égal » particulier, le maître ou la maîtresse, qui ressemble beaucoup à papa ou à maman, mais que je peux arriver à égaler, voire à dépasser dans son expertise. Cette égalité visée entre maître et élèves est structurée par la dénivellation qui existe entre maître et élève, dénivellation destinée à s’abolir. « École » en grec signifie « loisir », c’est le lieu où je ne suis pas soumis à l’obligation de résultats qui sera en vigueur dans la vie professionnelle, c’est le temps du droit à l’erreur, c’est le temps que nous avons décidé d’offrir aux enfants à la fin du XIXe siècle, et dont ne bénéficient pas encore 300 millions d’enfants dans le monde. Il y avait 30 000 à 40 000 enfants qui dorment dans la rue à Paris à la fin du XIXe siècle, comme c’est le cas aujourd’hui dans les faubourgs de Bogota ou d’ailleurs. Il m’arrive de dire à mes élèves, surtout s’ils ont des difficultés de relations avec eux, qu’il ne faut pas qu’ils oublient que leurs parents ont traversé les frontières et les océans, ont couru des risques considérables dans leur propre existence, peut-être justement pour leur permettre d’échapper au sort de ces 300 millions d’enfants à travers la planète. À la fin de l’année, s’ils ont leur bac, ils feront partie du 1 % de la population mondiale qui a un diplôme universitaire ; de même qu’il n’y a que 1 % de la population mondiale qui a accès à un ordinateur.

L’articulation du savoir et de la loi dans l’école nous oblige à repenser les modes de fonctionnement institutionnel encore en vigueur dans l’école.

« Nul ne peut être puni pour un acte dont il n’est pas l’auteur ou le complice ». Or, c’est une logique qui a sévi dans l’histoire humaine depuis longtemps ; certains sont coupables non pas de ce qu’ils ont commis mais de ce qu’ils sont : blanc ou noir, Juif, Arménien ou Tutsi. Lorsqu’un professeur inflige une punition collective à la classe, cela signifie que l’élève est puni parce qu’il fait partie de cette classe et non pas parce qu’il a commis un acte répréhensible. En classe de terminale S, il y a trois ans, mes élèves s’étaient plaints d’avoir eu deux heures de colle collective imposées par un professeur d’histoire excédé par le comportement de la majorité des élèves qui ne suivaient pas le cours. Je leur ai demandé pourquoi ils n’avaient pas signalé quels étaient les élèves qui ne participaient pas au bavardage et au chahut général. Il ne s’agissait pas de dénoncer les coupables mais de désigner les innocents, c’est-à-dire ne pas laisser punir ceux qu’ils savaient être innocents. Certes, ils étaient contents de découvrir cette similitude de nature entre cette dérisoire punition collective et les génocides du XXe siècle, et donc le caractère illégitime de la punition. Le droit positif français n’oblige jamais le citoyen ordinaire à dénoncer le coupable d’un acte délictueux ou criminel dont il aurait connaissance. Et enfin la punition collective a enfin été explicitement interdite dans les règlements et circulaires de l’Education nationale en juillet 2000. Il existe bien sûr un décalage entre l’existence de cette circulaire et son application…

« Nul ne peut être mis en cause pour un acte qui ne porte tort qu’à lui-même. » On ne punit plus le suicide dans nos sociétés. Sous l’ancien Régime, le suicidé faisait l’objet d’un procès, on désignait un tuteur pour parler en son nom, la famille était frappée d’ostracisme, les biens étaient confisqués, l’enterrement religieux était interdit, condamnant à la damnation éternelle. Certes, on ne punit plus le suicide, mais on continue de punir l’usage de drogue alors que certaines formes de toxicomanie sont des suicides ralentis. Et donc l’application de ce principe interdit à l’école de punir le désintérêt, les « mauvais » résultats scolaires.

« Nul ne peut se faire justice à soi-même » et « nul ne peut être juge et partie » sont deux aspects du même principe, l’un du côté du pénal, l’autre du côté du civil. Or, dans la classe, je ne suis pas seulement « l’entraîneur » de mes élèves, leur ouvrant les champs de la culture, mais aussi leur juge. Si c’est moi qui enseigne et qui juge ensuite les résultats de ces enseignements, les élèves vont se répartir entre trois catégories.

Certains élèves comprennent ou devinent ce que j’ai derrière la tête, surtout s’ils sont renseignés par des redoublants sur mes petites manies… Ils ont compris qu’il faut passer par la soumission au maître pour pouvoir à leur tour, en ayant acquis des diplômes qui permettent de s’imposer aux autres, s’inscrire dans la hiérarchie de la division sociale du travail.

A l’autre extrémité de l’arc social, il y a ceux qui, sans le savoir eux-mêmes, refusent d’entrer dans ce jeu hypocrite de la soumission, et qui risquent la marginalisation avec toutes les conséquences que cela peut avoir dans la vie sociale et le rapport à la loi.

Au centre, la masse intermédiaire des élèves fait ce qu’il faut pour ne pas avoir d’ennuis, comme le racket aux devoirs ou la « pompe » organisée…

En classe de terminale, bien que les élèves aient un examen à passer, j’ai un pouvoir au travers de ce que j’écris dans le livret, celui de « casser », comme ils disent, un élève. Ce travail de la recherche de la beauté dans les arts, de la recherche de la vérité dans les sciences, de la recherche de l’efficacité dans les techniques se trouve perverti en recherche de la pure et simple conformité. Ce gigantesque effort de connaissances qui caractérise l’humanité et qui n’a aucune finalité professionnelle directe mais qui fait de nous des êtres humains va se trouver aboli dans sa signification même. De même, lorsque j’entre en classe et que j’ai tendance à confondre l’exercice de mon pouvoir sur ce groupe et l’exercice de mon autorité dans le groupe, les élèves tendent à confondre l’obéissance et la soumission. Celui qui obéit aux logiques de la construction des savoirs ne se soumet pas. Celui qui se soumet n’obéit pas, il est dans la guerre interindividuelle : il n’obéit à la loi que par peur de l’autre, il est dans l’hétéronomie, il n’a pu construire son autonomie d’adulte.

 

Si nous voulons effectivement instituer la loi à l’école, alors c’est à cette structuration des relations par les principes du droit que nous sommes désormais impérativement conduit. Et les enjeux sont considérables, il ne s’agit pas de « réduire » les voyous de banlieue, il s’agit de l’éducation citoyenne de tous les élèves. Peut-on également espérer que les enseignants se comportent eux aussi en citoyens ?