L’apprentissage de la responsabilité à l’école [1]

 

 

La caractéristique majeure des débats autour de l’école est de tomber dans les logiques binaires de l’exclusion réciproque, des “ ou bien / ou bien ” : ou bien on donne la parole aux élèves en s’imaginant qu’ils pourraient guider les décisions voire les prendre, ou bien il est inacceptable de les consulter puisqu’ils seraient par définition ignorants ; ou bien on ouvre l’école aux “ partenariats ” de toute sorte succombant aux intérêts locaux, ou bien elle doit demeurer sanctuaire hors du siècle voué à la seule culture de l’universel ; ou bien on préserve la gratuité et la transcendance des savoirs, ou bien on les investit dans des simulations pré-professionnelles ; ou bien l’instruction, ou bien l’éducation...

Et en ce qui concerne l’apprentissage des responsabilités à l’école, on retrouve cette oscillation entre deux attitudes extrêmes : ou bien l’enseignant assume seul les responsabilités de l’organisation de la classe, aussi bien dans son agencement matériel que dans les contenus et méthodes d’enseignement – et cette position est massivement majoritaire –, ou bien l’adulte démissionne de ses propres responsabilités au nom d’une “ autogestion ” pédagogique qui ne consiste qu’en simulations pseudo-démocratiques où la loi du plus fort (quels que soient les moyens de cette “ force ”) finit par prévaloir. Cette deuxième attitude est restée et reste très minoritaire ; mais elle agit comme fantasme repoussoir de toute tentative pédagogique qui sort du modèle classique, et les débats se poursuivent à l’infini dans les oppositions en miroir...

Comment permettre l’apprentissage des responsabilités citoyennes à l’école ? Toute la question se résume dans cette tension constitutive de l’éducation : si les enfants (au sens juridique, mineurs jusqu’à 18 ans) sont déjà sujets de droit, ils ne sont cependant pas encore citoyens, au plein sens du terme. Et c’est dans le réglage du temps à l’école que tout se joue : avant d’être un lieu, un espace, l’école est un temps (de “ loisir ”, si on se réfère à l’étymologie !). La confusion entre les logiques spatiales et temporelles affecte la plupart des débats mentionnés ci-dessus : il ne s’agit pas, par exemple, de savoir si l’école doit être fermée (l’idéologie du “ sanctuaire ”...) ou bien ouverte (l’idéologie symétrique du “ partenariat ”...), mais de déterminer les moments où l’école doit être fermée pour qu’elle puisse s’ouvrir. C’est la même complexité dans la classe, où le maître fait taire le bavard pour qu’il puisse parler, enraye l’agitation pour ouvrir à l’action, énonce des interdictions qui apparaîtront donc dans leur efficacité comme autant d’autorisations. Il faudrait ici décrire par le menu le quotidien des classes coopératives [2] : où l’organisation du temps, de l’espace, des groupes, des outils, des accès multiples aux savoirs, se règle dans l’institution du conseil [3], moment où les conflits se verbalisent, se résolvent par la parole, moment de décisions, notées, affichées, remises éventuellement en question au conseil suivant. Le citoyen n’est pas seulement celui qui obéit à la loi, il est aussi celui qui la fait avec les autres citoyens. Et donc c’est à l’école que le futur citoyen peut apprendre non seulement à obéir à la loi mais aussi à la faire avec les autres futurs citoyens, avec l’aide des citoyens de plein exercice que sont les enseignants.

 

En effet la relation entre les enfants et les adultes à l’école est d’une nature radicalement différente de ce qu’elle est dans la famille : aucun enfant ne peut rendre à ses parents ce qu’ils lui ont donné, la vie ; l’égalité est impossible en famille, même si les rapports de dépendance, l’âge venant, peuvent s’inverser... En revanche, à l’école, l’enfant – qu’on désigne par le nom d’élève, précisément pour cette raison – découvre la possibilité d’égaler progressivement le maître dans son expertise et sa science, voire le dépasser. Et donc, la question pédagogique est d’organiser progressivement les conditions de cette égalité, pas seulement dans les savoirs mais aussi dans l’exercice des droits et devoirs citoyens. Cette égalité est de droit à partir de la majorité et même obligatoire : à partir de dix-huit ans, nul n’est censé ignorer la loi [4]. Ce qui, au passage, remet en question, d’une part la manière dont l’institution scolaire (lycées, universités ou “ grandes écoles ”) continue très souvent à traiter en mineurs des citoyens majeurs, et d’autre part, l’absence d’un enseignement du droit et de ses principes fondateurs.

 

Si la question du temps, de la progressivité dans l’accès aux responsabilités, est donc centrale c’est parce que l’école est sans cesse tentée de succomber à la tentation des courts-circuits [5] : cette progressivité est reconnue en ce qui concerne les savoirs, et même souvent caricaturale dans les “ progressions ”, programmes et autres “ référentiels ” qui évacuent dans leurs technicisations didactiques la question du sens et des finalités, mais ignorée en ce qui concerne les comportements, le rapport à la loi c’est-à-dire à autrui. Ce qui aboutit à de multiples incohérences : on exige des enfants qu’ils se comportent à l’école déjà selon les normes adultes (réduites le plus souvent à la simple politesse et à la docilité), mais dans le même temps on leur dénie tout exercice réel de responsabilités (en fournissant, dans les meilleurs des cas, des dérivatifs dans la sphère périphérique des activités diverses inspirées de l’animation socioculturelle), et enfin on se garde bien d’informer sur les droits effectifs avec leurs règles de procédure. La lecture de n’importe quel règlement intérieur permet de constater l’inversion et la séparation entre droits et devoirs : ce qui est premier, ce sont les “ devoirs ”, dont l’énumération concerne le fonctionnement institutionnel, les apprentissages, où les obligations se pervertissent en contraintes et l’obéissance en soumission ; quant aux “ droits ”, ils sont relégués dans la sphère associative, non obligatoire par définition [6], apparaissant du coup comme tout à fait secondaires, énoncés comme des sortes de concessions faites aux principes généraux et généreux des circulaires officielles, réactivés tous les quatre ans au rythme des manifestations lycéennes… Il y a au fond deux manières de ne pas éduquer aux responsabilités citoyennes : de ne donner aucune responsabilité dans la sphère institutionnelle, ou à l’inverse de donner des responsabilités démesurées, ce qui aboutit à l’échec inévitable et permet le retour à l’ordre : « On a essayé ! Ça n’a pas marché... » [7]. Comment sortir des oscillations et de l’impuissance ?

 

Sans doute un principe de bon sens voudrait que dans l’énumération des devoirs nécessaires à la garantie du droit à l’instruction, les différents niveaux de normes soient le plus clairement identifiés et distingués, et qu’on ne mélange pas tout, l’acquisition des savoirs et des compétences avec les comportements par exemple, ou les niveaux de gravité de tels ou tels actes. Le rappel de quelques principes indiscutables pourrait permettre d’éviter les situations où un élève est puni par des retenues pour avoir obtenu une mauvaise note, ou bien se voit infliger un zéro pour son agitation ou le simple oubli d’un livre. Le rappel du principe selon lequel nul ne peut être puni pour un acte ou une attitude qui ne porte strictement tort qu’à lui-même [8] (par exemple le fait de rester ignorant de tel ou tel champ des savoirs : on ne me mettra pas en prison parce que j’ignore les enjeux de la bataille de Marignan, ou les détails de la reproduction des oursins, ni même si je reste analphabète...) pourrait permettre d’éviter que les ignorances soient punies, ce qui détruit l’école dans sa finalité même. La confusion constante, jusque dans les textes officiels, entre punition et sanction est la marque de la confusion de ce qu’on appelle dans le domaine juridique les registres du civil et du pénal : les amendes ne sont pas les dommages et intérêts et réciproquement. Les notes (outil très certainement perfectible !) sont les sanctions (positives ou négatives) d’un niveau de savoir ou de compétences, les punitions (privation provisoire de liberté dans les retenues, par exemple) sont les conséquences de comportements qui nuisent, de quelque manière que ce soit, à autrui [9]. Si ces dispositifs sont inscrits clairement dans le règlement intérieur, je peux alors très bien ne pas être un professeur génial, aux dispositions psychologiques idéales et à l’autorité “ naturelle ”, je sais néanmoins que cette confusion est interdite, de même que je peux ne pas être un très habile conducteur, je sais néanmoins que je dois m’arrêter à un feu rouge.

 

Cette confusion entre punition et sanction se retrouve dans les expressions les plus familières de l’univers scolaire où l’erreur devient une faute et les tâches à accomplir des devoirs à respecter. Dans ces pratiques banalisées, l’école perd son sens et se trouve en contradiction avec elle-même. Si l’école a été créée, c’était – et c’est toujours un impératif pour les 250 millions d’enfants qui, dans le monde, n’y ont toujours pas droit... – précisément pour retirer les enfants du marché du travail (et de la rue). En situation professionnelle je n’ai pas droit à l’erreur, je suis tenu à l’obligation de résultats [10] et une erreur devient effectivement une faute. En revanche, ce qui caractérise l’école, les temps d’apprentissage, est précisément le droit à l’erreur [11] : et donc les ignorances (y compris les représentations mentales fausses, les préjugés) doivent pouvoir s’y révéler et s’y exprimer sans risques. Aucun savoir ne peut d’ailleurs se construire sans la prise de conscience initiale de son ignorance et son expression. Là aussi, la question du temps, c’est-à-dire la prise de conscience progressive de ses responsabilités présentes et futures, la confrontation progressive à l’obligation de résultats (qui est la fonction de formation, non pas directement professionnelle, mais aux exigences de l’insertion professionnelle), est capitale : trop de responsabilités trop tôt (c’est à cela que revient la punition de celui qui “ ne sait pas sa leçon ”) empêche l’acquisition des savoirs et favorisent les “ courts-circuits ” de la devinette de la “ bonne réponse ”, quels que soient les moyens mis à l’obtenir… Des responsabilités, dans la sphère institutionnelle des apprentissages, trop tard, et ce sont les habitus de docilité conformiste ou de refus parfois violents qui se sont installés et qui rendent impossible, ou en tout cas très difficile, la construction des savoirs articulée à celle de la loi.

 

Deux “ petites ” histoires pour illustrer ces propos, et conclure.

Cette classe de CE2 travaille, plusieurs groupes sont attelés à leurs tâches respectives. Deux élèves, ayant achevé leur travail, lisent paisiblement des livres de la bibliothèque, en attendant que les autres terminent. Un élève s’approche de la maîtresse, occupée avec un groupe, et lui demande un renseignement ; réponse : « Tu vois bien que je suis occupée, (regard circulaire) va demander à (l’un des lecteurs), il sait faire, il va t’expliquer. » Mais le lecteur a entendu : « Ah non m’dame ! Il pue ! » Et il est vrai que… (la maîtresse sait vaguement que, dans la famille, en effet...). La réponse morale, “ humanitaire ”, aurait pu être : « Oh ! Ce n’est pas gentil ce que tu viens de dire là ! » il faut se pencher sur ceux qui ont des problèmes, il faut aider ceux qui sont “ défavorisés ” (les démunis !), etc. Non. La réponse est sans appel : « Je ne te demande pas ton avis, tu vas l’aider, et si tu n’es pas content, tu le diras au conseil. » Classe coopérative, pédagogie institutionnelle, le conseil du vendredi de 15 h à 16 h, permet d’exprimer les conflits, et de trouver des solutions. Le principe auquel se réfère la maîtresse est simple : le devoir d’assistance à personne en danger ! Et en effet, il est probable que l’apprentissage de la citoyenneté consiste, entre autres, à apprendre à travailler avec ceux que l’on n’a pas choisis et que, parfois, on ne peut pas “ sentir ”... Au passage, celui qui sait aide celui qui ne sait pas encore et découvre du coup qu’en partageant son savoir, en le donnant, il l’augmente ! [12]

Lundi matin, 8h30, à peine entré pour ces deux heures de philosophie, Hoang, s’installe tête dans les bras sur sa table et... s’endort ! J’empêche ses camarades de le réveiller, ce qui les surprend un peu (j’expliquerai plus tard l’impossibilité de punir pour un comportement qui ne porte tort qu’à soi-même et je rappellerai que Hoang est majeur...), mais je le réveille quand même à 10h30 : il lui faut changer de salle ! Lundi suivant : la scène se reproduit. Avant qu’il ne s’endorme, je le préviens que je le réveillerai un petit quart d’heure avant la fin du cours, pour qu’il prenne le temps d’écrire pourquoi il dort en cours de philo... Ce qu’il commence à faire en effet vers 10h20. À 10h30, il n’a pas fini et promet de rapporter le texte terminé le lundi suivant. Et il revient en effet la semaine suivante avec douze pages : je passe les détails, la naissance et la prime enfance au Viet-Nâm, l’arrivée en France, le décès de la mère, les familles d’accueil, maltraitances diverses, bref, en ce moment précis, le père est en prison, trafic de main d’œuvre clandestine et faux papiers. Hoang s’est trouvé un petit boulot dans une société de gardiennage, il faut bien manger, et du samedi midi au lundi matin, il ne dort que deux ou trois heures... Il ne m’a jamais autorisé à publier son texte, mais il ne s’est plus jamais endormi en philosophie. Mention au bac, admis en maths-sup l’année suivante. Je savais, 1. que je ne pouvais pas “ punir ” (« Foutez-moi la paix, qu’est-ce que ça peut vous f… si j’ai pas mon bac, c’est moi que ça regarde, non ? ») et, 2. que je ne pouvais pas le laisser dormir : non assistance à personne en danger (« De toute façon, le prof, il s’intéressait qu’aux bons, et nous, il nous laissait dormir ou faire les cons au fond. »), puisque je sais le poids éventuel de l’échec scolaire dans les causes de l’exclusion sociale…

 

Les enfants, les adolescents et les jeunes adultes que nous avons aujourd’hui dans nos classes ne savent pas si l’avenir qui les attend sera viable, tout simplement viable [13]. Et dans cette situation où personne n’est capable de prévoir l’avenir à six mois, dans tous les domaines, sociaux, économiques et politiques, où la citoyenneté républicaine est pervertie, pas seulement dans les banlieues en déréliction mais aussi chez les “ décideurs ” aux plus hauts niveaux, où les “ exclus ” commencent à s’organiser dans le refus des fatalités, où les techniques de communication menacent de vider de son sens la communication elle-même, où la planète entière est présente dans nos classes et cours de récréation, où les enjeux éthiques posés par les développements scientifiques et l’emprise des hommes sur les équilibres naturels mettent en question l’avenir même de l’espèce humaine et requiert donc la mobilisation de tous les savoirs, nous savons que, dans chacune de nos classes, il nous est impossible de ne pas chercher à tout mettre en œuvre pour permettre à tous nos élèves de se préparer à faire face à des questions qui ne s’étaient encore jamais posé dans toute l’histoire de l’humanité et dont nous ignorons encore à peu près tout, et qu’il n’est pas question d’en laisser un seul sur le bas côté. Ce n’est pas 80%, c’est 100% de citoyens qui sortent de l’école.

 

Bernard Defrance,

professeur de philosophie,

lycée Maurice Utrillo, Stains (Seine-St-Denis).



[1] Publié, avec quelques coupes, dans Le Monde de l’Éducation, n° de février 1999 ; ici, version complète avec les notes.

[2] René Laffitte, Une journée dans une classe coopérative, Syros, 1985.

[3] Catherine Pochet et Fernand Oury, Qui c’est l’conseil ?, Maspéro, 1979.

[4] La loi, bien sûr, et non les lois : nul ne saurait connaître la totalité des lois, règlements et déontologies qui norment notre existence privée et publique ; mais le citoyen sait qu’il y a de la loi, sait où se renseigner en cas de besoin, et la connaissance de lois particulières est exigée pour exercer une activité ou une responsabilité quelconque (le code de la route, par exemple, pour conduire un véhicule et même se comporter en piéton ordinaire !)

[5] Ne pas s’étonner si de plus en plus d’élèves et d’enseignants semblent “ disjoncter ” !

[6] Aucun livret scolaire ne mentionnera, par exemple, que tel ou tel lycéen s’est occupé d’un club de défense des Droits de l’Homme ou de poésie, pendant deux ou trois ans.

[7] « Quand on vous donne l’autorisation de faire quelque chose, mais à certaines conditions, demandez-vous toujours si, à ces conditions-là, ça vaut vraiment le coup. Il y a des conditions qu’on vous impose uniquement pour vous faire rater. » B.D. Andersen, S. Hansen, J. Hensen, Le petit livre rouge des écoliers et des lycéens, traduction et adaptation française Lonni et Étienne Bolo, CEDIPS, 1970, Lausanne ; petit livre plein de bon sens et de conseils utiles, interdit à l’époque en France par la censure…

[8] À cette seule exception près, dans le droit positif français, de l’usage de drogues illégales : on ne punit plus le suicide ou sa tentative (c’est récent dans notre histoire) mais on continue à punir le suicide ralenti en quoi consiste l’usage, et le seul usage, de drogue...

[9] « L’évaluation constitue la sanction naturelle des manquements à l’étude. En revanche, pour une faute de comportement, un élève ne sera jamais sanctionné par une modification de ses résultats scolaires. » Règlement intérieur de l’Institut Notre-Dame Séminaire de Bastogne (Belgique).

[10] Sauf, très précisément, les professions qui ont affaire à des sujets et non à des objets : avocats, médecins, éducateurs, qui sont tenus seulement à l’obligation, impérative, de moyens.

[11] « On se moque souvent quand quelqu’un fait un ou des fautes en classe, mais c’est en faisant des fautes que l’on apprend. » Marc, 12 ans, élève de cinquième, cité dans La violence à l’école, Syros, 1988 ; cf. également, Jean-Pierre Astolfi, L’erreur, un outil pour enseigner, ESF 1997.

[12] Cf. Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, PUF, et aussi Claire Héber-Suffrin, Les savoirs, la réciprocité et le citoyen, Desclée de Brouwer, 1998.

[13] Francis Imbert, intervention à la Biennale de l’Éducation, 1994.