Analyse institutionnelle et pédagogie (1971)

Contribution à l’ouvrage collectif sous la direction d’Ahmed Lamihi et Gilles Monceau :

Institution et implication, l’œuvre de René Lourau

éditions Syllepse, 2002.

 

 

 

 

Peu de temps après la rentrée, assez souvent, je place dans l’armoire de ma salle un dossier qui contient divers documents, tracts, textes et brochures qui ont précédé, accompagné et suivi mai-juin 1968. Ceux que ça intéresse parmi les élèves peuvent ainsi consulter, lire. Il est rare que cela ne provoque pas quelques questions ! Les documents les plus lus sont les rapports des « commissions » qui avaient travaillé dans les lycées de la région parisienne ; et la surprise principale des élèves est de constater que les problèmes qui y sont évoqués (les relations profs-élèves, les notes, les méthodes de travail, l’orientation, les programmes, les examens, etc.) sont toujours, plus de trente ans maintenant plus tard, rigoureusement les mêmes que les leurs...

Je suis toujours un peu surpris, dans les débats qui agitent les intellectuels à propos de l’école, par ce qu’on pourrait appeler l’immobilité des arguments, jointe à l’ignorance de ce qui se passe réellement sur le terrain et plus précisément dans la classe même, dans le processus central par lequel sont supposés se transmettre les savoirs. Selon certaine littérature, tous les maux actuels de l’école seraient directement issus des influences pernicieuses de Mai 68, des « utopies » glorifiant la spontanéité juvénile, de la destruction de l’autorité « légitime » des maîtres, de la critique des effets sélectifs de l’enseignement, du nivellement par le bas des exigences disciplinaires (au deux sens de l’adjectif : ordre et savoir !), du « pédagogisme » envahissant… Bref, comme d’habitude, les jérémiades se suivent et se ressemblent : « On donne le bac à tout le monde, le niveau baisse, les élèves ne savent plus lire ni écrire », etc. ! Certes, çà et là, après 68, des « expériences » diverses ont eu lieu qui donnaient quelques motifs à ces critiques. La « non-directivité obligatoire » (Fernand Oury) fut bien responsable de quelques dégâts ! Mais le prétendu « laxisme » n’affecta guère qu’une très infime minorité de classes ou d’établissements.

Tous les ans je demande à mes élèves, principalement de sections technologiques industrielles ou tertiaires, de raconter leurs souvenirs et itinéraires scolaires, de les écrire. Ils sont entrés à l’école maternelle après 68. Je résume un mètre cube, à peu près, de textes. Ce qui est premier c’est la violence. L’école est une zone de non-droit. Tout y passe : les coups de règles sur les doigts, les fessées culs nus, les bagarres en cours de récréation, les coups de sifflet et mises en rang, les lignes à copier ou les verbes à conjuguer à tous les temps, les moqueries et le mépris des enseignants à l’égard des élèves, l’impossibilité de parler puisque « de toute façon les profs ont toujours raison », les six ou huit heures de rang assis, les savoirs et les devoirs sans signification d’utilité ou de plaisir, l’arbitraire général et massif de la notation, les orientations complètement hasardeuses et imposées, le temps morcelé et l’espace anonyme, l’entassement homogène, la dépossession de soi dans la soumission à une logique institutionnelle incompréhensible, et plus banalement l’alternance sans cesse répétée entre le silence religieux du cours dicté sous le chantage aux « interros » et le bavardage généralisé dans le cours du prof qui parle tout seul. École-caserne ou école sans loi, et souvent les deux ensemble, d’une heure à l’autre ! Quelquefois, un enseignant dépassé permet à la meute de se « défouler », un autre régresse en fumant un joint avec ses élèves ou en couchant avec, cas rares qui, lorsqu’ils sont connus, ont le mérite de fournir un peu de copie aux journalistes. Certes, on trouvera aussi, dans des classes, des établissements, des enseignants acharnés à donner sens à l’école, la pédagogie du projet, des travaux de groupes, de l’aide individualisée, des délégués-élèves dont la fonction est prise au sérieux par les adultes, la pédagogie Freinet et institutionnelle persistant dans le primaire, etc., mais dans combien des lieux d’école ? 5%, 10% ?

Cependant, à entendre les déplorations sur le « niveau », je ne peux m’empêcher de faire remarquer aux chers collègues que les élèves de ces séries ne seraient jamais, du temps où nous étions nous-mêmes au lycée, parvenus en classes terminales... La critique de l’École ne peut faire oublier qu’elle permet tout de même à un nombre de plus en plus important d’enfants d’accéder à des savoirs et des savoir-faire qui leur seraient restés inaccessibles il y a moins d’un demi-siècle. Le jeu de balançoire n’a pas cessé et il a commencé bien avant 68 (l’exclusion de Freinet, c’était avant la guerre...). Oscillation perpétuelle qui n’intéresse d’ailleurs qu’une infime partie des acteurs de l’institution (combien d’enseignants lisent des ouvrages ou des revues concernant leur profession ? 1% ? 5% ?). On continue obstinément à ferrailler sur des questions qui sont réglées depuis longtemps et la logique impitoyable du « ou bien/ou bien » continue à sévir : autorité ou laxisme, contrainte ou permissivité, savoir ou pédagogie, instruction ou éducation... Pourquoi s’étonner des malaises ?

J’ai eu, hasard et chance, la possibilité d’échapper à ces oscillations. Ce que je pensais déjà du système éducatif en 1968 n’a pas varié et se serait même plutôt radicalisé... À cette différence près que j’ai eu la possibilité de rencontrer les œuvres de quelques praticiens permettant de discerner quelques lueurs dans la complexité de ce qui se passe dans une classe. Je ne me souviens plus de la tête de ceux qui tenaient le stand : en ce 22 juin 1968, je prends quelques tracts sur une table dans la cour de la Sorbonne et j’achète Vers une pédagogie institutionnelle. Mais, à cette époque glorieuse, je m’intéressais surtout aux rapports entre la Révolution et le Royaume de Dieu : malgré le 30 mai, je m’acharnais, avec quelques autres. Nous étions dans l’eschaton, la fin de l’histoire. Août fut difficile : les chars russes en Tchéquoslovaquie, le pompidolisme en France, couvraient nos énergies d’une chape de plomb. Comment faire ? Je ne me suis rendu compte que bien plus tard de ce que nous avions enterré en Mai, c’est-à-dire, très précisément, les millénarismes, ces joyeuses funérailles se célébrant encore dans le langage même, religieux et marxiste, des  millénarismes. J’étais « pion », maître d’internat ; mon passage du lycée Hoche à Versailles au lycée technique d’Aulnay-sous-Bois me fit changer de monde : comment « maintenir l’ordre » ? À Versailles, aucun problème, excepté les bizutages de début d’année : les classes prépas travaillent... Ambiance différente à Aulnay : je découvre que l’on peut parler avec les élèves, et que leurs histoires sociales, familiales, scolaires, donnent tout à coup une certaine consistance aux statistiques de la sélection à l’école et aux analyses de Bourdieu et Passeron et, plus tard, de Baudelot et Establet.

Maintenir l’ordre ? Je décide de ne plus avoir recours à une quelconque menace de punition mais seulement à la parole : discussions et conciliabules interminables au dortoir. Nous nous donnons des règles, je constitue, avec une cinquantaine de mes propres bouquins, une bibliothèque, je remplace la sonnerie du matin par du Mozart, je commence à demander aux élèves d’écrire... Je découvre progressivement la possibilité d’échapper à l’alternative sévérité/laxisme. Et  lorsque je reçois, en 1972, mon affectation en École Normale d’instituteurs, je rouvre Aïda Vasquez et Fernand Oury : quitte à devoir enseigner la psychopédagogie à de futurs instituteurs, alors que je n’ai aucune idée de ce qui se passe à l’école primaire, autant se renseigner auprès de ceux qui racontent et publient ce qu’ils font. Je peux aussi mesurer le gouffre entre ce que je lis, le fonctionnement des classes « pédagogie institutionnelle–techniques Freinet », et les classes « ordinaires », principalement les classes dites « d’application », où les normaliens sont supposés apprendre leur métier. Et je me dis que le plus simple est peut-être d’essayer de transposer ce que les instituteurs Freinet font avec les enfants : textes libres, imprimerie, conseil, etc. Sauf que justement ces méthodes rendent le travail beaucoup plus complexe que de réciter des manuels de psychologie de l’enfant… Sur la question du « ou bien/ou bien », je découvre, contre certaines idéologies de la non-directivité mal comprise, et contre les partisans de la loi et de l’ordre, que la question est d’abord de savoir ce qui fonde légitimement les règles dans le fonctionnement de la classe, que le pouvoir du maître n’est pas son pouvoir mais celui des règles décidées en commun, que l’effort est au service du plaisir, que l’ordre est au service de la liberté, que la lecture, l’écriture et le calcul sont les outils de tous les autres savoirs et qu’il est absurde d’en faire des apprentissages séparés de ce à quoi ils servent ; et que, donc, en ce qui concerne justement ces apprentissages, tout le travail de l’enseignant consiste en la création de situations (les « circonstances » de Fernand Deligny), ou l’utilisation de celles qui se présentent, dans lesquelles l’enfant pourra découvrir simultanément les plaisirs et les exigences liés à l’acquisition des savoirs : si les savoirs augmentent les pouvoirs, ils peuvent alors prendre sens, et les règles – y compris celles qui peuvent paraître arbitraires, comme celles de l’orthographe – ne sont plus des obstacles mais des points d’appui pour la liberté (d’expression écrite s’agissant de l’orthographe).

Ma deuxième chance fut de rencontrer Francis, et Anne-Marie qui y était directrice, Imbert, au moment de la fusion des deux Écoles Normales de Châteauroux : enfin la mixité dans la formation des maîtres ! Il venait de publier un livre[1] écrit avec, entre autres auteurs, quatre normaliennes qui y racontaient et y analysaient leurs essais d’introduction du « conseil » dans des classes primaires pendant un stage en responsabilité de trois mois. J’y retrouvais mes préoccupations : comment la formation des instituteurs pouvait-elle leur ouvrir des champs pratiques et théoriques qui permettent d’échapper à l’oscillation ? La question centrale était celle de la genèse du pouvoir dans la classe et de l’institution de médiations autorisant le désir et le travail : textes libres, imprimerie, journal scolaire, correspondance, conseil… J’eus aussi la possibilité de travailler dans des classes coopératives : tout à fait fascinant de voir des enfants de six-huit ans travailler librement, organiser jour après jour les emplois du temps et de l’espace, apprendre à décider des activités et des règles, gérer leur budget, apprendre à régler leurs conflits par la parole, dans une atmosphère de curiosité perpétuellement en éveil, de recherche incessante, d’expérimentation et de tâtonnements, dans les activités artistiques, techniques et scientifiques. Si cela était possible avec des enfants « ordinaires » d’un quartier ordinaire, comment alors expliquer l’échec scolaire ? Pourquoi ces méthodes n’étaient-elles pas utilisées partout ?

Mais je ne pouvais cependant m’empêcher d’éprouver une certaine frustration : si je travaillais régulièrement dans les classes primaires, il ne s’agissait pour autant pas de « mes » classes… J’étais toujours en position, soit de quasi-inspection des normaliens (malgré mes ruses s’agissant de leur évaluation) lorsqu’ils y effectuaient leurs stages, soit d’invité par les militants Freinet. Et même si les « cours » à l’École Normale s’inspiraient des « méthodes actives », ils étaient toujours sous-tendus par la future position de « maître », et il m’était toujours difficile d’assumer la position de celui qui dit ce qu’il faut faire avec les enfants en classe sans jamais pouvoir le faire lui-même… Et ce me fut finalement un plaisir de me retrouver en lycée technique, avec « mes » classes. Et comme je l’avais fait avec Oury et Vasquez pour me renseigner sur ce que l’on pouvait faire à l’école primaire, je me suis mis à chercher des témoignages, récits, monographies et analyses de praticiens dans le secondaire. C’est ainsi que j’ai découvert, en 1978, l’autre courant de la pédagogie institutionnelle, par le livre de René Lourau, Analyse institutionnelle et pédagogie, qui était publié depuis 1972. Et c’était évidemment le récit de sa tentative de pédagogie « démocratique » en lycée à Aire-sur-l’Adour qui m’intéressait le plus. D’autant que, l’expérience s’étant déroulée en 1963-64, je me rendais compte que c’était l’année même où je redoublais ma première, et du coup j’avais tendance dans ce récit à m’identifier à tel ou tel des élèves dont Lourau décrivait les attitudes et réactions : dommage ! je n’avais pas rencontré un tel professeur… Nous étions quatre ou cinq de la même classe (en seconde, mes deux premières et la terminale) à nous réunir deux heures chaque semaine à l’aumônerie du lycée pour analyser ce qui se passait dans la classe du point de vue des relations profs-élèves et entre élèves, à nous interroger sur le sens de ce qu’on nous apprenait, la justesse des notes, la justice du régime disciplinaire, la question des orientations. M’en est resté ce schéma essentiel propre à l’action catholique et dont j’ai découvert plus tard qu’il caractérisait aussi l’éducation populaire : voir, juger, agir. Le deuxième temps (« juger »), dès le lycée, prit rapidement une tournure politique, au grand dam de certains (pas tous) aumôniers ou évêques, ce qui nous permit de tenir notre place dans les événements qui allaient précéder, constituer et suivre 1968. Et dès mai 1967, étudiant en philo à Nanterre et maître d’internat au lycée Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie, j’avais pu observer la quasi-émeute lycéenne qui avait failli aboutir au lynchage du proviseur ! La violence à l’école, déjà…

À relire aujourd’hui, plus de trente ans après, le livre de René Lourau, c’est à une redoutable impression de quasi-stagnation de toutes les questions alors posées dans les lycées que je dois faire face. Et pas seulement dans les lycées. L’idée fondatrice, à savoir que, en deçà – ou au-delà ? – des techniques pédagogiques, des sociologies de l’éducation, de l’analyse des idéologies à l’œuvre dans les programmes et manuels, bref de toute la pensée et des pratiques critiques de l’éducation, la nécessaire mise à jour des déterminations institutionnelles qui entérinent le rapport « maître-élèves » comme matrice politique reste plus que jamais un chantier ouvert. D’une certaine manière, l’école se trahit elle-même : le mot même d’élève n’a jamais encore pris son vrai sens – sauf précisément dans quelques-unes des situations décrites et analysées par René Lourau et quelques autres encore aujourd’hui. Quel est ce sens ? Je pars du texte d’un des élèves de René en 1963 :

Cette expérience, menée à un train assez rapide puisqu’en trois mois on en est arrivé presque à son apogée, a été réussie. Elle nous a apporté des éléments capitaux : le sens des responsabilités, la franchise d’opinion, la mise en valeur de soi-même (quand, par exemple, on propose une chose que tout le monde approuve, ce qui prouve que l’on n’est pas un imbécile), la bonne entente entre camarades (car quoi que puissent dire certains, avant l’expérience on ne se réunissait jamais en récréation pour parler d’un sujet commun), le sentiment d’être un maillon formant la chaîne, l’avantage de mieux nous connaître entre copains et de mieux connaître le professeur en égal.

Ce texte clôt le récit de l’expérience, et je ne peux pas ne pas rappeler les deux indications de René Lourau qui l’encadrent : Une opinion individuelle… …celle du dernier de la classe. Et il est vrai qu’à cette époque les élèves étaient classés, et au lycée Alain-Fournier de Bourges, les professeurs revêtaient leurs robes pour la distribution des prix… Voici donc que le dernier de la classe parle de l’égalité avec le professeur, qui, lui, n’est pas classé puisqu’il classe… Ce n’est pas d’abord une question pédagogique que pose la pratique de René Lourau : dans cette classe, les élèves se sont trouvés à traverser une situation micro-politique, où il s’agissait d’exercer, pour ce qu’il en était de leur rayon d’action, un partage du pouvoir. Toutes les situations qui suivront – Nanterre, 1968-1970 – seront une reprise de ce schéma initial : comment vivre la matrice de la classe, du groupe de formation, de sorte que les logiques qui s’y développeront permettront d’en sortir ? La critique décisive du « groupisme », de la clôture pédagogique, trouve ici sa pleine actualité, même si les références historiques ont désormais basculé : ce n’est plus contre la société institutrice que peut se déployer le travail de l’instituteur, de l’instituant contre l’institué. D’autres forces sont désormais à l’œuvre, autrement plus puissantes que celles que décrivait René, parce que l’économique n’a plus besoin d’État. Il n’y a pas et il n’y aura sans doute pas d’écoles « Vivendi », parce que dans la maîtrise et la diffusion des savoirs, des divertissements, des diversités culturelles (sans exceptions !), des jeux, des formations, des recyclages, des encyclopédies, des œuvres, point n’est besoin de lieux spécifiques. Mais le rapport essentiel à la culture sera perdu puisqu’elle sera vendue et non partagée.

Ce que nous dénoncions en 1968 c’était la perversion de l’autorité en pouvoir, de l’obéissance en soumission. Le glissement qui fait inscrire dans l’inconscient institutionnel – le surmoi ? – le rapport hiérarchique – de classe ? – du savoir comme outil de pouvoir, de domination d’un sur d’autres privait de sens le mot même d’élève, puisqu’il ne fallait surtout pas que l’élève s’élève à la maîtrise, faisant disparaître le maître en tant que maître dans l’égalité conquise –, que le mot école prenne enfin son sens de loisir… Tout ceci demeure, certes : les archaïques et les identitaires ont encore de beaux réflexes de survie, héroïques, et dans leurs crispations mêmes précipitent la chute de ce qu’ils prétendent « défendre ». Mais les « pédagogues » ne sont guère mieux lotis, à voir toutes leurs réelles ingéniosités micro-locales détournées et avalées par les puissances réelles qui détruisent la planète : « L’école est finie, cela signifie non seulement la fin du dialogue, de la pédagogie contractuelle, mais la fin de l’institution elle-même, en tant que rouage socialisateur de la société. La réaction actuelle contre les formes nouvelles apparues en 1968 ne saurait être retour pur et simple au passé. L’histoire ne change pas de cours aussi facilement que l’on change de chemise, même si des retournements brusques, des coups de frein presque imprévisibles, semblent nier la dialectique des événements. Le retour à l’institution indiscutée et indiscutable est un fantasme, une superstition passéiste. » Depuis 1971, où ces lignes sont écrites, avons-nous avancé ? Plutôt reculé me semble-t-il, puisque l’école ne serait même plus une institution (où pourrait encore se déployer le combat de l’instituant et de l’institué) mais se réduirait à une organisation bureaucratique des flux d’élèves, machine à trier (Molinier, Dubet), dans laquelle les stratégies consuméristes (Ballion) étoufferaient les savoirs, et où les leçons de morale (rebaptisées apprentissage de la citoyenneté) et le rappel à la loi permettraient la réduction des sauvageons…

La leçon de ce livre de René Lourau ? Que sans inspiration politique la pédagogie est gestion de la misère culturelle, que sans inspiration pédagogique la politique n’est que violence pure, et que sans éthique – et plaisir, au sens d’Épicure, le vieux maître du Jardin – les deux, politique et pédagogie, perdent tout sens humain. Et, au fond, c’est bien cet élève cité plus haut – le dernier de la classe – qui livre la clé permettant d’échapper aussi bien à l’illusion politique qu’à l’illusion pédagogique : « …en trois mois on est arrivé presque à son apogée ». Dans cette expérience presque réussie, s’évitent les pièges de l’achèvement, de la clôture, de la réussite même. Je recommence tout dès que j’entre en classe… pour en sortir, ce à quoi m’invitent les élèves eux-mêmes, traversés qu’ils sont, jusque dans leur chair, dans ces quartiers nord de la Seine-Saint-Denis, par toutes les violences de la planète et de l’histoire.

Un dernier mot : je n’avais jamais eu l’occasion de rencontrer personnellement René Lourau, jusqu’à ce mois de janvier 1997, où, à la suite d’une des péripéties de mes cours qui avait défrayé la chronique, il m’avait écrit que ma réponse à la « devinette » des élèves (« Je suis Sophie mais je ne suis pas Sophie : qui suis-je ? ») était restée platonicienne (« son amoureux ») et que les élèves m’avaient, en me dépouillant des derniers masques de l’institué et de l’idéalisme, brutalement ramené à la réponse cynique (« son chien ») ! Et il m’avait alors invité à parler avec ses étudiants, dans son propre cours… Restent la suspension de la mort, en train (le « train assez rapide » du dernier de la classe…), en transport, en mouvement, et l’inachevé inévitable de l’analyse et de l’action, qui lui donnent un de leur sens : il n’y a pas d’essence de l’école dans le ciel des idées, seulement quelques réponses précaires auxquelles nous oblige chaque petit d’homme qui veut grandir.

 

 

Bernard Defrance,

professeur de philosophie,

lycée Maurice Utrillo, Stains, Seine-Saint-Denis.



[1] Sous la direction de Francis Imbert, Le groupe-classe et ses pouvoirs, Armand Colin, 1973.