La construction de la loi au lycée [1]

 

 

 

 

La caractéristique principale des actions menées en lycée en vue de l’apprentissage de la citoyenneté est qu’elles concernent généralement ce qu’on pourrait appeler des fonctions “ périphériques ” par rapport à la fonction centrale du lycée qui est de préparer l’obtention du baccalauréat : les textes officiels qui autorisent les lycéens à constituer des associations, publier des journaux, animer des clubs, prendre diverses responsabilités, sont abondants. En revanche peu de lycéens se saisissent de ces droits. Sans doute savent-ils que leur exercice est tout à fait secondaire par rapport aux enjeux de ce que l’on vient faire au lycée : essayer, par le “ sésame ” du bac, de s’ouvrir plus de chances de poursuivre des études, d’obtenir un diplôme supérieur, et donc d’échapper aux fatalités du chômage. Et le livret scolaire d’un élève ne mentionnera pas, par exemple, qu’il s’est occupé d’animer un club de poésie ou de défense des droits de l’homme… Et d’ailleurs, puisque l’essentiel de l’évaluation se réduit encore à la notation, comment pourrait-on “ noter ” de telles activités ?

Or, pour les lycéens qui s’y engagent, il s’agit bien là d’occasions de prises de responsabilités, de développement des capacités d’initiatives, de compréhension des exigences de la vie associative et démocratique, c’est-à-dire, dans les rapports à autrui, de l’articulation des droits et des devoirs – sans parler du développement de qualités peu sollicitées dans l’enseignement proprement dit : imagination, créativité, travail d’équipe, conduite à leur terme de projets personnels et collectifs. Ce qui a un rapport évident avec la citoyenneté. Ce n’est certes pas une règle générale – voilà un sujet d’enquête pour les sociologues ! –, mais assez souvent, il semble que les lycéens qui prennent ces initiatives vivent des tensions entre les exigences proprement scolaires et la réalisation de ces projets, et manifestent des tendances au non conformisme scolaire et social. On se souvient de ce célèbre film [2] où le drame se noue à partir du moment où, entrant en dernière année, le héros principal se voit signifier par son père l’interdiction de s’occuper du journal de l’institution, puis de jouer un rôle dans une pièce de théâtre : tout ceci ne compte pas pour l’obtention du diplôme ! C’est une des analyses possibles du film : le heurt des logiques institutionnelles et associatives ; les “ associations ” pouvant être tolérées par l’institution (le journal, le théâtre), ou clandestines (les réunions nocturnes à la grotte), mais se situant en tout cas en opposition aux normes scolaires ou au conformisme familial. La contradiction aboutira au suicide du héros, à l’expulsion d’un élève et du professeur – lequel s’est révélé incapable de déclencher la “ motivation ” de ses élèves autrement qu’en jouant des registres de la séduction, incapable de protéger le héros, par exemple en convoquant le père pour lui signifier que le rôle joué par son fils au théâtre serait “ évalué ” scolairement ! C’est-à-dire en réintroduisant par une sorte de subterfuge la logique institutionnelle dans la logique associative, subterfuge qui trouverait ici sa justification dans l’urgence [3].

L’éducation à la citoyenneté apparaît bien le plus souvent au lycée comme un “ à-côté ” secondaire, juxtaposé aux apprentissages disciplinaires, voire en contradiction avec. Il est significatif de constater que dans les règlements intérieurs, très généralement, l’énumération des “ droits ” des lycéens porte précisément sur les activités associatives (clubs, journaux, etc.), non obligatoires par définition, tandis que l’énumération des “ devoirs ” porte sur les exigences institutionnelles liées aux apprentissages (à commencer par l’obligation de présence aux cours). D’un côté les activités autonomes, non obligatoires, et de l’autre, les activités contraintes, hétéronomes. Si bien que se constitue une séparation nette entre l’accessoire (les droits) et l’essentiel (les devoirs – le même mot signifiant les normes de comportement et les tâches scolaires). Cette coupure remonte loin : à la naissance même de la démocratie, puisque l’on sait que chez les grecs l’exercice des responsabilités politiques suppose le loisir, la scholè, et que le citoyen libre ne “ travaille ” pas. Encore aujourd’hui, toutes proportions gardées, les responsabilités associatives et politiques ne peuvent s’exercer qu’en dehors du temps de travail, ce qui explique la sur-représentation chez les élus des professions libérales ou des salariés qui peuvent relativement maîtriser leur temps de travail (les enseignants, par exemple…). De même retrouvera-t-on au lycée – à vérifier par nos sociologues ! –, dans les activités associatives, beaucoup plus d’élèves des séries générales que des séries technologiques : pas seulement pour des raisons d’ordre culturel mais aussi tout simplement parce que les horaires sont plus lourds dans les filières technologiques et professionnelles qu’en séries générales.

Ce clivage entre les sphères de l’autonomie et de l’hétéronomie se justifierait par le fait que l’autorité de la vérité, de la science, ou de la compétence, ne saurait se discuter démocratiquement : « On ne peut pas discuter avec un prof ! », puisqu’il est savant et l’élève ignorant… Ce qui explique que l’autre aspect de la formation à la citoyenneté, qui fait de plus en plus l’objet d’efforts importants de la part des conseillers d’éducation, l’exercice de la fonction de délégué, n’aboutit le plus souvent qu’à une caricature de la représentation démocratique. Puisque le nœud de cette fonction est la participation aux conseils de classe et qu’il s’agit du moment institutionnel où sont jugés les élèves par leurs propres professeurs, au nom de l’expertise qu’ils détiennent, comment intervenir, sinon pour solliciter (poliment) l’indulgence en faveur de camarades rencontrant des “ problèmes ” personnels quelconques ? La tâche du délégué de classe est une tâche impossible : celle d’un avocat qui demande les circonstances atténuantes… Elle montre la confusion qui règne généralement dans les conseils de classe : s’agit-il de valider le niveau de compétences atteint par un élève à un moment donné ? Alors les considérations personnelles, pseudo-psychologiques ou familiales n’ont pas à intervenir dans cette validation, sans parler des graves infractions à la déontologie la plus élémentaire qui voient parfois la vie privée des élèves étalée au grand jour. Ou bien s’agit-il d’une évaluation pédagogique interne au travail de la classe ? Alors ces évaluations doivent être réciproques, mettre en cause aussi bien les comportements des élèves que celui des professeurs, viser des améliorations du fonctionnement de la classe et, évidemment, ne pas être portées sur des bulletins ou livrets qui seront quasiment rendus publics et détermineront les décisions d’orientation ou influenceront les jurys d’examen.

Plus grave encore parce qu’elle touche l’école dans sa fonction première, la deuxième conséquence de ce clivage entre la loi et les savoirs est de dénaturer les savoirs eux-mêmes. Pour faire vite, on pourrait dire que le cours magistral (y compris dans les déguisements pseudo-dialogués de la “ devinette ”) est fait pour ne pas transmettre les savoirs, en interdire l’appropriation par le plus grand nombre : il maintient une structure, non pas de transmission, mais de révélation, au sens religieux du terme (ne pas s’étonner s’il y a “ peu d’élus ” !). Or, l’art, la science et la philosophie supposent aussi le loisir, c’est-à-dire la suspension de l’obligation de résultats. Pour s’en tenir aux sciences, leur apprentissage exige d’en passer par le doute, l’incertitude, la discutabilité, la réfutabilité : l’ouverture des savoirs, inachevés et inachevables, entre en contradiction avec les prétentions de clôture incarnées dans le “ programme ” en vue de l’examen.

 

Le plus difficile à comprendre dans l’analyse de ce qui se passe quotidiennement au lycée –  mais cela commence bien avant, dès l’école maternelle… – est la  simultanéité de deux processus apparemment contradic-toires, en réalité étroitement liés : d’une part, la séparation, le clivage entre l’apprentissage des savoirs et celui du “ vivre ensemble ”, qui fait que le plus instruit peut aussi être le plus “ immoral ”, et, d’autre part, la confusion de ce qu’on appellerait en termes juridiques les registres civil et pénal, qui fait qu’une note basse devient mauvaise, une tâche à accomplir un devoir, et une sanction une punition. Dès lors, la libido dominandi (la “ frime ”, les jeux de prestance, jusqu’aux plus hauts niveaux de la science…) peut trouver à s’investir dans la “ réussite ” scolaire, qui risque de ne se conquérir qu’au prix de la négation de l’autre, ce qui pervertit doublement les savoirs et la citoyenneté. Cette confusion-séparation s’oppose à la nécessaire distinction-articulation des savoirs et de la loi que l’école a pour tâche précisément d’instituer dans ses fonctionnements les plus ordinaires et quotidiens. Difficile, évidemment ! D’autant que cette complexité se double d’une deuxième exigence, celle de considérer l’enfant comme sujet de droit, sans pour autant le traiter prématurément en citoyen : le travail pédagogique se définit précisément par ce travail du temps, cette tension entre le déjà (sujet de droit) et le pas encore (citoyen) qui définit le statut d’élève, et c’est à nier le temps (« tuer le temps… », « surtout pas d’histoires… ») que s’emploient les logiques de la violence institutionnelle et de son image inversée dans certaines tentatives de pédagogies “ libertaires ” ou dites prétendument non-directives. Où l’on retrouve ici la double et symétrique “ aliénation religieuse ” (au sens anthropologique de l’adjectif) dans l’hypostasie de l’état présent (ou plutôt passé idéal-mythique – voir nos “ intégristes républicains ”) de l’institution, ou dans le “ tout tout-de-suite ” eschatologique négateur de l’histoire.

 

Ces tentations de la négation du temps se retrouvent dans un troisième niveau de complexité, celui par lequel, devant les risques de l’imprévisibilité, s’instaure la réduction du temps, précisément, à l’espace. Déjà visible dans les fausses clôtures du programme et de l’examen, qui visent à transformer l’avenir en passé et ainsi faire échapper cet avenir aux risques de la liberté en l’écrivant (l’écriture permet le passage de la pensée du temps à l’espace), on retrouve cette confusion entre les logiques spatiales et temporelles dans la plupart des pseudo-débats qui agitent les plus grands esprits ; par exemple, sur l’oscillation entre ouverture et fermeture : la question ne se règle pas par les clôtures ou ouvertures spatiales mais par l’institution des moments où l’école doit être fermée et ceux où elle doit s’ouvrir ; si l’école doit être fermée c’est pour qu’elle puisse s’ouvrir. De même cette confusion entre l’espace et le temps est-elle à l’origine de la confusion entre la règle qui détermine l’usage des lieux et la loi qui interdit les comportements régressifs pour ouvrir les voies de la liberté (citoyenne) : dans la classe, je fais taire le bavard pour qu’il puisse parler.

 

La question centrale est donc bien d’instituer dans le travail pédagogique l’articulation entre la construction des savoirs et celle de la loi. Et cela va bien au-delà de l’instauration (ou de la restauration…) de l’éducation civique, de “ l’heure de morale civique ” en classe de première. Ces mesures ne seront que des “ gadgets ” supplémentaires, signe de la peur des responsables – à tous les niveaux, du ministre au professeur – devant la montée des “ incivilités ”, c’est-à-dire du simple fait que les élèves persistent à bavarder sans s’occuper de ce que l’enseignant récite de son bureau. Si l’on souhaite former à la citoyenneté cela suppose la mise en pratique de la loi dans les fonctionnements centraux de la classe, de l’école. À commencer par les principes élémentaires du droit qui restent trop souvent bafoués dans la pratique quotidienne : la loi est la même pour tous, un majeur est plus sévèrement puni qu’un mineur pour une même infraction, nul ne peut se faire justice à soi-même, nul ne peut être juge et partie. J’ai déjà développé ailleurs [4] les conséquences en terme de transformations des fonctionnements institutionnels qu’entraînerait une telle mise en application des principes élémentaires du droit. Il en va de la structuration des savoirs, du rapport à l’autre, de la création [5] de l’universel et finalement de l’émergence du sujet autonome dans l’acte éducatif.

 

Bernard Defrance.



[1] Paru dans Partie Prenante, bulletin des Équipes Enseignantes, n° 1, année 1997-98.

[2] Peter Weir, Le Cercle des poètes disparus.

[3] Mais, évidemment, il n’y aurait plus de film, commercial, dans ce cas…

[4] Voir notamment Sanctions et discipline à l’école, Syros, 1993, la conclusion de La planète lycéenne, Syros, 1996, et aussi le texte de la conférence introductive au forum Écolo : “ L’École : un lieu de non-droit ” Université de Liège, 11 mars 1995, dans le Journal du Droit des Jeunes, n° 147, septembre 1995.

[5] Au sens de Cornélius Castoriadis, Fait et à faire, les Carrefours du labyrinthe V, Le Seuil, 1997.