Violence à l’école ou violence de l’école ? [1]

 

 

 

La question de la violence à l’école ou autour de l’école a tendance aujourd’hui à occulter des problèmes beaucoup plus quotidiens vécus par bon nombre de collègues dans leurs classes, qui ne peuvent pas donner lieu à “ médiatisation ” et qui sont cependant destructeurs des personnes en empêchant tout bonnement qu’il puisse y avoir enseignement, transmission et construction des savoirs. La focalisation sur quelques faits divers, heureusement assez rares, cache des situations beaucoup plus banales, des comportements devenus ordinaires, qui ne touchent pas seulement les “ zones sensibles ” mais affectent un très large ensemble de classes et d’établissements : les “ incivilités ” quotidiennes dans les collèges, l’absentéisme dans les lycées, la démission larvée de bon nombre de collègues fatigués qui ne croient plus en leur propre mission. Nous nous heurtons en effet à une perte encore discrète mais massive de sens. Pas seulement chez les élèves, parfaitement conscients de l’effondrement des “ grands récits ” et de l’illusion selon laquelle les générations suivantes devaient, par une sorte de fatalité progressive inéluctable, vivre mieux que les précédentes, mais aussi chez bon nombre de collègues, affectés dans leurs expertises mêmes, ne pouvant même plus se replier sur leurs disciplines, leurs énergies se volatilisant à faire asseoir les élèves et s’interrompre les conversations, les flirts ou les disputes – parfois les bagarres – de couloirs et de récrés. Combien d’excellents savants ou d’éminents philosophes parlent pour le premier rang pendant que le reste de la classe bavarde, “ tape le carton ”, lit diverses revues ou recopie le devoir à rendre à l’heure suivante sur celui du copain – par exemple fils d’enseignants – qui s’est dévoué pour le faire ? Il y a des classes où s’est institué un “ roulement ”, une répartition des tâches… un peu à la manière dont, il n’y a pas si longtemps, le commandant d’une prestigieuse école militaire avait institué un tour de garde pour que le célèbre philosophe qui venait y dispenser ses lumières puisse avoir au moins deux auditeurs. Certes le phénomène n’est pas nouveau. Mais il prend aujourd’hui une extension massive et touche les secteurs les plus protégés de notre système éducatif : “ ils ” bavardent, grouillent, “ ne sont pas motivés ”, n’ont jamais leurs affaires, se haïssent de groupes à groupes et ne m’écoutent pas. Danger : je me mets à les mépriser, me réfugiant parfois dans la poursuite d’une thèse éternellement inachevée, ou dans la recherche d’une promotion (direction, inspection, détachements divers) qui m’évitera le face-à-face…

 

Et la première violence à ou de l’école réside peut-être justement là : dans ce face-à-face institutionnel qui met en présence dans un lieu clos un adulte – ni plus ni moins apte à “ la relation ” que n’importe quel autre – et vingt ou trente enfants, adolescents ou jeunes adultes placés là, de trois à dix-huit ans, sans qu’on leur demande leur avis, qui ne savent pas si l’avenir qui les attend sera viable ou non, et qui sollicitent l’enseignant au plus profond de sa propre immaturité relative. Soupçon silencieux : ce professeur de musique, est-il lui-même musicien ? Ce professeur d’électricité, pourrait-il gagner sa vie comme électricien ? Ce commentateur subtil de Baudelaire, pourrait-il lui-même écrire un poème ? Ce professeur de n’importe quelle discipline qui m’explique que je ne dois pas répondre par le coup de poing à l’injure, c’est-à-dire me faire justice à moi-même, s’applique-t-il à lui-même ce principe quand il me punit pour insolence ? Autrement dit : « Ce que vous dites, vous le faites ? »

 

En ce lieu clos, sans témoin, la toute-puissance de l’adulte (le ministre en personne ne peut pas me faire changer la note que je mets sur une copie) peut se résoudre en impuissance radicale : je peux toujours essayer d’obtenir la soumission, je n’obtiens plus l’obéissance. Je peux toujours essayer de réduire les violents par le rappel à la loi, cette “ loi ” n’est pas la loi, puisqu’elle s’impose au lieu de s’instituer.

 

Redonner du sens à l’école [2] paraît en effet la tâche primordiale, encore une fois pas seulement là où la perte de sens est évidente, dans les banlieues en déréliction, mais aussi là où elle est silencieuse, dans la grande majorité des établissements et des classes qui semblent fonctionner normalement. Sans doute l’école républicaine, ayant franchi la première étape de son développement en fournissant à tous les enfants la possibilité de s’instruire (ce qui ne signifie pas que tous s’en saisissent…), a désormais une deuxième étape à franchir, un deuxième pari à réussir, celui de l’éducation à la citoyenneté, pour tous : à partir de dix-huit ans, nul n’est censé ignorer la loi, et si le citoyen obéit à la loi c’est parce qu’il la fait avec les autres citoyens. Il est paradoxal de constater que si l’école offre à peu près la totalité des savoirs, le seul qu’elle n’offre pas est précisément celui du droit, dans ses principes élémentaires au moins qui permettent au citoyen d’exercer ses responsabilités [3]. Et pour satisfaire à cette exigence, les “ cours et discours ” ne suffisent évidemment pas. Si on ne veut pas se contenter d’imposer la loi mais si on veut l’instituer, alors il s’agit de la mettre en pratique dans les fonctionnements institutionnels eux-mêmes, de la classe, de l’établissement. Il ne suffit pas de connaître la loi : ce sont précisément ceux qui la contournent ou la transgressent qui la connaissent généralement le mieux… On peut toujours par le rappel à la loi " réduire " les voyous de banlieue, mais l’éducation à la citoyenneté concerne tout le monde : réussir à l’école, chercher à obtenir le diplôme qui permettra de s’inscrire de la manière la plus élevée possible dans les hiérarchies sociales, peut permettre de satisfaire sa libido dominandi de manière plus efficace que par la violence manifeste ou les courts-circuits de la délinquance ordinaire, et rien ne distingue alors, du point de vue moral, le délinquant du gagneur. Celui qui impose son pouvoir aux autres, quels que soient les moyens qu’il utilise, directs ou détournés, est hors la loi. En régime démocratique je ne peux obéir ou commander qu’à mes égaux, sous réserves de la rationalité et/ou de la moralité de l’ordre donné ou reçu. Certes l’école n’est pas un espace démocratique, elle est un temps d’apprentissage de la démocratie [4] : si les enfants sont déjà sujets de droit, ils ne sont pas encore citoyens. Mais c’est précisément parce qu’ils ont – de manière non facultative – à le devenir, que l’école doit leur permettre de faire l’expérience progressive de la distinction des pouvoirs qui caractérise le régime démocratique.

 

Or, dans le fonctionnement institutionnel actuel de la classe, l’enseignant assume encore la totalité des pouvoirs et, face à l’effritement du sens, à la déliquescence des comportements, je peux être tenté en effet (d’essayer) d’imposer mon pouvoir sur le groupe, de manière apparemment plus “ économique ”, plutôt que d’instituer les conditions qui me permettront d’exercer mon autorité dans ce groupe. Ainsi, les moyens mêmes qui semblent nécessaires pour que les conditions de l’apprentissage soient réunies, c’est-à-dire l’établissement (ou le rétablissement) de l’ordre, vont précisément empêcher ces mêmes apprentissages, empêcher que les informations se construisent en savoirs, les savoirs en connaissances et les connaissances en culture. Du côté de l’élève, apprenti citoyen, soumission et obéissance sont incompatibles, de même que du côté du maître, citoyen en exercice, pouvoir et autorité sont contradictoires : « Il n’y a de vérité qu’en dehors de tout pouvoir. Que la possession de telle science, que la rétention de telle information vous assure quelque dominance, jetez vite à la poubelle cette enflure de violence (…). Sans partage pas de formation, car alors, le savoir continue le pouvoir et la science la violence, en prolongeant l’échelle bestiale de la hiérarchie, par des moyens tout semblables à la force (…). Le maître peut donc exercer sa maîtrise sur les objets de son art ou de son expertise, jamais sur les autres hommes, élèves ou autres : sinon rien ne le distingue d’un gangster. » [5]

 

Dans l’ordinaire de la classe les confusions sont multiples entre les exigences liées à la complexité des savoirs, des techniques ou des arts, et les exigences liées au “ vivre ensemble ” entre individus qui ne se sont pas choisis mutuellement et qui doivent cependant apprendre à coopérer. De même la sanction des compétences acquises (par exemple la notation) est-elle fréquemment utilisée comme punition ou les punitions concernant des comportements perturbateurs sont-elles fréquemment utilisées pour sanctionner des manquements dans les acquisitions de savoirs. Il s’agit là de confusions entre les registres de ce qu’on appellerait dans la sphère juridique les procédures civiles et pénales : la punition n’est pas la sanction et réciproquement. Ce sont ces confusions qui font que l’erreur devient une faute, que les travaux à accomplir deviennent des devoirs… et que l’élève risque d’être puni pour ses ignorances. Or, précisément, ce qui définit l’école dans son essence même est qu’elle est la première société dans laquelle on place l’enfant pour qu’il y comble ses ignorances, et qu’elle est aussi la dernière société dans laquelle il a encore droit à l’ignorance : l’école a justement été créée pour soustraire l’enfant à l’obligation de résultats en vigueur dans la vie professionnelle, où, là, exceptées les professions (avocat, médecin, éducateur) qui ont affaire à des sujets et qui ne sont soumises qu’à l’obligation – impérative – de moyens [6], la responsabilité équivaut à la culpabilité.

 

Exigence dès lors radicale : pour (re)construire le sens de mon travail professionnel, pour exercer l’autorité (au sens où l’on dit que tel expert “ fait autorité ” dans son domaine) dont je suis investi, je dois consentir à la perte de ce pouvoir “ un ”, non séparé, d’essence religieuse (au sens anthropologique de l’adjectif) ; si nul ne peut être juge et partie, alors je ne peux à la fois enseigner et juger des résultats de cet enseignement, si nul ne peut se faire justice à lui-même, alors je ne peux punir moi-même l’élève qui m’aurait porté tort. Ce qui suppose que la validation des savoirs acquis soit effectuée par d’autres “ experts ” que ceux qui enseignent à l’élève, et que soit instituée une instance de jugement indépendante des acteurs en cause pour le règlement des litiges ou la punition des infractions au règlement intérieur de l’établissement. Il ne peut pas y avoir éducation du citoyen – seule réponse possible à la violence – en dehors de la mise en œuvre progressive des principes élémentaires du droit.

 

Soit, pour conclure provisoirement, une illustration concrète de ces principes : ai-je le droit ou non de punir l’élève qui, par exemple, dort sur sa table pendant le cours ou n’effectue pas les tâches nécessaires pour qu’il s’instruise ? La réponse à cette question est structurée par deux principes du droit : d’une part, si je reste indifférent au fait que l’élève ne s’intéresse pas aux contenus enseignés, si je replie mon action vers ceux qui sont déjà “ motivés ”, laissant les dormeurs dormir par exemple, ou faire autre chose que ce pour quoi ils sont à l’école, je suis coupable de non assistance à personne en danger, puisque je connais les conséquences sociales et humaines de l’échec scolaire ; dans cette première attitude, souvent relevée dans les critiques des (anciens) élèves pour peu qu’elles puissent s’exprimer… (« Il ne s’intéressait qu’aux bons élèves… »), je renonce à ce qui fait l’essentiel de mon métier, c’est-à-dire précisément motiver les non motivés ! Mais je ne peux pas non plus punir l’élève en question pour le motif qu’il dort sur sa table, parce qu’un autre principe du droit interdit de mettre en cause un individu pour un comportement qui ne porte tort qu’à lui-même [7]. Pouvant alors, grâce à ces deux principes du droit – indiscutables – éviter les pièges du “ pouvoir ”, c’est-à-dire des courts-circuits de la violence institutionnelle en soumettant l’élève à la coercition ou au chantage (quelle serait en ce cas la valeur de la “ motivation ” ?), me voici ramené à ce qui constitue en effet ma compétence professionnelle : organiser le travail de la classe de sorte qu’il soit impossible à l’élève de dormir, au moins de façon constante, pendant mes cours. Défi singulier certes, mais qui définit précisément la pédagogie.

 

Toutes les situations scolaires ordinaires, et notamment celles évoquées au début de ce texte, peuvent et doivent être analysées, pas seulement des points de vue pédagogique ou relationnel, voire sociaux, mais aussi à la lumière des principes du droit [8]. Comment sinon prétendre éduquer à la citoyenneté ? Et seule cette éducation peut permettre de répondre aux pertes de sens et aux violences quotidiennes, de casser enfin le face-à-face duel entre maître et élèves pour instituer leur alliance, nécessaire à l’instruction et la construction des savoirs.

 

Bernard Defrance.



[1] paru dans École et Violence, collectif, éditions Adapt, SNES, 1997.

[2] Titre du dernier livre de Michel Develay, ESF éd.

[3] Sauf évidemment dans les filières spécialisées de l’enseignement supérieur et certaines filières professionnelles.

[4] Les confusions très fréquentes entre les logiques spatiales et temporelles affectent la plupart des dilemmes liés à l’école ; par exemple, sur l’oscillation entre ouverture et fermeture : la question ne se règle pas par les clôtures ou ouvertures spatiales mais par l’institution des moments où l’école doit être fermée et ceux où elle doit s’ouvrir ; si l’école doit être fermée c’est pour qu’elle puisse s’ouvrir ; de même cette confusion entre l’espace et le temps est-elle à l’origine de la confusion entre la règle qui détermine l’usage des lieux et la loi qui interdit les comportements régressifs pour ouvrir les voies de la liberté (citoyenne) : dans la classe, je fais taire le bavard pour qu’il puisse parler.

[5] Michel Serres, Atlas, Julliard éd., 1994.

[6] L’avocat met en œuvre tous les moyens que lui offrent les codes civil et/ou pénal pour faire gagner ou acquitter son client, le médecin est tenu de mettre en œuvre tous les moyens que lui offre la médecine pour guérir le malade, il y a cependant des plaideurs qui sont déboutés ou des accusés qui sont reconnus coupables, et des malades qui meurent… De même, je suis tenu de mettre en œuvre tous les moyens que l’institution met à ma disposition pour faire réussir les élèves, il y en a cependant qui échouent, sachant que toute réussite ou tout échec sont évidemment relatifs ; vouloir soumettre les enseignants à l’obligation de résultats équivaudrait à considérer les sujets que sont nos élèves comme des objets : ce qui détruirait l’école dans sa finalité même, à savoir la double genèse de la raison et de la liberté, en un sujet humain.

[7] Ce principe comporte encore, dans notre droit positif, une exception, précisément très problématique, et qui provoque des débats assez violents aujourd’hui : si on ne punit plus la tentative de suicide ou le suicide lui-même (comme sous l’Ancien Régime), on peut continuer à punir l’usage – le simple usage – de drogues, lequel ne constitue pas autre chose qu’un suicide ralenti… Mais c’est la seule exception à ce principe du droit. L’ignorance, ou le simple désintérêt, ne peuvent évidemment pas être punis : nul ne va en prison parce qu’il est analphabète, ou ne peut être puni parce qu’il n’a pas obtenu de diplômes ! Ce qui interdit radicalement les punitions pour mauvais résultats scolaires.

[8] Encore un exemple : nul ne peut être mis en cause pour un acte qu’il n’a pas commis (le “ si ce n’est toi, c’est donc ton frère ” est définitivement aboli par les principes républicains de l’individualisme démocratique), ce qui rend radicalement illégale toute punition collective… Comment faire alors pour découvrir le coupable ? “ Instruire ” l’affaire, au sens juridique du verbe, au risque de ne pas découvrir la vérité puisqu’il vaut mieux laisser courir un coupable que de punir un innocent (sinon on fabriquerait un futur coupable avec cet innocent ! et on en aurait deux au lieu d’un sur les bras…), et qu’aucun citoyen, sauf s’il détient une fonction d’autorité (les fonctionnaires justement…), ne peut être contraint à dénoncer le coupable s’il le connaît, ni en être considéré comme complice en cas de non dénonciation.