« Prise de tête ? » [1]

 

à propos de la consultation nationale des lycées

 

 

Il fallait s’y attendre : l’exercice réel, difficile et complexe de la démocratie ne plairait pas à tout le monde ! Dès que se profile la moindre menace de changement, il est tellement plus confortable d’attendre les décisions “ d’en-haut ” pour s’offrir ensuite le plaisir de s’y opposer ! Sans proposer autre chose que le maintien du statu-quo, assorti de l’inévitable couplet sur les “ moyens ”… Si les décisions sont prises sans consultation, on crie à l’autoritarisme. S’il y a consultation, on crie au “ piège ” ! Et ce sont les mêmes dans les deux cas bien sûr… Ce n’est pas nouveau : vieille peur des corporations de se voir désavouées par ceux qu’elles sont supposées représenter, dès lors qu’on donne à tous – ou qu’ils prennent eux-mêmes – les moyens de se faire entendre directement. Vieille peur aussi de paraître s’impliquer dans des décisions dont les effets risqueraient de faire perdre une partie de la clientèle…

 

Il est trop tôt pour dire dans quelle proportion les enseignants sont ou non entrés dans le jeu de la consultation, mais on peut déjà dire que les appels au boycott de la consultation, derrière les masques idéologiques ou corporatistes, révèlent la difficulté, voire l’impuissance à réfléchir, personnellement et collectivement, aux enjeux du siècle à venir en ce qui concerne l’école. Il y a aussi de l’embarras : où, quand et comment, dans notre métier, prenons-nous le temps de réfléchir à ces enjeux et à la manière dont ils pèsent sur nos pratiques quotidiennes, les contenus de l’enseignement et les structures institutionnelles ? Inutile de réfléchir puisque le projet serait déjà tout ficelé et la consultation “ bidon ”… On sait pourtant qu’avec les moyens contemporains d’information, si un tel projet existait, il aurait déjà été divulgué dans ses grandes lignes par les médias – comme cela a été le cas pour tous les précédents ! Il faut croire qu’en haut lieu l’incertitude est réelle… On peut avoir des idées sur ce qui se passe ou devrait se passer au lycée, même en haut lieu ! Mais la multitude des analyses et des propositions ne font pas encore un projet politique, législatif, et la discussion est évidemment grande ouverte. Désolé : mais celui qui refuse d’y participer refuse d’assumer sa propre qualité de citoyen, et court évidemment le risque de se voir imposer les décisions qui seront de toute façon prises par ceux qui ont reçu du suffrage universel mission de les prendre. Et, si j'ai bien tout compris de la situation politique actuelle, grâce à la “ majorité plurielle ”, nous disposons aujourd'hui d'une chance historique, qu'il ne faudrait peut-être pas laisser passer !

 

J’ai appris, dans les classes primaires coopératives, il y a déjà longtemps, qu’à partir d’un certain degré de maturité (reconnu par le groupe-classe et le maître), nul ne pouvait critiquer un dispositif, un comportement, une règle, sans devoir proposer également une solution, et il est extrêmement fréquent dans les conseils de classe en lycée que tel délégué-élève, critiquant timidement tel comportement professoral, se voit sommé de proposer des solutions ! Certains enseignants, citoyens de plein exercice, ne pourraient-ils pas s’appliquer à eux-mêmes la règle qu’ils imposent aux citoyens en devenir que sont les élèves ? Que penser des effets sur les élèves, quant au développement de leur conscience démocratique, du comportement de tel collègue qui, en leur présence, en plein cours, met les questionnaires, qui leur étaient destinés et que le délégué se préparait à distribuer, à la poubelle ? Que l’exercice soit difficile (« Ça prend la tête ! » eh oui ! Sinon, à quoi nous servirait-elle, notre tête ?) est une évidence : mais l’attitude de certains collègues ne peut que renvoyer les élèves à un sentiment d’impuissance et de fatalité déjà largement présent au lycée… Sans doute, ces attitudes restent minoritaires. Mais ça ne console pas ceux qui ont à les subir.

Les lycéens ont répondu, nous dit-on, « avec difficulté » [2] à leur questionnaire. Parbleu ! Le contraire aurait été étonnant ! Voilà qu’on leur demande leur avis ! En ont-ils si souvent l’occasion ? Soumis pour 90% de leur temps de présence au lycée aux mécanismes magistraux de l’ingurgitation des savoirs et de leur régurgitation, de la devinette pseudo-active, de l’interro-couperet, ou se contentant dans les disciplines réputées non rentables de “ taper la discute ” indifférents à ce qui se récite du bureau professoral, comment penser qu’ils puissent, comme ça en une heure, par la grâce d’un questionnaire, donner un avis éclairé et formuler des propositions utilisables ? On sait très bien que l’attitude dominante actuelle des lycéens est commandée par la prudence : et cela d’abord par l’effet d’une structure institutionnelle, sur laquelle il semble bien que se cristallisent toutes les résistances, la confusion des rôles d’enseignant et d’évaluateur. Comment risquer de paraître remettre en question certaines pratiques de ceux qui sont chargés de vous juger ? Et comment avouer qu’on s’ennuie dans certains cours et essayer de formuler des propositions d’autres méthodes de travail sans courir les risques démesurés de l’humiliation, des méprises et du mépris ?

 

Beaucoup d’élèves auront au moins compris par ce questionnaire, notamment sa dernière page, qu’on ne les méprisait pas “ en haut lieu ” et que la difficulté même d’y répondre signifie clairement qu’on ne les prend pas pour des imbéciles ! Et c’est peut-être ici que cette consultation des lycéens fera tout de même entendre enfin des évidences : que personne aujourd’hui ne peut s’approprier les savoirs s’il n’est pas formé aux techniques documentaires, si, ni le temps du travail autonome et d’équipes, ni le temps de l’entraide entre égaux, ni le temps de réinvestir ces savoirs dans des projets mobilisateurs interdisciplinaires ne sont explicitement prévus dans le temps du lycée ; que personne ne peut devenir citoyen, s’il n’a pas accès à la compréhension des principes du droit, par leur connaissance et leur mise en pratique dans les fonctionnements institutionnels, c’est-à-dire le règlement des conflits par la parole et non par les injures ou les coups… Il ne s’agit pas ici de “ rappel à la loi ”, mais d’institution de la loi : le citoyen obéit à la loi parce qu’il la fait avec les autres citoyens. Où l’apprendre, cela, sinon à l’école républicaine ? Et pourquoi ne pas enfin résoudre le sempiternel débat entre examen terminal et contrôle continu en s’inspirant précisément d’un de ces principes du droit qui veut que nul ne peut être juge et partie ? Il y a déjà longtemps que certains [3] ont souligné l’incompatibilité entre les fonctions d’entraîneur et de juge de ses propres élèves (dans les passages de classe, les conseils de classe et d’orientation, les avis portés sur les livrets et dossiers d’inscription en classes préparatoires, etc.), et proposé des solutions praticables et qui, non seulement ne coûteraient rien, mais permettraient même de faire l’économie des milliards engloutis dans la transe annuelle du baccalauréat et qui seraient certainement mieux utilisés ailleurs ! Un contrôle continu en effet, c’est-à-dire des épreuves à intervalles réguliers sur deux ou trois ans (première, terminale), selon des programmes nationaux et des critères d’évaluation communs, à la condition impérative que les correcteurs ne soient pas ceux qui enseignent aux élèves évalués.

 

Ce que cette consultation permettra peut-être enfin de faire aussi comprendre, si j’en juge par les réponses que mes élèves ont bien voulu me communiquer et par ce qu’ils écrivent de leurs propres inquiétudes, habituellement et pas seulement à cette occasion, c’est qu’on ne peut construire un projet de vie, apprendre à tenir compte des contraintes du monde du travail et sans renoncer à ses rêves, si on n’a pas l’expérience des situations réelles, dans lesquelles ses compétences puissent être investies. L’école a retiré les enfants – considérable progrès dont ne bénéficient pas encore 250 millions d’entre eux sur la planète – de la rue et du travail. Mais on peut alors ainsi arriver à l’âge de 18 ans sans avoir jamais vu d’adultes travailler, à part les enseignants… et ceux qui passent la serpillière dans les couloirs ! Beaucoup de nos élèves travaillent dans des “ petits boulots ” [4] : où et quand pourraient-ils, sinon à l’école, réfléchir ces expériences irremplaçables d’autonomie, de reconnaissance sociale, mais aussi d’exploitation et de quasi-esclavage parfois ? Comment réarticuler l’école, le travail et la ville ?

 

Je propose : 1. qu’on crée dans les lycées une instance de médiation, de règlement des conflits et de jugement, 2. qu’on débarrasse les enseignants de l’évaluation de leur propres élèves, et, sans doute à plus long terme, 3. qu’on intègre la seconde au collège [5] d’une part, les lycées et leurs classes préparatoires aux premiers cycles universitaires d’autre part, et 4. qu’on ménage, entre les deux, deux ans d’expériences professionnelles et associatives, en grandeur réelle, dans une multiplicité de situations variées, faisant l’objet de rapports d’évaluation, et qui permettraient peut-être à leur issue de décider en connaissance de cause d’une orientation et de reprendre des études enfin “ motivées ”.

 

À l’heure où personne n’est capable de prévoir l’avenir à six mois, dans tous les domaines, sociaux, économiques et politiques, à l’heure où la citoyenneté républicaine est pervertie, pas seulement dans les banlieues en déréliction mais aussi chez les “ décideurs ” aux niveaux les plus élevés, à l’heure où les exclus commencent à s’organiser dans le refus des fatalités, à l’heure où les techniques de communication menacent de vider de son sens la communication elle-même, à l’heure où la planète entière est présente dans nos classes et cours de récréation, à l’heure où les enjeux éthiques posés par les développements scientifiques et l’emprise des hommes sur les équilibres naturels mettent en question l’avenir même de l’espèce humaine et requiert donc la mobilisation de tous les savoirs, il est parfaitement grotesque de voir de prétendus éducateurs chipoter sur les virgules d’un questionnaire, questionnant la question ( ! ), s’inquiétant de préserver les derniers lambeaux d’une “ maîtrise ” qui leur échappe inéluctablement, refusant l’occasion d’un vaste débat, portant précisément sur les enjeux essentiels de leurs fonctions professionnelles et sur le sens de ce qu’on vient faire au lycée.

 

En étant, pour la première fois avec cette ampleur, ce refus des simplismes et des “ y-a-qu’à ”, tous consultés, les professeurs de lycée ont une occasion unique, exceptionnelle, de témoigner devant l’opinion publique, les parents d’élèves, et surtout leurs propres élèves, de leur degré de conscience civique et professionnelle. Et les débats ouverts dans les lycées, grâce à ce dispositif, ne sont sans doute pas prêts, heureusement, de se refermer. Dans mon établissement, ceux qui ont participé à la réflexion n’étaient pas loin de penser que ces dispositifs exceptionnels devraient devenir ordinaires ! Comment imaginer que cette triple et lourde tâche d’instruction, de formation et d’éducation puisse aujourd’hui être assumée sans que soit inscrite dans les obligations de service les temps nécessaires de concertation et de réflexion entre pairs affrontés aux mêmes défis ? Ce que révèle aussi cette consultation, c’est la considérable soif de paroles libres entre enseignants, sortant de la langue de bois des corporatismes, de l’isolement et du repli disciplinaire, de l’impuissance devant le terrorisme de minuscules groupuscules en salle de professeurs, de la vassalité obséquieuse à l’égard de tel ou tel inspecteur, et aussi du nécessaire soutien réciproque devant les difficultés inévitables à assumer ce triple rôle ordinaire d’adulte, de citoyen et de savant que nous demandent de tenir les adolescents aujourd’hui.

Le 25 janvier 1998,

Bernard Defrance,

professeur de philosophie au lycée Maurice Utrillo de Stains (Seine-St-Denis),

auteur, avec ses élèves, de La planète lycéenne, aux éditions Syros.



[1] Publié dans l'Humanité-Hebdo, 12 mars 1998.

[2] Le Monde, 24 janvier 1998.

[3] Patrice Ranjard, Les enseignants persécutés, Robert Jauze éd., 1984.

[4] cf. Robert Ballion, Les Lycéens et leurs petits boulots, Hachette-Éducation.

[5] Lequel devrait être raccroché à l’école primaire dans le cadre d’une école fondamentale et obligatoire, par le passage progressif de la polyvalence à la monovalence de l’enseignant, entre autres dispositifs…