Perplexité d’un professeur… [1]

 

 

 

Je suis à la fois perplexe et très content : professeur de philosophie, me voilà donc chargé dès la prochaine rentrée d’enseigner la “ morale civique ”, à raison d’une heure par semaine en première[2]. Est-il bien prudent, en ces temps d’incertitude sur les valeurs, d’inviter les jeunes à réfléchir de manière critique sur les principes même de la morale ? Qu’est-ce que le bien et le mal ? Qui en décide et comment ? Y a-t-il, dans nos sociétés, consensus sur ces questions ? Qui, en ces matières, peut se croire autorisé à fixer un programme ? Y aura-t-il un examen ? Ma perplexité redouble quand mes élèves actuels me font gentiment remarquer que je “ plane ” complètement à leur expliquer que la loi est la même pour tous, et de me citer des exemples abondants, par exemple celui de tel président de conseil général, non poursuivi sous prétexte qu’il va rembourser ses détournements de fonds publics, alors qu’ils seront, eux, poursuivis et condamnés à essayer dérisoirement d’arrondir leurs fins de mois dans divers petits trafics.

Ma perplexité s’accroît encore lorsque je constate que le fonctionnement ordinaire de l’école contredit les principes élémentaires du droit : lorsque j’explique que nul ne peut être puni pour un acte qu’il n’a pas commis, ils me racontent que, justement dans le cours précédent, sous prétexte de bavardages incessants, le professeur vient de décider d’infliger une heure de colle à toute la classe. Il est vrai aussi que certains rigolent beaucoup moins quand je leur explique que, en cas d’une même infraction au règlement intérieur, les majeurs devraient être punis plus sévèrement que les mineurs… Mais lorsque j’explique que nul ne peut être juge et partie, ils me font remarquer, là aussi très gentiment, que ce sont ceux qui sont chargés de les enseigner qui jugent ensuite des résultats de cet enseignement, et qu’il est beaucoup plus important de deviner ce que le professeur attend que d’obéir aux exigences complexes de la construction des savoirs. Là aussi, comment leur faire comprendre la contradiction essentielle entre la soumission et l’obéissance ? Et comment faire comprendre à mes collègues la contradiction, tout aussi essentielle, entre l’imposition du pouvoir et l’exercice de l’autorité ?

Je suis aussi très content ! En raison même de ces perplexités ! Je vois bien le travail que nous allons pouvoir mener à la faveur de cette heure de “ morale civique ”, à commencer par des études de cas précis, se rapportant à leurs propres expériences de citoyenneté. Mais le ministre a-t-il bien mesuré les conséquences ? Par exemple à l’égard du collègue qui vient de donner cette punition collective ? Et comment vais-je pouvoir désormais évaluer mes élèves ? Comment enseigner la morale civique tout en refusant qu’elle s’applique à soi-même et s’inscrive dans les règlements ? Si nous enseignons les principes élémentaires du droit, les règles fondatrices du vivre ensemble en société, c’est bien dans l’espoir que les comportements présents et futurs de nos élèves s’y conforment, non ?

1986, 1990, 1994… Il semble que tous les quatre ans – au rythme du renouvellement d’une génération – les lycéens soient pris du désir de montrer, au moins une fois dans leur existence, collectivement et dans la rue, qu’ils pourraient peut-être ne pas subir, c’est-à-dire essayer d’agir en citoyens… Prochain rendez-vous en 1998. [3]

Bernard Defrance,

professeur de philosophie,

lycée Maurice Utrillo, Stains (93).



[1] Paru dans Libération, 8 janvier 1998.

[2] Encore un de ces nombreux projets passés aux oubliettes… (note de novembre 1998).

[3] Et bien sûr, en octobre, les lycéens étaient dans la rue… (note de novembre 1998).