J’ai rencontré Pascal Vivet en 1996, à l’occasion de plusieurs journées d’études et il m’avait invité notamment à intervenir dans le cadre du cinquantenaire de l’UNICEF au Petit Carme d’Avon. À l’entendre évoquer plusieurs des situations qu’il avait à traiter, en tant que responsable, pour le Conseil Général de son département, de la cellule de signalement des maltraitances à enfants commises hors le cadre familial et donc principalement en institutions et à l’école, je lui avais demandé d’envisager l’écriture d’un livre de témoignages à partir de son expérience. Et ce livre est finalement paru, après bien des péripéties et précautions nécessaires, sous notre double signature, en septembre 2000 aux éditions Syros, sous le titre : « Violences scolaires, les enfants victimes de violence à l’école ». Pendant la préparation de ce livre, Pascal Vivet avait souhaité un entretien approfondi sur ce qu’il était convenu d’appeler l’affaire du " strip-philo ", mais finalement nous avons choisi de ne pas publier cet entretien dans le livre, parce que cela l’aurait inutilement alourdi. Il y a seulement une allusion concernant les différences de traitement entre les cas dont il avait habituellement à connaître et le mien. On trouvera donc ci-après la transcription complète de cet entretien, que j’ai placé ici parce que cet épisode de mes cours a largement défrayé la chronique et que le lecteur peut donc trouver quelques éclaircissements. Voir aussi la réédition chez Syros du livre Le plaisir d’enseigner, avec une préface de Jean-Toussaint Desanti.

 

Pascal Vivet : Pouvons-nous revenir à ce qui a défrayé la chronique et qui vous a valu des poursuites administratives et judiciaires à la suite de ces jeux de devinette en cours de philosophie ?

Bernard Defrance : C’est assez complexe mais aussi très simple : dans mes classes, il arrive, rarement parce que nous n’en avons pas toujours le temps ou les conditions matérielles, que nous pratiquions des jeux philosophiques destinés à prendre conscience de ce qu’on peut appeler " la violence institutionnelle ", c’est-à-dire de la violence légale des structures dans lesquelles les individus sont pris et qui peut les amener à des comportements violents, qu’ils en soient les acteurs ou les victimes. Il s’agit de jouer la violence, pour la déjouer. Le jeu de la " question " représente, sous forme théâtrale en quelque sorte, la situation très banale du " Untel au tableau ! " où l’interrogation se transforme en interrogatoire, en public. Dans le jeu, on rit, dans la réalité on ne rit plus du tout : j’ai beaucoup de récits de ces humiliations extrêmes provoquées par la mise à nu psychologique de l’interrogation scolaire ou de la mise à nu réelle de l’interrogatoire policier… Dans les récits, contes et mythes, dans les parcours initiatiques, le héros se trouve toujours à devoir répondre à une énigme, et c’est sa vie qui est en jeu : alors, dans ma classe, on n’est pas dévoré par le dragon, le monstre ou le sphinx, on n’est pas non plus le jouet des ironies du professeur ou des moqueries des camarades, mais on se retrouve nu, dans l’état de radicale faiblesse de la naissance ou de la mort. On enlève un vêtement à chaque mauvaise réponse, avec la liberté absolue bien sûr d’interrompre à tout moment la " mise en examen ", la mise à nu…

P.V. : Oui, mais, d’une part vous avez des élèves mineurs dans vos classes, et d’autre part vous savez bien que, étant donnés les rapports professeurs/élèves, y compris au plan de l’inconscient, votre simple proposition de ce jeu était une façon de contraindre vos élèves à s’y confronter sans pouvoir réellement s’y opposer.

B.D. : C’est peut-être justement là l’enjeu du jeu ! Pouvoir dire non, légalement, à un prof ! Dans la quasi-totalité des cas, le jeu s’interrompt avant son issue, du fait soit du joueur, soit de celui qui interroge, soit encore à la demande de n’importe quel spectateur, soit sur mon ordre, et dans ce dernier cas précisément pour casser la pression du groupe. Il ne s’agit pas du tout d’une " méthode pédagogique " qui serait généralisable, il s’agit d’une situation, parmi beaucoup d’autres possibles, qui permet de " toucher ses limites " : les jeunes essaient de s’éprouver eux-mêmes très souvent ainsi dans ce qu’on appelle les " comportements à risques ", et les adultes se contentent d’essayer de réprimer (ou de " soigner ", ce qui est peut-être pire…) au lieu d’assumer la responsabilité de l’organisation de ces initiations, de sorte que les risques n’y soient pas de mort réelle ! Alors deux précisions : en effet, j’ai des élèves mineurs dans mes classes, ils peuvent avoir en terminales de lycée entre seize et vingt ans, et c’est précisément ce qui explique mon " droit de veto " ; mais je l’exercerais aussi bien si je n’avais que des élèves majeurs, ou même des adultes, parce que nous sommes en relation d’autorité pédagogique (c’était la position de l’animateur, lorsque je participais moi-même à des stages dits " de formation de l’acteur ", au tout début de ma carrière) ; deuxième précision : ce n’est jamais moi qui proposais ce jeu, simplement il se trouvait que des élèves, en en ayant entendu parler par des camarades des années précédentes, veuillent s’y éprouver eux-mêmes. Il y a plus de quinze ans maintenant, à l’occasion d’un conflit violent entre une de mes classes et leur professeur d’éducation physique, conflit que nous avions analysé, j’avais raconté ces jeux divers que j’avais pratiqués dans ces stages d’expression théâtrale, et les élèves m’avaient demandé de les y faire jouer1… Et lorsque l’un d’entre eux est allé " jusqu’au bout " du jeu de la question, cela s’est su bien sûr dans d’autres classes et les années suivantes.

P.V. : Je comprends bien que des élèves aient voulu y jouer certes, mais comment avez-vous vous-même accepté d’y jouer ? Puisque c’est cela qui a surtout entraîné les poursuites et les sanctions ?

B.D. : Là aussi, il s’agissait de répondre à une sorte de défi, qui correspond je crois à cette question que tous les adolescents aujourd’hui posent (explicitement ou implicitement) aux adultes : " Ce que vous dites, est-ce que vous le faites ? " Trop souvent, les éducateurs imposent aux enfants ou aux adolescents de respecter des normes qu’ils ne respectent pas eux-mêmes, de se conformer à des exigences qu’ils sont eux-mêmes incapables d’assumer. J’ai essayé de montrer que je pouvais répondre. Je n’y suis pas toujours arrivé, les rires n’annulent pas la peur… La première fois c’était précisément dans cette classe où il y avait eu le conflit avec le prof d’EPS. Le garçon même qui y avait joué la première fois m’avait mis au défi en quelque sorte de jouer moi-même, à l’occasion, deux mois plus tard, d’un cours sur le principe " la loi est la même pour tous " ! C’était donc il y a plus de quinze ans, et de temps en temps, rarement heureusement, j’étais ainsi mis au pied du mur : " Ce que vous dites, vous le faites ? " Ce 30 novembre 1996, paradoxalement peut-être à cause de l’irruption de quelques secondes de la collègue alors que j’avais encore mon caleçon !, je suis allé jusqu’au bout. Très naturellement, un garçon a raconté l’épisode chez lui, et très naturellement aussi ses parents ont demandé quelques explications au proviseur (qui était évidemment au courant, je lui avais offert le livre, publié en 1992 et où je racontais tous les détails de ce jeu2, à son arrivée dans l’établissement). Et au lieu de me permettre d’expliquer aux parents légitimement inquiets (rappelez-vous le climat de l’époque autour des questions de pédophilie !) le sens de ce qui s’était passé, ce proviseur a " ouvert le parapluie " en avertissant directement le recteur, lequel a déclenché les poursuites, sans m’en avertir, c’est-à-dire que lorsqu’il m’a convoqué pour un entretien, le signalement au procureur de la République avait déjà été effectué par l’inspecteur d’académie, et lors de cet entretien le recteur s’est abstenu de m’informer de ce que les poursuites étaient déjà engagées. Et ce n’est que sur la pression de l’administration que cette famille a ensuite porté plainte, pour finir d’ailleurs par se désister. Mais il est vrai que les engagements politiciens de ce recteur était connus… Je dois dire aussi que lorsque le proviseur m’avait fait part, verbalement, de la convocation du recteur – sans non plus m’avertir de ce que les poursuites étaient déjà engagées –, j’ai été pris d’un doute : n’avais-je pas été, pour la première fois depuis quinze ans, insuffisamment vigilant dans mon droit de veto ? Peut-être un élève avait-il réellement été choqué ? C’est ce doute que j’avais exprimé, très naturellement, dans ma lettre aux parents des élèves, écrite alors que j’ignorais tout de la procédure déjà en cours (et que le journal La Marne a ensuite publiée intégralement), de la machination qui s’était montée. Et c’est encore le résultat de ma naïveté à ce moment-là qui a entraîné le fait que, dans son compte-rendu d’audience, quatre mois plus tard, la journaliste du Monde m’a fait dire exactement le contraire de ce que j’avais expliqué ! En pimentant son article de cette " ironie " si particulière à ce journal, laquelle tombe souvent juste, mais parfois aussi complètement à côté… Cet article était d’autant plus nuisible qu’il était publié pendant la période du délibéré et que, il faut tout de même le rappeler, malgré le vaste soutien des organisations syndicales, des associations de parents d’élèves, des mouvements pédagogiques, et aussi de bon nombre de responsables institutionnels (chefs d’établissements, inspecteurs – mais pas de ma discipline ! –, etc.) et de personnalités diverses, je risquais la révocation administrative ou l’interdiction pénale d’exercer ! Je précise aussi que ce n’est évidemment pas moi qui a le premier parlé à la presse : le premier écho radio était sur Radio Courtoisie et le premier article dans Le Figaro, suivez mon regard… Et qu’immédiatement après il y a eu la dépêche de l’agence France-Presse qui a répandu partout l’affaire. Quand j’ai pris connaissance, la veille même de ma convocation devant le conseil de discipline, de l’identité de la famille dont le fils avait raconté l’épisode – j’avais jusque là refusé d’en prendre connaissance, y compris au moment de l’enquête de la brigade des mineurs, pour des raisons déontologiques évidentes, c’est-à-dire que si je devais reprendre ma classe, je ne voulais pas que l’élève dont le récit aux parents était à l’origine de l’affaire sache que je savais que c’était lui –, j’ai découvert alors que c’était précisément cet élève qui avait écrit un texte, le jour même du jeu (je " refroidis " toujours l’ambiance en demandant aux élèves d’écrire sur ce qu’il vient de se passer), où il montrait qu’à l’évidence il n’avait pas du tout été choqué ! Et je précise qu’il était un des rares ce jour-là, alors qu’ils avaient la possibilité de rester anonymes, à signer son texte. Je m’étais demandé, pendant le laps de temps où j’ignorais que les poursuites étaient déjà engagées à l’initiative de l’administration, si ma vigilance avait été mise en défaut, si un élève n’avait pas été choqué sans que je m’en rende compte : ce n’était donc pas le cas… Cela dit, je dois avouer qu’aujourd’hui, et cela non pas d’abord à cause des sanctions, même symboliques, de l’administration ou de la justice, mais surtout parce que je ne tiens pas du tout à repasser par ce " feu médiatique " et à revivre ces moments où on ne sait pas de quoi l’avenir immédiat sera fait, eh bien… nous ne jouons plus à ce jeu-là dans mes classes ! Et on peut parfaitement s’en passer en cours de philo, bien sûr ! Et on s’en passait très bien dans la plupart des classes. J’ai d’ailleurs en quelque sorte " profité " de cette affaire pour demander à être nommé dans un lycée de zone sensible de la Seine-Saint-Denis où j’habite, mutation que j’ai obtenue bien sûr sans difficultés !

P.V. : Tout de même, j’insiste, n’y avait-il pas dans ce jeu une part de provocation, voire d’imprudence réelle, pas forcément pour vous-même mais pour les élèves qui risquaient de ne pas pouvoir exprimer leur éventuel refus du jeu ? Comment pouvez-vous être sûr, en quinze ans, de n’avoir jamais choqué un de vos élèves sans le savoir ?

B.D. : Très difficile de répondre bien sûr à votre question, sans verser dans ce qui serait passablement outrecuidant, l’affirmation qu’on n’a jamais commis d’erreurs ou de fautes… La seule chose que je peux dire est que les refus de poursuivre le jeu, ou même d’y entrer seulement, étaient beaucoup plus fréquents que les rares situations où un élève allait jusqu’au bout ou lorsque moi-même… Et puis ! Si on considère que j’ai commis par ma propre mise à nu une violence condamnable à l’égard des élèves, alors c’est tous les rituels habituels de l’école qui doivent du coup être condamnés ! La violence ordinaire, le mépris, les humiliations, les injustices dans la notation, les décisions arbitraires d’orientation, tout cela est infiniment plus grave que ce que j’ai pu commettre ! Si l’Éducation nationale ou la justice devaient me sanctionner, alors combien d’enseignants pourraient-ils échapper aux poursuites ? J’ai reçu des quantités de témoignages de collègues et de parents relatant des violences subies par leurs élèves ou leurs enfants sans que jamais les rares et timides plaintes n’aboutissent ! Et vous êtes mieux placé que moi pour dire qu’en effet, pendant qu’on amuse la galerie avec mon cas, les violences subies par les enfants et les adolescents continuent à l’école dans le silence et la complicité des responsables. Donc je ne peux absolument pas dire si j’ai ou non choqué un de mes élèves – depuis mes débuts j’en ai quand même vu passer plus de cinq mille ! – mais seulement que c’était la première fois, cette fin d’année 1996, que des parents téléphonaient à mon proviseur pour se plaindre ou s’inquiéter. Je n’ai jamais caché ce qui pouvait parfois se produire dans ma classe, et je l’ai écrit moi-même. Ce qui m’a permis de soulager ma collègue, celle qui était entrée inopinément, qui venait s’excuser auprès de moi de ce qu’elle avait été obligée de témoigner dans l’enquête, en lui expliquant qu’il ne saurait y avoir délation de faits parfaitement publics et connus depuis longtemps, et par mes propres soins…

P.V. : Comment expliquez-vous alors, tout de même, cette condamnation ?

B.D. : L’audience correctionnelle a été conduite de manière tout à fait remarquable : alors que les jeunes ont souvent une image extrêmement négative de la justice, les deux cents personnes qui étaient présentes, dont plus d’une centaine d’élèves et anciens élèves, et leurs parents, ont pu, restant attentifs et silencieux pendant près de cinq heures (pas du tout l’ambiance de " cour de récréation " évoquée par la journaliste du Monde !), assister à une véritable leçon d’instruction civique en direct. Mais, je crois que la juge s’est trouvée prise dans un double lien extrêmement embarrassant : la pure et simple relaxe n’aurait pas manqué d’être interprétée comme une autorisation donnée à n’importe quel imbécile de se " mettre à poil " dans ses classes ! Et dans le climat du moment de sensibilisation extrême aux violences ou atteintes sexuelles commises à l’égard d’enfants, la relaxe me semblait très difficile et la juge risquait de voir le procureur en faire appel. D’autre part, impossible également de vraiment me condamner ! Pour toutes les raisons que je viens d’indiquer, et aussi grâce à l’expertise d’un des plus grands pédopsychiatres français, Stanislaw Tomkiewicz, qui avait déjà expliqué les différences radicales entre mes jeux philosophiques et l’exhibitionnisme devant le conseil de discipline. Et puis j’aurais fait appel bien sûr en cas de condamnation " sérieuse " ! Donc la présidente a fort habilement rapporté toute cette affaire à ses justes proportions en choisissant cette peine symbolique. C’est amusant de constater d’ailleurs que c’est l’article du Figaro rapportant le jugement qui en a le plus justement parlé3. C’est aussi d’ailleurs la même attitude qu’a eu le ministre de l’époque en divisant par deux la sanction administrative proposée par le président du conseil de discipline (qui n’avait pu trancher, les votes s’étant exactement équilibrés) et en distinguant très précisément mon cas d’autres affaires de pédophilie en réponse à l’interpellation d’un député devant l’Assemblée Nationale, lequel prétendait défendre le cas d’un professeur révoqué pour négationisme…

P.V. : On vous a fait aussi le reproche de vous être livré à ces jeux en public, et non pas dans le privé des relations personnelles…

B.D. : Il n’aurait plus manqué que ça ! C’est en privé, là, pour le coup, que j’aurais gravement transgressé l’interdit de l’inceste dans sa dimension pédagogique, y compris avec des élèves majeurs ! La question, par rapport au libellé même de l’article du Code pénal, était en effet de savoir si l’espace de la classe est ou non un espace public. Un sociologue, dont les travaux sur la violence à l’école sont certainement aujourd’hui les plus complets, précieux et utiles, dans une note de son dernier livre4, critique le fait que j’aurais plaidé que la classe n’était pas un lieu public, et que donc mon acte ne tombait pas sous le coup de l’article 222.32. Si je l’avais prétendu – c’était en effet ce que j’avais mis en discussion dans ma première lettre circulaire de demande de soutien –, cette critique aurait été légitime bien sûr : la classe est en effet un espace public, avec un statut spécial, puisque quand j’y travaille avec mes élèves seul l’inspecteur de la discipline peut y pénétrer pour vérifier pédagogiquement mes compétences, et aussi bien sûr n’importe quel citoyen pour porter assistance à personne en danger ou prévenir un désordre quelconque – ce que croyait faire précisément ma collègue, dans une bonne intention donc ! Mais c’est justement parce que la classe est un espace public que mes jeux ne pouvaient laisser place à aucune ambiguïté d’atteinte sexuelle quelconque ! Comment voulez-vous soutenir sérieusement qu’une intention perverse puisse se réaliser ainsi devant vingt-cinq ou trente-cinq élèves, surtout aujourd’hui : ceux qui prétendent le contraire ne peuvent que tout ignorer de ce que sont les lycéens aujourd’hui ! Sans parler du fait que n’importe qui pouvait, matériellement, entrer… Nous étions bien dans le domaine de la représentation, du jeu, au sens anthropologique du mot, et la classe, comme le théâtre, sont bien des lieux publics, ce qui garantit précisément contre les passages à l’acte pervers. C’est d’ailleurs ce qui avait embarrassé la juge, puisque s’il fallait me condamner réellement, alors il faudrait condamner toute représentation de la nudité au théâtre, au cinéma, ou en danse… Bien sûr, cette " représentation " peut être considérée par certains comme subversive, dangereuse ! Subversion, oui, si l’on veut, perversion, non.

P.V. : Avez-vous l’intention de publier un jour les pièces du dossier complet ?

B.D. : Non, impossible ! J’ai reçu plus de trois mille lettres, notamment d’anciens élèves. Aucune lettre injurieuse ni même de coup de téléphone… J’avais été très imprudent, au tout début de l’affaire, en promettant de répondre personnellement à chacun : j’ai été, matériellement, incapable de le faire ! Parce que je me suis trouvé pris, dès la rentrée suivante, par mon nouveau poste dans ce lycée de Seine-Saint-Denis, où j’ai toute la planète dans mes classes, toutes les populations, cultures et religions, ce qui est prodigieusement riche, et me ramène à la situation d’un débutant dans le métier. J’avais d’autant moins de temps que le volume des demandes d’interventions et de conférences n’a fait que croître… plus de deux par semaine scolaire (soixante-dix environ en tout). Et puis, surtout, comment voulez-vous publier ces textes, articles et lettres où on me compare à Diogène, Saint-François ou Socrate ? Pas possible ! Les historiens de la pédagogie s’intéresseront peut-être à mon sort quand je serai mort et ils pourront alors consulter le dossier (il y a quand même déjà eu une thèse !). Pour l’instant, mon cas personnel n’a aucune importance, j’essaie de faire mon métier, je continue à plaider inlassablement pour que l’École respecte dans ses fonctionnements institutionnels les principes élémentaires du droit ; et notamment dans le nouvel engagement que j’ai accepté à la section française de Défense des Enfants International, dont je viens de rédiger le chapitre école du premier rapport sur l’application de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant en France. C’est peut-être cela qui dérange vraiment, et pas du tout mes " jeux " : quand je dis que " nul ne peut être juge et partie " et que je plaide pour l’application de ce principe indiscutable dans l’école, d’une part ce n’est pas moi qui ai inventé ce principe et d’autre part, je ne trouve pas de contradicteurs ! Nos " républicains intégristes " n’aiment pas être pris au mot, au piège de leurs propres principes. Et les seuls qu’on n’a pas entendus au cours de mon affaire étaient précisément les seuls qui auraient pu légitimement intervenir pour contrôler ma pédagogie, les inspecteurs de ma discipline – silence assourdissant ! Et cela d’ailleurs depuis la publication de mon livre, en 1992. Mais il est vrai que l’un d’entre eux, inspecteur général, venait d’être condamné, et pas du tout symboliquement ! à deux mois de prison avec sursis, 15 000 F. d’amende et 25 000 F. de dommages et intérêts, après cinq ans de procédure… pour avoir adressé, pendant des années, des cartes postales obscènes et anonymes à une de ses collègues qui prétendait devenir inspectrice générale ! Ce monsieur a présidé pendant des années le jury de CAPES de philosophie, et comme il n’y a pas de procédures disciplinaires prévues pour les inspecteurs généraux, il est seulement suspendu, jouissant de son traitement, des droits d’auteur que lui valent ses manuels, et de ses loisirs, ses frais d’avocat ayant été pris en charge par le ministère…

P.V. : Oui, c’est ce qui m’avait immédiatement frappé dans votre histoire : la disproportion énorme que je constatais dans l’instruction et les poursuites dont vous étiez l’objet (le procureur a envoyé plus de trois cents lettres recommandées à vos élèves et leurs familles et à vos anciens élèves !) et les difficultés énormes où nous nous débattons dans mon service pour que des enquêtes sérieuses soient menées et faire cesser les violences réelles dont sont victimes encore des enfants à l’école, au collège ou au lycée.

B.D. : Plus de trois cents lettres ? Encore un détail que j’ignorais…

Sammois, octobre 1999.

 

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1 Voir par exemple le récit du " jeu de la bataille " dans Les parents, les profs et l’école, rééd. Syros, 1998, p. 91-93.

2 Le plaisir d’enseigner, édition Quai Voltaire, réédition Syros 1997, avec une préface de Jean-Toussaint Desanti.

3 Marie-Douce Albert, Le Figaro, 19 mai 1997. L’amende était de 2000 F. d’amende… avec sursis ! La sanction administrative a été de trois mois d’exclusion, le président de la commission de discipline avait proposé six mois et le ministre François Bayrou l’a réduit de moitié – ce qui ne s’était encore jamais vu dans les annales de la CAPN nationale.

4 Éric Debarbieux, La violence en milieu scolaire, tome 2 : Le désordre des choses, ESF, 1998.